Œuvres complètes de Frédéric Ozanam, 3e édition/Volume 01/Dixième leçon

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Lecoffre (Œuvres complètes volume 1, 1862p. 319-358).


LA THÉOLOGIE


(DIXIÈME LEÇON)




Messieurs,


Dans la civilisation païenne du cinquième siècle, nous avons vu l’œuvre où l’antiquité avait épuisé ses lumières et ses forces. L’esprit humain ne pouvait rien de plus que ce prodigieux travail de la philosophie alexandrine pour atteindre la vérité, que cette admirable persévérance de la loi romaine pour établir le règne de la justice. Nous n’avons pas dissimulé la grandeur et hmérite de ces efforts : c’était peu de les admirer, nous en avons suivi les effets jusque dans les siècles chrétiens, et nous avons aperçu les institutions, les sciences, les lettres et l’industrie même du monde ancien entrant pour ainsi dire dans la construction de la société moderne et faisant l’éducation des peuples barbares campés sur ses ruines. Assurément il n’est pas de spectacle où éclate davantage la puissance de la raison humaine, mais je n’en connais pas non plus où se manifeste mieux son insuffisance. Car toute cette civilisation païenne, à la garde de laquelle avaient été mis le génie grec et le bon sens romain, périssait sans retour ; et, tandis que les images d’Aristote et de Platon à la porte de l’école n’empêchaient pas leurs derniers successeurs de s’abandonner à toutes les aberrations de la théurgie et de la superstition, la sagesse des Paul, des Gaïus, des Ulpien, des Papinien, n’avait pas non plus fermé les portes de l’Empire à tous les vices de la décadence. Dans cette société si savante et si polie, nous avons trouvé le fétichisme réduit en doctrine, la croyance des philosophes à la présence permanente des dieux dans les idoles, la prostitution religieuse et les sacrifices humains ; dans l’État, les gladiateurs, les eunuques encombrant le sérail des empereurs, derniers excès de l’esclavage que le christianisme devait faire disparaître ; les lettres elles-mêmes dégénérées, réduites à la domesticité d’un petit nombre de favoris ou au service d’une aristocratie corrompue. Bien plus, Alaric est aux portes de Rome, et l’on peut entendre au loin le galop des chevaux des Vandales, des Huns, des Alains, qui s’ébranlent à la suite de leurs chefs et mèneront bientôt Attila au pied des Alpes.

Ainsi on peut dire que toute la civilisation va périr, si un principe nouveau ne vient à son secours, ne la pénètre et ne parvient à la régénérer. Ce principe nouveau, c’est la foi : la raison est assurément puissante ; elle est en nous, elle y est toujours ; il n’est pas de temps si malheureux où elle ne donne signe de sa présence et de son pouvoir. Mais on peut dire que la raison est liée en nous, qu’elle y est captive et ne peut rien jusqu’au moment où la parole du dehors la réveille ; il faut qu’on lui parle pour qu’elle sorte, pour ainsi dire, de son sommeil ; il faut qu’elle se parle à elle-même, qu’elle se reconnaisse ; pour prendre possession de son existence et de ses facultés, il faut que, faisant usage de ce langage, qui a extérieurement frappé son oreille, elle retourne sur elle-même, se nomme et se dise : « Je pense, donc je suis ! »

Ainsi la raison ne peut rien sans la parole qui la provoque ; la parole lui vient du dehors et, par conséquent, comme une autorité ; c’est une impulsion, une invasion qui se fait du dehors chez elle ; elle lui vient comme une prévenance d’un autre être raisonnable qui l’attire à elle et par lequel il lui est impossible de ne pas se laisser attirer. Quand on parle à l’âme, il est impossible qu’elle ne réponde pas, et le premier effort de la parole, c’est de provoquer l’adhésion de notre intelligence, c’est de faire qu’elle se jette, pour ainsi dire, au-devant de cette autre intelligence qui vient à elle ; et cette adhésion à la parole, c’est ce qu’on appelle, dans l’ordre de la nature, la foi humaine, à laquelle correspond, dans l’ordre théologique, la foi divine et surnaturelle.

Ainsi la raison et la foi sont deux puissances primitives, distinctes, mais non pas ennemies, car elles ne sauraient se passer l’une de l’autre : la raison ne se réveillant qu’autant que la parole la provoque, et la foi ne se donnant qu’autant que l’obéissance à la parole est raisonnable.

Ces principes sont ceux que le christianisme apporta dans le monde : car, d’un côté, il honora, il consacra, il canonisa à jamais la raison en la reconnaissant pour ce verbe qui éclaire tout homme venant en ce monde ; et, après l’avoir ainsi entourée d’une auréole divine, après avoir reconnu que la raison n’était que le rayon de Dieu même, comment le christianisme eût-il pu la fouler aux pieds ? Mais, en même temps, il établissait la nécessité d’un verbe extérieur qui la provoquât et lui répondît. Ce verbe extérieur s’exprimait par une suite de révélations, dont la première remontait aux commencements du monde, et avait fait la première éducation du genre humain, révélation renouvelée ensuite par Moïse, et enfin consacrée, étendue, fixée pour jamais dans l’Évangile. Ainsi le christianisme, sous une forme plus divine et avec une vérité plus puissante que jamais, proclamait, réalisait dans la société ce qui était déjà dans les nécessités, dans les profondeurs de la nature humaine, c’est-à-dire la concordance perpétuelle de la raison et de la foi. En même temps, il élevait la raison et la nature au-dessus d’elles-mêmes.

En effet, cette révélation, ce verbe extérieur et public qui entretenait la lumière depuis le commencement des siècles, avait, selon le christianisme, parlé de deux sortes de vérités : 1o d’un ordre de vérités que la raison seule ne pouvait pas atteindre ; car la vérité religieuse n’exprime autre chose que les rapports du fini et de l’infini, et l’un de ces éléments, l’infini, étant en dehors des forces et de la portée de la raison humaine, il en résulte qu’une partie de ces vérités religieuses sont de leur nature inaccessibles : pour celles-là la révélation était nécessaire ; elle ne pouvait être ni suppléée ni développée par les efforts ultérieurs de l’esprit humain. 2o La révélation embrassait aussi ces autres vérités de la nature, auxquelles la raison humaine pouvait parvenir ; le christianisme reconnaissait qu’elle y était parvenue par la science, quand saint Paul avouait que les anciens avaient connu Dieu, mais qu’ils avaient manqué de courage pour le glorifier ; ces vérités qu’un petit nombre seulement avait pu connaître, mélangées d’obscurités, de doutes et d’erreurs ; ces vérités, qui avaient coûté au genre humain plus de trois mille ans de peine et d’égarements avant d’arriver à se produire par le génie de Platon et d’Aristote, qui même ne s’étaient produites qu’entourées d’erreurs et de faux principes, la révélation les établissait par une voie sûre, courte et, par-dessus tout, souverainement populaire, et, au lieu de les livrer à un petit nombre, elle les rendit propriété de chacun et de tous.

