Œuvres complètes de Frédéric Ozanam, 3e édition/Volume 02/Dix-septième leçon

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Lecoffre (Œuvres complètes volume 2, 1873p. 199-235).


L’HISTOIRE


(DIX-SEPTIÈME LEÇON)




Messieurs,


Nous savons maintenant comment l’éloquence épuisée se retrempe aux sources chrétiennes. Après l’éloquence, l’histoire surtout avait occupé le génie des anciens. Chez ces peuples, mal persuadés de la vie future, qui cherchaient d’abord l’immortalité de la terre, il y avait deux puissances, les sculpteurs et les historiens ; les uns et les autres donnaient la gloire, dérobaient les héros à la fuite des temps, les faisaient rester debout pour l’éternité dans un marbre vivant ou dans une page ineffaçable. Mais précisément parce que l’histoire était un art chez les anciens, comme la sculpture, elle en avait le caractère ; elle cherchait la beauté plus que la vérité, elle aspirait plus à charmer les hommes qu’à les instruire, elle s’attachait à imiter la poésie ou l’éloquence. Hérodote, en décrivant la lutte de l’Asie et de la Grèce, se souvenait d’Homère et l’on a donné à ses livres les noms des neuf Muses : il les lisait aux jeux olympiques au milieu des acclamations de toute la Grèce. Thucydide assiste à ce spectacle, comprend l’impossibilité de lutter contre un tel rival s’il ne s’ouvre une autre voie, et quand il écrit ses livres de l’histoire du Péloponèse, il y insère trente-neuf harangues, toutes de sa composition, qui resteront l’admiration des contemporains et l’objet principal de l’étude et de l’imitation de Démosthènes. Chez les Latins, c’est le même entraînement Tite-Live, dans les premiers livres de son histoire, fait l’épopée de Rome et, dans les suivants, nous donne tous les grands spectacles de l’éloquence politique ; Salluste et Tacite prennent les mêmes libertés ; tous manient les événements et le passé avec cette indépendance de Phidias et de Praxitèle mettant le ciseau dans le marbre. Ainsi l’histoire, chez les anciens, est surtout poétique, oratoire ; plus tard, elle cherche à devenir savante, et vous rencontrez des hommes obscurs en comparaison, des hommes comme Denys d’Halicarnasse, Diodore de Sicile, qui s’efforceront de pénétrer dans les antiquités et de remonter aux causes cachées des événements négligées par leurs devanciers ; mais toujours un obstacle insurmontable arrêtera ces efforts. C’est que, pour les historiens anciens, emprisonnés dans l’esprit de nationalité, lors même qu’ils écrivent une histoire générale, comme Diodore de Sicile ou Trogue Pompée, tout aboutit à l’apothéose d’un seul peuple. Ils ne s’arrêtent jamais qu’aux causes secondes, politiques et militaires. Voilà pourquoi le plus pénétrant d’entre eux, Polybe, fera admirablement comprendre la supériorité des Romains dans la guerre ; mais sans aller au delà, mais sans soulever seulement un coin du voile qui laisserait apercevoir la marche générale de l’humanité. Ainsi chez les anciens l’histoire a deux défauts elle n’aime pas assez le vrai, et, égarée par l’égoïsme national, elle n’arrive pas à l’intelligence des destinées universelles.

D’ailleurs, à l’époque où nous sommes, au cinquième siècle, l’histoire, à vrai dire, n’est plus au biographe Suétone ont succédé, au milieu d’une décadence complète, scriptores rei Augustae, et les dernières pages historiques en langue latine se lisent à peine. L’histoire ne se montre vivante que sous la plume d’un soldat, Ammien Marcellin, qui sait peu, qui est païen et, par conséquent, qui ne peut plus suivre que d’un œil troublé le cours des événements, mais qui écrit en homme de cœur, et qui, appelé à lire son livre devant la noblesse romaine, la força d’applaudir à la flétrissante peinture de ses vices. C’est là le dernier écho des applaudissements d’Olympie, la dernière imitation de ce triomphe des historiens anciens à Hérodote, à Thucydide a succédé un soldat sans nom, sans génie, et qui n’a pour lui, dans ces temps mauvais, que l’honneur d’un peu de probité. Mais l’histoire devait renaître par le christianisme, renaître nécessairement, parce que le christianisme était une religion historique opposée à des religions fabuleuses, et il lui importait de rétablir, de reconstituer l’histoire pour trois motifs pour dissiper les fables dont les peuples entouraient leur berceau, et dont il était encore tout épris pour répondre au reproche de nouveauté qu’on adressait tous les jours aux chrétiens ; car, rattachant le Nouveau Testament à l’Ancien, il remontait ainsi par Moïse jusqu’aux origines du monde et enfin pour renouer les liens rompus de la société humaine et mettre en lumière les desseins providentiels de Dieu, qui aboutissaient, non plus à la supériorité nécessaire, impérissable, d’une seule nation, mais au salut et à la rédemption commune du genre humain. Ainsi, par opposition à l’histoire chez les anciens, qui péchait en s’attachant à la beauté de préférence, et en se fixant dans les étroites limites de la nationalité, l’histoire que le christianisme a voulue dut être d’abord vraie, et ensuite, autant que possible, universelle. Ce sont ces deux caractères que nous allons retrouver et poursuivre dans les différentes formes que va prendre l’histoire chez les écrivains chrétiens du cinquième siècle.

On s’est plu à jeter du doute sur l’antiquité chrétienne on l’a représentée sans livres, sans monuments, n’ayant ,que des traditions incertaines. Le christianisme est une religion de tradition, mais aussi une religion d’écriture. Les apôtres et leurs disciples écrivent. Il en est de même des évéques des trois premiers siècles : chaque église a ses archives qu’elle ne soustrait pas toujours aux persécuteurs. Actes des martyrs, canons des conciles, voilà les sources d’où sort l’histoire ecclésiastique à l’époque où nous nous plaçons.

À ce moment nous trouvons l’histoire, pour ainsi dire, décomposée, réduite à ses éléments mais, du sein,de cette décadence, sortira une recomposition ; les éléments sont séparés, mais ils attendent l’esprit qui doit les réchauffer et les réunir. Nous allons rencontrer, chez les écrivains distincts et très-différents, ces trois formes des études et des travaux historiques d’une part, les chroniques, qui rétablissent l’ordre des temps ; en second lieu, les Actes des saints, qui font vivre les plus belles figures des âges nouveaux ; en troisième lieu, les premiers essais d’une philosophie de l’histoire, qui déroule toute la suite du plan divin pour pénétrer plus profondément que la vie même, et arriver à l’idée qui préside à la succession des temps et des hommes, embrasse et