Jamais un appel aussi fort n’avait été fait à cette puissance intérieure de l’esprit humain que celui qui lui fut adressé du haut du Calvaire ; et, lorsque cette parole : consummatum est, qui demandait la foi du genre humain, se fut exhalée des lèvres de celui qui était venu apporter la vie et la délivrance à l’humanité, aussitôt on put voir un prodige sans exemple : dans ce monde en décadence, corrompu et pour ainsi dire éteint, se réveilla une force de foi que personne n’aurait supposée. Un théologien allemand, critiquant le texte des Évangiles, a dit que la supposition y éclatait d’une manière manifeste au passage où il est raconté que le Christ, côtoyant le lac de Génézareth et rencontrant des pêcheurs, leur dit : « Suivez moi, » et que, laissant leurs filets, ils le suivirent. Le critique déclare que, pour lui, à leur place, il n’aurait jamais suivi ; qu’il ne comprend pas l’inconséquence et le peu de logique de ces bateliers, abandonnant leurs filets et leur barque pour suivre le premier passant qui leur promet la vie éternelle. C’est là, en effet, qu’est le prodige, et je le trouve bien moins encore dans ces deux ou trois Galiléens que dans ces populations innombrables du monde grec, asiatique, romain, qui s’arrachent tout à coup, non pas à leurs bateaux, à leur travail de chaque jour, à la sueur de leurs fronts, mais aux plaisirs, aux voluptés, à cette vie de délices que le monde ancien entendait bien autrement que nous, pour se précipiter dans les difficultés, dans les privations, dans les sacrifices de la vie chrétienne, de cette vie bien plus difficile que la mort ; car la foi des martyrs me touche, la foi de ceux qui meurent me touche ; mais je suis encore plus ému de la foi de ceux qui vivent au milieu d’un monde qui ne les connaît plus, et sont voués à la haine et à l’exécration du genre humain. Cependant leur nombre croît et leur énergie se perpétue, et les premiers siècles se passent uniquement sous l’empire de cette foi : c’est ce que nous attestent les écrits, les lettres échangées entre les premiers pasteurs de ces communautés chrétiennes, comme saint Clément, saint Ignace, saint Polycarpe.

Mais la foi ne peut se passer de la raison ; l’apôtre lui-même a dit : « Que la soumission soit complète, mais raisonnable. Rationabile sit obsequium vestrum. » Le temps arrive où ces dogmes révélés, où ces principes venus d’en haut, veulent être mis en ordre, défendus, entourés de toutes les lumières de la science. La provocation viendra du dehors, et les attaques des philosophes païens contraindront les premiers chrétiens à se défendre, à prouver leurs dogmes, à faire appel à l’histoire, à la philosophie, à l’éloquence ; alors commencent les apologistes : Justin, Athénagore, Tertullien et tant d’autres. C’est peu : ce premier travail tout inspiré par le besoin de la polémique, ce combat contre les ennemis du dehors, produira la nécessité de se rendre compte à soi-même du dogme qu’on veut défendre, de l’expliquer aux disciples qu’on forme : de là l’école catéchétique d’Alexandrie où vous verrez ces hommes illustres, Pantène, Clément, Origène, vouer leur vie à l’interprétation des Écritures et à l’explication du dogme. Nous sommes à peine au troisième siècle, et Origène ne s’est pas borné à réunir et comparer les différents textes, à publier des éditions, en quelque sorte polyglottes, où les traductions faites par plusieurs auteurs juifs sont confrontées avec le texte primitif. Bien plus, s’emparant de ces sources immortelles de vérités, Origène les développe, il y puise les premiers éléments et tout l’ensemble d’une théologie complète, comme cela résulte de l’éloge d’Origène par saint Grégoire le Thaumaturge, dans lequel se trouvent exprimés, d’une manière singulière, l’ensemble et la puissante harmonie de cette nouvelle science qui se formait et qui allait être la théologie.

« Premièrement, il les instruisait de la logique en les accoutumant à ne recevoir ni rejeter au hasard les preuves, mais à les examiner soigneusement sans s’arrêter à l’apparence ni aux paroles dont l’éclat éblouit, ou dont la simplicité dégoûte, et à ne pas rejeter ce qui semble d’abord un paradoxe et se trouve souvent le plus véritable ; en un mot, à juger de tout sainement et sans prévention… Ensuite il les appliquait à la physique, c’est-à-dire à la considération de la puissance et de la sagesse infinies de l’auteur du monde, si propre à nous humilier… Il leur enseignait encore les mathématiques, principalement la géométrie et l’astronomie, et enfin la morale, qu’il ne faisait pas consister en vains discours, en définitions et en divisions stériles ; mais il l’enseignait par la pratique, leur faisant remarquer eux-mêmes les mouvements des passions, afin que l’âme, se voyant comme dans un miroir, pût arracher jusqu’à la racine des vices, et fortifier la raison qui produit toutes les vertus. Aux discours il joignait les exemples, étant lui-même un modèle de toutes les vertus… Après les autres études, il les amenait à la théologie, disant que la connaissance la plus nécessaire est celle de la première cause. Il leur faisait lire tout ce qu’en avaient écrit les anciens, soit poëtes, soit philosophes, grecs ou barbares, excepté ceux qui enseignaient expressément l’athéisme. Il leur faisait tout lire, afin que, connaissant le fort et le faible de toutes les opinions, ils pussent se garantir des préjugés ; mais il les conduisait dans cette étude, les tenant comme par la main, pour les empêcher de broncher et pour leur montrer ce que chaque secte avait d’utile, car il les connaissait toutes parfaitement. Il les exhortait à ne s’attacher à aucun philosophe, quelque réputation qu’il eût, mais à Dieu et à ses prophètes… Ensuite il leur expliquait les saintes Écritures, dont il était alors le plus savant interprète. Dans cette explication, il leur donnait la suite et l’ensemble de toute la doctrine chrétienne, et élevait leurs âmes à l’intelligence des vérités révélées[1]. »

Ainsi la théologie existe ; elle existe, et le temps qui s’écoule du quatrième au cinquième siècle devient, pour ainsi dire, son âge d’or. C’est alors, en effet, que paraissent ces grands hommes qui font la gloire et l’admiration de l’Orient, saint Athanase, saint Basile, saint Grégoire de Nazianze, saint Jean Chrysostome ; je ne vous en parlerai pas, parce que nous avons écarté de notre travail la civilisation orientale, bien que leurs écrits, traduits en langue latine et devenus l’héritage des monastères du moyen âge, aient fait partie de l’éducation de ces temps.

En Occident, trois hommes continuent le développement de la science nouvelle : saint Jérôme, qui s’attache surtout à fixer le sens des textes sacrés par des traductions latines de la Bible, il commence véritablement l’exégèse ; saint Ambroise, qui fonde la théologie morale, et saint Augustin, qui s’attache au dogme. Je ne me propose pas de vous faire l’histoire de ces grands hommes, le temps me manque, et je dois me restreindre à l’histoire des idées ; je m’enferme dans ces étroites limites et je cherche à voir, dans toute cette histoire de la théologie au cinquième siècle, au prix de quels combats, par quel génie, le christianisme réussit à rester ce qu’il était, malgré les hérésies qui lui firent courir le risque, les unes de devenir une mythologie, un nouveau paganisme, les autres de devenir un rationalisme pur, un système philosophique de plus à ajouter à l’histoire. Au milieu de ces périls divers, comment le christianisme sut-il rester ce qu’il était : une religion ; c’est-à-dire une vérité révélée, mais raisonnable ; mystérieuse puisqu’elle touche à l’infini, mais intelligible ? Voilà le grave sujet sur lequel je vais appeler aujourd’hui toute votre attention.

Le paganisme avait menacé la foi naissante de deux manières : par la persécution et par les écoles théologiques d’Alexandrie. Ces deux dangers, qui s’emparent d’abord de l’attention de l’historien, sont cependant les deux moindres : la persécution multipliait les croyants, et les apologies des Alexandrins ne remplissaient pas le bercail du paganisme déserté. Mais, au moment où il semble que le paganisme, vaincu de toutes parts, impuissant à se défendre, va périr, il est sur le point de se sauver, ou du moins d’entraîner ses adversaires avec lui en se faisant chrétien. Quelque exorbitante que puisse paraître cette expression, je ne cherche pas une vaine alliance de mots ; je la maintiens, et vous y reconnaîtrez une vérité historique. En effet, l’époque où nous nous sommes placés est celle d’un syncrétisme général ; toutes les doctrines, toutes les erreurs et quelques vérités y font effort pour se confondre ensemble et former un seul et large faisceau. Et cela est si vrai, que ce monde romain, longtemps renfermé dans son orgueil, qui avait tant méprisé les peuples vaincus, s’en alla chercher à deux genoux, l’un après l’autre, tous les dieux de l’Orient pour les mettre dans ses temples. Nous avons vu ainsi venir Cybèle de Phrygie, Osiris et Sérapis de l’Égypte, Mithra de la Perse ; et, lorsque Héliogabale, cet insensé dont la folie est d’une source plus mystérieuse qu’on ne l’a cru, cet homme qui était possédé du fanatisme de l’idolâtrie, ce jeune prêtre du dieu syrien Élagabale, qui n’était autre que le soleil, transporté tout à coup sur le trône des Césars, voulut célébrer ses propres fiançailles avec l’empire romain, il ordonna qu’on dressât trois lits dans le temple de Minerve et qu’on y déposât, en même temps, l’idole du soleil, divinité de l’Asie ; l’idole d’Astarté, la Vénus d’Afrique, et l’idole de Pallas, divinité de l’Europe et de l’Occident. Ainsi, dans ces noces, qu’il voulait solenniser entre les divinités des trois parties du monde, Héliogabale exprimait, avec une vérité singulière, l’esprit qui tourmentait son temps, ce besoin du paganisme de réunir toutes ses forces pour résister à l’ennemi qu’il avait essayé d’étouffer dans les supplices, et que maintenant il allait tenter de vaincre d’une manière nouvelle. Si cette tendance se manifestait ainsi à Rome, que ne devait-elle pas être à Alexandrie, cette ville où se pressaient, dans des rues de deux lieues de long, au milieu des riches et admirables colonnades bâties par le génie des Ptolémées, les Romains, les Grecs, les Égyptiens et tous ces navigateurs qui venaient de l’Orient, traversaient la mer Rouge, et, descendant le Nil, arrivaient dans ce grand marché du monde ? Là régnèrent toutes les doctrines philosophiques grecques, régénérées par les hommes savants du Musée, Callimaque, Lycophron et tous ceux qui recherchent les origines de ces fables que les hommes avaient énervées en les ornant. Ces souvenirs de la Chaldée, de la Perse, ces traditions de Zoroastre, et plus naturellement les traditions de la vieille Égypte, cette multitude de philosophies, de productions apocryphes, qui remplissent les premiers siècles de la science alexandrine, témoignent, quoique apocryphes, de l’effort fait pour ressaisir les antiques traditions sacerdotales, pour se rapprocher d’une science hiératique à moitié éteinte.

En même temps que toutes ces doctrines se rapprochent les unes des autres, derrière elles s’opère un grand mouvement qui explique peut-être cette espèce de renaissance du paganisme dans les premiers siècles chrétiens : cette époque, en effet, était celle où un paganisme nouveau s’emparait de la haute Asie, de l’Asie orientale. La secte de Bouddha, née environ cinq siècles et demi avant notre ère, longtemps contenue, resserrée dans les limites de l’Hindoustan, dans les bornes d’une école philosophique, avait pris l’essor, et cette mythologie pleine d’éclat, à la fois populaire et savante, était capable d’entraîner les esprits, les imaginations, et de mettre à sa suite des peuples entiers. Sorti des limites de la contrée où d’abord il s’était renfermé, le bouddhisme, l’an 61 avant Jésus-Christ, avait de nouveau paru sur la scène et envahi toute l’Asie septentrionale, de sorte qu’il s’étendait alors de la mer du Japon jusqu’aux bords de la mer Caspienne, remplissant toutes ces vastes contrées, réchauffant le zèle religieux de ces populations innombrables. Ce grand mouvement ne pouvait pas évidemment rester sans influence sur le développement païen de l’Occident ; il devait remuer les peuples, qui lui restaient jusqu’à un certain point étrangers. De même qu’en Orient commence déjà cette agitation dans les tribus tartares, qui, se propageant de proche en proche, va jeter les Huns, les Alains, les Goths, jusqu’aux bords du Rhin et au delà de Pyrénées, ainsi le paganisme faisait les derniers efforts et cherchait à pénétrer dans la foi chrétienne.

Il s’y introduisit par les sectes gnostiques. Gnose désigne une science supérieure, réservée à un petit nombre d’esprits choisis, une initiation. C’est un des premiers caractères du paganisme de diviser le genre humain, de se refuser à reconnaître l’égalité primitive, de faire des races d’hommes sorties de la tête d’un Dieu, tandis que les autres sont sorties de l’estomac, des jambes ou des pieds, et de mesurer d’une main avare, inégale et jalouse la lumière comme la justice. La gnose a encore du paganisme cet autre principe de confondre la création avec la créature, de les réunir en une même substance, quels que soient ensuite les moyens par lesquels elle cherche à expliquer le commencement des choses ; elle nous représente Dieu comme un plérome, une plénitude d’existence qui déborde, un vase trop plein qui laisse retomber sa surabondance dans une multitude d’émanations : ce sont d’abord les éons, essences presque divines qui se succèdent, comme en descendant une échelle d’existences successives, jusqu’aux rangs les plus infimes de la création. Ces émanations divines, qui ont ainsi comme une migration perpétuelle à accomplir, prennent des noms, se divisent en dieux et déesses, deviennent par conséquent des personnifications mythologiques, et la gnose nous racontera longuement les aventures de Sophia, la sagesse divine, l’une des premières émanations de Dieu, qui, égarée au bord du chaos, tomba dans l’abîme et ne put en sortir que par l’intervention du Christ. Toutefois elle se manifestera dans une personne fervente qu’on montre et qui va répandre la prédication gnostique ; c’est ainsi que Simon le Magicien promenait avec lui une femme appelée Hélène, âme du monde incarnée. L’influence du paganisme éclate encore dans ces aventures poétiques prêtées aux émanations divines ; mais elle se montre surtout dans l’éternité de la matière, principe commun de toutes les doctrines gnostiques, qui placent ainsi un principe de résistance à côté de la puissance divine, un principe mauvais à côté d’un principe bon, deux causes au lieu d’une, et produisent par là, dans un vaste panthéisme, un premier germe de dualisme. Voilà un court résumé de la doctrine de Valentin, un des premiers gnostiques, doctrine développée par Basilide, corrigée par Carpocrate et Marcion. Ces sectes se multiplièrent, et, dans leur multiplication, trouvèrent la division, c’est-à-dire leur ruine ; elles se perdirent comme toutes les fausses doctrines, par ce qui fait le salut des vraies, c’est-à-dire par la multiplication ; en se propageant, elles se divisèrent et disparurent.

Au bout de trois siècles, les gnostiques, qui avaient cherché à faire pénétrer dans le christianisme les principes païens, semblaient près de finir lorque leurs erreurs se réunirent, se fortifièrent dans une doctrine nouvelle, celle des manichéens. Manès était Persan d’origine ; deux récits différents nous sont parvenus sur sa vie et sur les circonstances qui contribuèrent à fonder son système ; mais ces deux traditions peuvent se concilier. D’un côté, on raconte qu’il était né en Perse, qu’il avait ensuite longtemps voyagé dans l’Hindoustan, le Turkestan et la Chine, dans des pays où il rencontrait le bouddhisme à sa naissance, ou du moins dans la nouveauté de sa propagation et l’ardeur du premier prosélytisme. D’un autre côté, on a dit que le véritable auteur n’était pas Manès, mais un nommé Scythianus, qui avait pour disciple Terebinthus ou Bouddha ; Bouddha avait un esclave nommé Manès, qui reçut de sa veuve, avec la liberté, son héritage et sans doute aussi sa doctrine. Ces deux récits s’accordent en ce point, qu’ils font naître Manès en Perse, lui font accomplir de longs voyages, et unir aux croyances de son pays le dualisme des Persans et quelques-uns des dogmes qui circulaient dans l’Orient avec les disciples et les apôtres de Bouddha.

Il ne faut pas nous étonner si l’hérésie de Manès se présente avec tous les caractères d’une mythologie orientale, qui n’est pas dénuée d’une certaine grandeur. En effet, elle admet deux principes : l’un, Dieu, tout esprit ; l’autre Satan, ou la matière. Dieu, avec ses éons ou émanations primitives, réside dans le monde de la lumière, qui est immense ; Satan réside dans les ténèbres, monde également éternel, mais limité par celui de la lumière, sur lequel il projette son ombre, comme un cône d’obscurité vient voiler en partie la face d’un astre[2]. Les puissances des ténèbres aperçurent un jour la splendeur de Dieu, et, touchées de la beauté de ces champs de lumière, elles en entreprirent la conquête. Alors Dieu, auteur du bien, suscita, pour défendre les frontières de son royaume, une émanation nouvelle, l’âme du monde. Elle alla se placer aux limites extrêmes de la lumière et de la nuit ; là, elle fut assaillie par les puissances des ténèbres, et, ne pouvant leur résister, fut mise en pièces[3] Pour aller au secours de l’âme du monde livrée aux fureurs des puissances ténébreuses, Dieu envoya son esprit ; il vint, et, ayant trouvé l’âme du monde en débris, il prit chacun de ces membres de l’homme primitif et en fit le monde. Il choisit ce qu’il y avait de plus lumineux, de plus spirituel, son âme, pour en faire le soleil, la lune et les étoiles ; les principes aériens, quoique matériels, pour faire l’air et les êtres qui ont une origine plus pure ; enfin, des éléments entièrement matériels, il fit les parties animales et sensibles de ce monde. Mais tout ce qui est animal est sous l’empire des puissances des ténèbres auxquelles la matière appartient. Il s’ensuit que l’âme du monde, ainsi dispersée dans toutes les parties de la terre, dans chacun des atomes du monde visible, se trouve emprisonnée dans une sorte de captivité ; l’essence divine, répandue partout, a donc à lutter contre ces entraves dans lesquelles elle se trouve enchaînée depuis longtemps ; son effort est de s’en délivrer ; c’est pourquoi cette essence divine, prisonnière et souffrante, n’est autre Jesus patibilis, et c’est là la seule passion, la véritable passion qu’endura le Verbe émané de Dieu[4].

Cependant cette âme de l’homme primitif, qui avait servi à former le soleil et la lune et y résidait, était devenue une puissance qui avait pris le nom de Christ ; car le véritable Christ, selon les manichéens, résidait dans le ciel, tantôt dans le soleil, tantôt dans la lune ; c’est dans le soleil qu’il cherche à attirer à lui les parties spirituelles égarées en la matière. Il a pris un corps, s’est fait homme ; mais ce corps dont il était revêtu n’était pas réel, il s’est évanoui au moment où les Juifs l’étendaient sur la croix. Ainsi le Christ n’est point venu sur la terre pour y répandre un sang qu’il n’avait pas, mais pour y mettre une vérité qui servirait aux âmes des hommes, émanation de la divinité, à s’éclairer et à revenir à lui.

Il y a trois catégories d’âmes : Les pneumatiques sont les plus parfaites ; elles peuvent se débarrasser de la chair et se purifier dans le soleil. Les âmes psychiques sont les âmes passionnées, faibles, mais non point mauvaises, qui feront des efforts, mais pas assez pour triompher, et qui devront recommencer une vie nouvelle dans d’autres corps et passer par une seconde existence. Les âmes hyliques sont les âmes matérielles, qui sont en puissance des démons ; incorrigibles, elles ne doivent pas espérer d’immortalité future. Quant aux âmes placées entre ces deux extrémités, et qui font effort pour revenir à Dieu, elles ont à traverser une suite d’existences, soit dans d’autres hommes soit dans des animaux ou même dans des plantes, avant de se réunir à lui : c’est le dogme de la métempsycose. Voilà la loi de l’univers telle que les manichéens la conçoivent : elle n’a pas d’autre but que de réunir toutes les parcelles dispersées de la puissance divine, afin de les ramener à leur source, et l’âme qui a triomphé de tous les obstacles, arrivée à la fin de la vie, est transportée dans des régions lumineuses où elle comparaît devant la puissance supérieure.

Les manichéens réduisaient toute leur morale à trois sceaux : le sceau des lèvres, le sceau des mains et sceau de la poitrine. Le sceau des lèvres avait pour but de les fermer au blasphème, mais surtout aussi de les fermer à toute nourriture animale : l’usage de la chair était interdit comme une corruption, une œuvre de Satan, qui ne pouvait, par sa nature, qu’appesantir les parties divines qui sont en nous, et les enchaîner à la terre. Le sceau des mains avait pour but la défense de tuer les animaux par le motif que je viens de dire, et aussi de cueillir les plantes, plus pures que les animaux, regardées comme autant de soupiraux par lesquels les parfums, les exhalaisons de la terre se répandaient et s’élevaient vers le ciel afin de ramener, dans leurs légers nuages, les parties divines qui voulaient remonter à leur source. Le sceau de la poitrine devait fermer le cœur aux passions : Manès, en effet, interdisait le mariage et condamnait la procréation des enfants ; multiplier l’espèce humaine, propager cette longue suite de générations, qu’était-ce autre chose que continuer la captivité divine, envoyer de nouvelles âmes languir et gémir sur la terre ? Aussi était-ce là le plus grand crime contre l’âme de Dieu qu’il fallait aider dans sa délivrance[5].

Voilà les principes fondamentaux du manichéisme, et vous en voyez toute l’immoralité. Ces distinctions de trois sortes d’âmes, ces diverses classes d’hommes appelés les uns élus, les autres auditeurs, les non-manichéens, regardés comme retranchés de toute lumière, tout ce système n’est qu’un outrage à la conscience humaine. Il était interdit de donner l’aumône à quiconque n’était pas de la secte, car c’était lui donner le moyen de se nourrir, de faire entrer dans son corps impur, matériel, des substances qui, mises sur les lèvres d’un manichéen, se seraient purifiées et élevées vers Dieu[6]; cette flétrissure imposée à toute la nature déshonorait, dégradait l’ouvrage de Dieu ; il en résultait l’interdiction inévitable de la propriété, qui n’était qu’un lien pour fixer l’homme à la terre, l’enchaîner au sol, à cette nature corrompue ; la glèbe était maudite, et aussi celui qui l’ouvrait avec le soc de la charrue ; les plantes étaient sacrées, et celui qui les tranchait avec la faucille, criminel. Ce système était encore la destruction de la famille, puisque le mariage était flétri, et que le plus grand de tous les crimes était de donner des fils à l’État et des rejetons à l’Église manichéenne. Cette doctrine renfermait la ruine de toute la nature humaine, bien davantage encore par celles de ses conséquences qu’elle n’avouait pas, mais qui en résultaient forcément : car comment éteindre les passions humaines ? Il avait fallu en venir à des doctrines inexprimables, qu’on ne peut pas définir ici, pour établir une distinction entre ce que la nature exigeait et ce que la loi défendait, entre les jouissances condamnées et les plaisirs tolérés, et de là un débordement de mœurs dont tous les témoignages contemporains attestent l’effrayante réalité.

C’est assez pour montrer quelle profonde empreinte de paganisme portait avec elle l’erreur manichéenne. Mais, en la considérant de plus près, en se rappelant l’origine, la patrie et les aventures de celui qui, le premier, l’avait produite, il est facile d’y apercevoir les traces du dualisme persan, cette opposition d’Ormuzd et d’Ahriman, ce monde de la lumière et ce monde des ténèbres qui se livrent un combat perpétuel sur leurs frontières respectives. Tel était le fond de la religion de Zoroastre : entre ces deux principes, il y avait un principe médiateur qui s’appelle Mithra, dont le culte, transporté en Occident, avait rencontré une si étrange popularité, qu’à Rome Commode osa lui immoler un homme, et que Julien établit les fêtes mithriaques à Constantinople ; d’ailleurs, des monuments innombrables attestent ce culte à Milan, dans le Tyrol, dans les Gaules et jusqu’au fond de la Germanie. Mais il y a quelque chose dans le manichéisme que le système de Zoroastre avait ignoré : car cette religion, plus rapprochée des origines du monde, n’a jamais connu cet anathème absolu infligé à toute chair, cette croyance à la dégradation universelle de tout être créé, cette captivité de la puissance divine ; elle n’avait jamais songé à interdire le mariage et la procréation ; ces doctrines sont bouddhiques, elles viennent du culte de Bouddha, dont j’ai montré la propagation active, ardente, passionnée, dans les premiers siècles de l’ère chrétienne. Seulement il est difficile de dire si c’est directement aux sources bouddhiques que Manès a puisé, ou bien si c’est dans d’autres sectes gnostiques, imprégnées elles-mêmes de cette doctrine orientale, que Manès aurait recherché les enseignements qu’il donnait à ses disciples. Quoi qu’il en soit, le paganisme se montre partout, et, peut-être même à cause de ce paganisme, la doctrine manichéenne eut un empire incroyable sur ces esprits qui semblaient avoir été arrachés pour toujours aux erreurs du monde païen.

À la fin du quatrième siècle, sous Théodose, quand le christianisme a déjà un siècle d’empire et semble maître de tous les esprits comme de toutes les provinces, le manichéisme devient plus redoutable que jamais, et l’idolâtrie semble prendre sa revanche. C’est alors que ces idées se répandent avec une incroyable rapidité en Orient et en Occident, et qu’elles font la conquête de saint Augustin ; pendant neuf ans, il fut au nombre des auditeurs de Manès, et se débattit en vain contre ce problème de l’origine du mal que, sur sa couche trempée de larmes, il retournait dans tous les sens pour en revenir toujours à cette question : Comment le mal a-t-il été créé ? Ne trouvant pas de solution dans les premières notions du christianisme qu’il avait reçues de sa mère, il se laissait entraîner vers les fables du manichéisme, il restait suspendu aux lèvres éloquentes de ces discoureurs qui venaient raconter la lutte des deux principes, les douleurs du Jesus patibilis, les souffrances de toute créature, et, comme il dit, la figue versant une larme lorsqu’on la détache de la branche à laquelle elle appartenait.

Voilà à quelles erreurs était en proie ce grand esprit, lorsque la sagesse des philosophes platoniciens et les paroles d’Ambroise vinrent l’arracher à ces illusions, à ces fables, pour en faire l’adversaire redoutable des manichéens, et lui donner mission de les réfuter, de les détruire et de rétablir, le premier, en présence du monde païen, une notion philosophique, sainte et raisonnable de l’origine du mal. Je ne vous ferai pas l’analyse de ces ouvrages ; je me bornerai à lire un court passage de son livre de Moribus manichæorum : « Ce qui mérite surtout le nom d’être, c’est ce qui demeure toujours semblable à soi-même, ce qui n’est point sujet au changement ou à la corruption, ce qui n’est point soumis au temps, et ce qui ne peut se comporter aujourd’hui autrement qu’autrefois. Car ce nom d’être porte avec lui la pensée d’une nature permanente et immuable. Nous n’en pouvons nommer aucune autre que Dieu même, et si vous cherchez un principe contraire à Dieu, à vrai dire vous n’en trouverez point ; car l’être n’a de contraire que le néant…[7].

Si vous définissez le mal ce qui est contre la nature, vous dites vrai, mais vous renversez votre hérésie ; car ce qui est contre la nature tend à se détruire, et à faire que ce qui est ne soit pas. Les anciens appelaient nature ce que nous nommons essence et substance. C’est pourquoi dans la doctrine catholique on a dit que Dieu est l’auteur de toutes les natures et de toutes les substances, et par là même on entend que Dieu n’est pas l’auteur du mal. Comment, en effet, lui qui est la cause de l’être pour tout ce qui est, pourrait-il devenir cause que ce qui est ne fût pas, perdît de son essence et tendît au néant ? Mais votre mauvais principe, que vous prétendez être le souverain mal, comment peut-il être contre la nature, si vous lui attribuez une nature, une substance. Car, s’il travaille contre lui-même, il s’ôtera l’être, et il faut qu’il y réussisse pour arriver au souverain mal. Mais il n’y réussira point, puisque vous voulez non-seulement qu’il soit, mais qu’il soit éternel.

Le mal n’est donc pas une essence, mais une privation, mais un désordre. Tout ce qui tend à l’être tend à l’ordre. Car être c’est être un ; plus donc une chose atteint à l’unité, plus elle participe à l’être ; c’est l’œuvre de l’unité de mettre dans les composés la concorde et la convenance. Ainsi l’ordre donne l’être, le désordre le retire, et tout ce qui se désordonne tend à n’être plus. Mais la bonté de Dieu ne permet pas que les choses en viennent à ce point, et dans les créatures mêmes qui manquent leur but, il met un ordre tel qu’elles soient là où il est le plus convenable qu’elles se trouvent, jusqu’à ce que, par des efforts réguliers, elles remontent au rang d’où elles sont descendues. C’est pourquoi les âmes raisonnables, en qui le libre arbitre est très-puissant, si elles s’éloignent de Dieu, sont rangées par lui aux derniers degrés de la création où il convient qu’elles soient. En sorte qu’elles deviennent misérables par un jugement divin qui les ordonne selon leur mérite[8]. »

Voilà assurément des notions abstraites, mais un grand soulagement pour l’esprit humain, lorsqu’on sort de ce délire du manichéisme, de ces fables toutes païennes qui nous ramenaient, pour ainsi dire, à tous les rêves de la mythologie grecque, et qu’on se retrouve à la lumière d’une pure philosophie, en possession de la raison humaine. Par là le monde chrétien a établi un divorce éternel avec ces fables qui, trop longtemps, ont tyrannisé les intelligences ; mais, en même temps que le christianisme échappait au danger de devenir une mythologie, il courait le risque de se réduire tellement à un système purement rationnel, qu’il ne fût plus qu’une opinion philosophique.

Parmi ces nouvelles hérésies, il en est deux surtout que je veux vous faire connaître : l’arianisme et le pélagianisme. De toutes les doctrines philosophiques de l’antiquité qui pouvaient avoir un certain prestige pour des intelligences chrétiennes, deux surtout devaient les frapper davantage : la doctrine de Platon et celle de Zénon, l’une la plus élevée par la métaphysique, l’autre la plus saine par la morale.

La doctrine de Platon, en donnant de hautes notions de Dieu, le représentait agissant sur le monde par le moyen des idées ; ce n’est pas ici le lieu de définir les idées de Platon ; ce qu’il importe de constater, c’est que Platon lui même n’a rien défini, et qu’en les représentant comme le principe de toutes les connaissances, Platon a évité de s’expliquer sur le point de savoir si elles résident en Dieu ou hors Dieu, si elles se réduisent à une seule ou si elles sont multiples, si les idées réunies forment le Λόγος, le Verbe divin, ou bien si elles ont une existence distincte et personnelle. Platon, sur tous ces points, a gardé le silence ; mais ses disciples n’ont pas imité sa réserve, et ces questions ont fait le tourment de toutes les écoles platoniciennes. Un juif d’Alexandrie, nommé Philon, tourmenté du besoin de mettre d’accord sa foi mosaïque avec les doctrines philosophiques, s’attacha à établir que Dieu avait tout créé par l’intermédiaire d’une idée parfaite, archétype, où se réfléchissait toute la loi de la création ; cette idée se personnifie dans la sagesse de Salomon, verbe des écritures sacrées ; Philon ajoute que Dieu ne pouvait pas agir directement sur la matière, parce qu’elle était trop mauvaise, trop faible pour lui ; il avait créé ce Verbe avant le monde, afin qu’il servît d’intermédiaire entre sa volonté toute divine et ce monde imparfait et impur. De là l’infériorité du Verbe comparé à Dieu ; au-dessous de ce Verbe se produisait une série d’émanations qu’il nommait tantôt idées, tantôt anges (ἂγγελοι) en faisant ainsi des personnalités distinctes.

Cette doctrine inspirera plus tard celle des commentateurs alexandrins, Numénius, et Plotin, qui ébauche un système de trinité formé de l’unité (τὸ ἓν), de l’intelligence absolue (νοῦς), et de l’âme du monde (ψυχὴ τοῦ παντός ), Ainsi s’était formée une sorte de trinité qui, bien loin d’avoir inspiré l’idée de la trinité chrétienne, ne paraît, ne se précise, qu’à mesure que le christianisme a promulgué ses dogmes et fait connaître ses mystères ; c’est sur ces mystères que la philosophie se modèle et dessine sa trinité. Mais il devait arriver qu’un certain nombre d’esprits se méprendraient en comparant les deux dogmes : ce devaient être d’abord les esprits philosophiques, épris de la sagesse ancienne et des doctrines de Platon, nourris de Plotin, imbus des spéculations d’Alexandrie, ces esprits dont Tertullien se défiait en bannissant la philosophie et les lettres païennes ; il y avait aussi les judaïsants qui, tout en croyant au christianisme, le trouvaient trop lourd pour leur foi et cherchaient à lui enlever son auréole ; enfin le nombre infini de ceux qui n’étaient entrés dans le christianisme qu’à la suite des empereurs, qui cherchaient à atténuer ces croyances, qui se réfugiaient dans une sorte de mysticisme, de dogme moral supérieur à ceux que l’antiquité avait produits, mais qui ne supportaient pas volontiers les mystères : ce furent ces trois sortes d’esprits qui devinrent comme les éléments de la secte arienne ; et quand Arius parut, il ne fut que leur organe.

Arius renouvelle Philon : il professe que Dieu est trop pur pour agir sur la création et que le monde ne supporterait pas l’action divine ; il a fallu susciter un être moyen, plus divin que la création, moins divin que Dieu même : cet être est le Verbe, créé et non pas éternel ; jouissant d’une lumière et d’une sagesse considérable, mais non pas infini ; saint, mais non pas immuable dans sa sainteté et pouvant déchoir ; Dieu, avant même de le mettre à cette épreuve souveraine de l’incarnation, ayant prévu qu’il en sortirait vainqueur, le récompensa en l’instituant créateur et sauveur des hommes. Ce Verbe, uni à un corps, a été l’homme Jésus : ainsi plus de divinité du Christ ; l’homme n’ayant jamais été en rapport immédiat avec Dieu, la chute originelle n’a plus la même gravité, la rédemption le même effet ; elle ne met pas l’homme en communication immédiate avec Dieu, puisqu’il reste trop faible pour communiquer avec la bonté, avec la sagesse infinies ; elle n’est plus qu’un enseignement, qu’un exemple donné par un homme appelé Jésus que l’inspiration divine avait visité, par un prophète, par un sage, par un homme plus éclairé que les autres. L’arianisme aboutissait ainsi à un déisme savant, empreint de quelques sentiments religieux, mais faisant disparaître toute trace de mystères et par conséquent supprimant la foi.

En même temps la doctrine de Zénon se faisait de nombreux partisans. Cette morale stoïcienne, si sévère, si digne, cette morale qui mordait la chair, devait séduire, fasciner les esprits mâles, fermes, portés à l’austérité, les esprits de ces hommes qui fuyaient le monde pour se réfugier dans les déserts de la Thébaïde et réduisaient leur chair en servitude. Aussi il ne faut pas s’étonner de voir saint Nil mettre le manuel d’Épictète entre les mains de ses anachorètes, Évagre de Pont tomber dans l’hérésie par attachement au système de Zénon. Ce système exaltait la nature humaine, qui n’était autre que Dieu même ; de là suivait que les hommes ne devaient avoir d’autre règle de vie que les lois de la nature et de la raison ; enfin que par là l’homme pouvait s’élever aussi haut que Dieu, plus haut que Dieu ; « car, disait Sénèque, quelle différence y a-t-il entre le sage et Jupiter ? Jupiter ne peut rien de plus que l’homme de bien ; le seul avantage qu’il ait sur lui, c’est d’être bon plus longtemps ; mais la vertu n’est pas plus grande pour durer davantage. Le sage méprise les biens terrestres autant que Jupiter, et il a sur lui cet avantage que Jupiter s’abstient des plaisirs parce qu’il ne peut pas en user, le sage parce qu’il ne veut pas en user[9]. » Ainsi l’homme arrive par sa propre force non-seulement au niveau de Dieu, mais plus haut que Dieu. Voilà les rêves qui durent plus d’une fois fasciner les âmes des anachorètes dans leurs longues veilles, dans leurs nuits passées en contemplation. En effet, c’est le moine Pélage, égaré par le stoïcisme, qui vient professer cette doctrine que la nature n’a pas souffert du péché originel ; qu’elle est par conséquent restée intacte, et qu’elle est toujours en mesure de s’élever jusqu’à Dieu par sa seule force ; la grâce n’existe pas, elle est inutile, ou plutôt elle existe, mais elle n’est rien autre chose que la possibilité de faire le bien, que la liberté humaine, que la loi divine promulguée par l’Évangile ; c’est une lumière qui éclaire l’intelligence sans qu’aucune impulsion vienne aider et soutenir la volonté. La prière n’a plus de sens, et avec elle s’évanouit cette consolation que l’homme faible trouve en recourant à Dieu qui est fort[10].

Voilà l’ensemble des erreurs de Pélage contre lesquelles fut suscité saint Augustin, comme Athanase l’avait été contre les erreurs d’Arius. Ces deux doctrines se touchaient de près ; elles remplirent, à elles deux, un siècle et demi de disputes et de combats ; mais ces luttes, cette activité, inspirèrent le monde chrétien, le formèrent et firent éclater son génie[11]. Je ne vous parlerai pas de ces innombrables conciles forçant les hommes à s’occuper des difficultés les plus délicates que puissent présenter les problèmes de la métaphysique chrétienne, contraignant les esprits à sortir de leur torpeur pour se précipiter dans ces querelles fécondes où ils étaient appelés à faire preuve d’habileté, à manier toutes les ressources de la dialectique ; je ne parlerai pas de ce prodigieux travail d’esprit qui devait enfanter un jour la science moderne ; ce qu’il m’importe de constater, c’est que le christianisme, en repoussant ces deux erreurs, repoussait en même temps l’idée d’être une philosophie, pour rester ce qu’il s’était annoncé : une religion. Lactance l’avait résumé dans une phrase mémorable : « Le christianisme ne peut pas être une philosophie sans religion, ni une religion sans philosophie. » Le christianisme, c’est un dogme, et par conséquent plus qu’une opinion, mais c’est un dogme souverainement raisonnable. En effet, si le pélagianisme et l’arianisme eussent triomphé, si le christianisme était devenu une philosophie, voici les conséquences : d’un côté, Arius supprimait les rapports du Christ avec Dieu, Pélage les rapports de l’homme avec le Christ, puisqu’il niait la grâce, le péché originel, la rédemption ; ainsi tous les rapports surnaturels étaient rompus entre l’homme et Dieu, et dès lors toute religion périssait ; car la religion (religare), c’est un lien entre deux extrêmes, entre l’homme et Dieu, entre le fini et l’infini ; en même temps disparaissaient les mystères, c’est-à-dire le principe de la foi et le principe de l’amour ; il restait un déisme savant, subtil, mais un déisme faible, et, comme le seront toujours les opinions scientifiques, impuissant pour féconder et régénérer l’humanité tout entière. La science a son domaine, et elle l’a assez vaste, assez glorieux ; mais il n’est pas donné à la science d’être populaire, universelle ; elle ne subsiste qu’à la condition d’être limitée à un bien petit nombre d’hommes. Combien, à l’heure qu’il est, en pleine civilisation, en plein christianisme, combien y a-t-il de métaphysiciens en Europe, d’hommes capables d’arriver par le seul effort de leur pensée à une notion précise de Dieu, de la destinée de l’homme ? Et s’il en est ainsi, qu’était-ce donc lorsque le monde venait de passer par cette épreuve terrible de sang et de feu et qu’il gémissait encore sous l’épée des barbares ? Que serait-il arrivé alors si le principe de foi n’eût été renfermé dans les flancs de cette nouvelle société, si à cette époque où tout semble en ruines ne se fût révélée cette puissance qui venait tout reconstruire ? Il fallait plus que la science pour faire l’éducation de ces peuples sanguinaires et grossiers que l’Orient vomissait de toutes parts, pour arriver jusqu’à ce moyen âge où toute civilisation chrétienne ne sera que le développement de la théologie ; et voilà ce qui me donnait le droit de vous en parler longuement aujourd’hui.

Le caractère de ces siècles barbares du moyen âge, le caractère le plus saillant et celui cependant dont on se doute le moins, c’est d’être souverainement logique ; c’est pour cela que le moyen âge fut si épris de syllogismes, de raisonnements ; c’est une époque où un principe n’est jamais posé sans qu’on cherche à en déduire les conséquences ; un grand événement ne se réalise pas sans que tous les esprits ne s’agitent pour en trouver le principe. De là tous les grands efforts, toutes les grandes actions du moyen âge. Ce sera la théologie qui fera non-seulement l’admirable développement intellectuel du treizième siècle, les beaux génies de saint Thomas d’Aquin et de saint Bonaventure, mais les croisades, la lutte du sacerdoce et de l’empire, le règne de saint Louis, les constitutions des républiques italiennes. Elle présidera à tous les grands mouvements politiques du moyen âge, pénétrera dans les universités et jusque dans les ateliers des peintres et dans les chants des poëtes ; mais elle ira plus loin, elle ouvrira les champs des mers, féconds en périls et en orages, au génie de Christophe Colomb, qui n’a mis le pied sur son vaisseau que sur la foi d’un passage de l’Écriture interprété à sa manière, allant par l’Occident et par l’Atlantique chercher un autre chemin pour recommencer les croisades et délivrer le tombeau du Christ qu’il se désespérait de voir rendu à l’oppression des mahométans.

Le principe logique de tout ce que le moyen âge fera de grand sera la foi, le besoin de croire, cette puissance que l’homme trouve en lui-même quand il croit ; car, prenez-y garde, ce n’est qu’à la condition de croire que l’homme peut arriver à aimer ; la théologie n’est si puissante que parce qu’elle est, en même temps, principe de foi et d’amour. En effet, l’homme n’aime que ce qu’il croit ; il n’aime pas ce qu’il comprend, il n’aime qu’à la condition de ne pas comprendre ; ce qui se laisse voir jusqu’au fond, ce qui se voit comme une vérité mathématique inspire peu d’amour au cœur. Qui a jamais été épris d’un axiome, d’une vérité qui ne laisse plus rien à chercher ? Dans l’amour il y a quelque chose de plus puissant que tout le reste : l’inconnu ; rien n’attire l’homme comme le mystère. Au contraire, ne nous lassons-nous pas de ce que nous connaissons ? Combien d’hommes illustres, de savants, d’astronomes, après avoir passé une longue vie dans leurs travaux, ont fini par se fatiguer de ce qu’ils savaient et ont fait comme Newton, qui, las de mathématiques, s’efforçait d’expliquer l’Apocalypse, attiré par ce qu’il ne comprenait pas. Le secret de l’amour, c’est le mystère, et dans l’amour il y a de la foi. Je ne m’étonne pas que le moyen âge ait fait de si grandes choses quand je vois qu’il a cru ; je m’en étonne encore moins quand je vois qu’il a aimé. C’est cette puissance qui inspira saint François d’Assise et toutes ces générations d’hommes dévoués auxquels rien ne coûtait pour amener aux pieds de la vérité un homme de plus. Ce sera dans la foi et dans l’amour que le moyen âge trouvera sa force, et c’est ce qui m’oblige à vous parler longuement de la théologie. Saint Anselme a dit : « La foi cherchant l’intelligence. Fides quærens intellectum. » Et saint Augustin a dit : « Aimez beaucoup l’intelligence. Intellectum valde ama[12]. »


EXTRAIT DES NOTES DE LA LEÇON.

Pélage : ses commencements.

Le vrai nom de Pélage, c’est Morgan (rivage de la mer) ; il était né en Bretagne, peut-être en Irlande, d’une famille obscure ; il avait la physionomie septentrionale, grand, d’une structure athlétique, ses adversaires l’appellent un chien des Alpes engraissé du brouet des Irlandais. Scotorum pultibus prægravatum. — Peu versé dans les lettres, mais d’une grande réputation de vertu, il avait écrit sur la Trinité. Sachant les langues grecque et latine, d’un esprit subtil, d’une éloquence chaleureuse, il séjournait à Rome depuis plusieurs années, lorsque vers 402 il y connut le Syrien Rufin, disciple de Théodore de Mopsueste, qui attaquait le dogme du péché héréditaire. Il éclate sur ces paroles de saint Augustin qu’il entend citer par un évêque : « Seigneur, donnez-nous ce que vous commandez, et commandez-nous ce que vous voudrez. »

Ses écrits. — De la nature, lettre à saint Démétriade...... Mais il dogmatisait surtout par ses disciples, qu’il désavouait au besoin, l’Irlandais Célestin, Julien, évêque de Companie.

Sa doctrine. — 1o Le péché n’est point une substance ; c’est l’erreur manichéenne de reconnaître deux substances, l’une bonne, l’autre mauvaise. Le péché ne pouvait donc pas altérer la nature humaine. Elle est ce qu’elle fut en sortant des mains du Créateur. Point de corruption héréditaire, point d’inclination au mal. Le libre arbitre est intact.

2o La nature n’ayant rien perdu de ses premières forces peut donc par elle-même échapper au péché. La grâce consiste précisément dans la liberté que nous avons de ne pécher point ; elle consiste dans la loi, la doctrine et l’exemple du Sauveur ; elle consiste dans la lumière, qui éclaire l’esprit, mais qui ne peut rien sur la volonté. La grâce n’est point gratuite, il faut qu’elle soit méritée. L’homme peut donc mériter sans la grâce.

Conséquence de la doctrine : renversement de tout le christianisme. — 1o Le christianisme repose sur l’idée de l’unité, de la solidarité humaine. Un seul corps malade en Adam ; un seul corps guéri en Jésus-Christ. — Toute notion d’hérédité, de fraternité, est détruite si l’on touche au dogme du péché originel. — 2o S’il n’y a pas de chute, la rédemption cesse d’être nécessaire ; si la volonté suffit, il n’est plus besoin de la grâce, par conséquent de la prière. L’orgueil humain est déchargé de cette humiliation volontaire, mais toute religion s’évanouit, et avec elle toute cette consolation que l’homme faible trouve en recourant à Dieu qui est fort.

— 3o Résistance de l’Église.

Vers 410 Pélage et Célestin passent en Sicile d’abord, puis en Afrique. Célestin veut se faire ordonner prêtre à Carthage ; un concile l’y excommunie en 412, et il en appelle à Rome. Cependant Pélage passe en terre sainte en 411. Il y acquiert du crédit auprès de Jean, évêque de Jérusalem, et des dames romaines réfugiées. En 415, concile de Diospolis, où il donne des explications équivoques. Saint Jérôme écrit contre lui.

Polémique de saint Augustin. — Il hésite d’abord par l’opinion qu’il a de la vertu de Pélage. Il s’en explique hautement : Vir ille tam egregie christianus. Il évite de le nommer en le combattant, — modèle de charité dans la controverse. Trois écrits : De Peccatorum meritis et remissione, de Natura et Gratia, de Actis Pelagii. Il continuera cette polémique jusqu’à la fin de sa vie et mourra en composant, au milieu des horreurs du siége d’Hippone, un dernier traité contre le pélagianisme. Voilà pourquoi la postérité l’appelle le Docteur de la grâce.

Argumentation de saint Augustin : 1o l’argumentation de la prescription : « Moi-même, quoique j’aie beaucoup moins lu que Jérôme, je ne me souviens pas d’avoir jamais entendu des chrétiens exprimer un sentiment contraire, non-seulement dans l’Église, mais dans quelque hérésie, dans quelque schisme que ce soit. Je ne me souviens pas d’avoir lu autre chose dans ceux qui suivaient les écritures canoniques, qui pensaient ou qui voulaient les suivre. Je ne sais donc pas d’où a pu sortir tout à coup cette erreur. Et voilà qu’aujourd’hui on la défend avec chaleur contre l’Église ; voilà qu’on en compose des écrits ; voilà qu’elle est devenue un sujet de discussion, à tel point que nos frères nous consultent, et que nous sommes forcé de disputer et d’écrire. » (De Peccator, merit. et remiss.)

Puis abordant le fond de la discussion : « Mon frère, il est bon de vous souvenir que vous êtes chrétien !… Ne pensons pas que le péché ne puisse pas vicier la nature humaine ; mais sachant par les divines Écritures que la nature est corrompue, cherchons comment elle l’est. Nous savons que le péché n’est pas une substance, mais l’abstinence de nourriture n’est pas non plus une substance, et cependant le corps privé de nourriture languit, s’épuise, de telle sorte que cet état prolongé lui permettrait à peine de revenir aux aliments dont la privation l’a si profondément vicié. Ainsi le péché n’est pas une substance ; mais Dieu est une substance souveraine, la seule nourriture vraiment digne de l’âme raisonnable. En se retirant de lui par désobéissance, et refusant par faiblesse de puiser la vie où il devait, l’homme devint malade, et entendez le prophète s’écrier : « Mon cœur a été frappé et s’est desséché comme la paille, parce que j’ai oublié de manger mon pain. »

Ainsi s’est altérée la nature humaine en se détachant de Dieu, et tous ceux qui participent à l’humanité participent à l’altération originelle. C’est par là que l’homme est devenu sujet à la mort, à la douleur, à la concupiscence. Le libre arbitre subsiste, mais affaibli par l’inclination au mal. De là la nécessité de la grâce, la grâce n’est pas seulement une assistance, mais un remède ; elle prévient la volonté et l’élève au-dessus de ses forces naturelles. La grâce est nécessaire, mais non pas irrésistible. — Ce sont les luthériens et les calvinistes, et non pas les augustiniens, qui ont professé la doctrine du serf arbitre. Ils reprochaient à l’Église d’accorder trop à la liberté.

Les évêques réunis à Jérusalem en 415 avaient renvoyé l’affaire à Rome. En 416, le concile de Carthage condamne Pélage et Célestin, avec prière au pape Innocent de confirmer la sentence. Célestin en avait appelé à Rome ; Pélage y adressa sa confession de foi. Leurs formes équivoques surprennent d’abord la simplicité du nouveau pape Zosime, qui, détrompé ensuite par la fermeté des évêques africains, publie en 418 un mémoire portant condamnation des erreurs pélagiennes. En 431, au concile œcuménique d’Éphèse, on fit donner lecture des actes du saint-siége contre le pélagianisme et on les confirma solennellement.



  1. S. Gregorii Thaumaturgi Oratio panegyrica et charisteria ad Origenem, passim.
  2. S. Augustin, de vera Religione, c. XCVI.
  3. S. Augustin, de Agone christiano, lib. I, c. IV — Id., de Moribus manichærum l. II, passim.
  4. S. Aug.. de Hæresibus, c. XLVI.
  5. S. Aug., de Moribus manichæorum, l. II. — De Hæresibus, passim.
  6. De Moribus manichæorum, l. II, c. LIII.
  7. De Moribus manichæorum l. II, c. I.
  8. De Moribus manichæorum, l. III c. II et sequ.
  9. Epist. ad Lucilium, LXXIII, 13 : « Sapiens tam æquo animo omnia apud alios videt contemnitque quam Jupiter ; et hoc se magis suscipit, quod Jupiter uti illis non potest, sapiens non vult. »
  10. Voir les notes à la fin de la leçon.
  11. EXTRAIT DES NOTES DE LA LEÇON.

    En écrivant contre les ariens et les pélagiens, saint Augustin faisait encore l’œuvre de l’avenir : en rompant le rapport du Christ avec Dieu, du Christ avec Thomas, en supprimant les mystères, ces doctrines supprimaient la foi. On les jugea par leurs fruits. — Les barbares ariens : — toutes leurs monarchies périssent. Il fallait la foi pour régénérer le monde, que la raison n’avait pas sauvé

  12. S. Aug., Epist. cxx, ad Consentium.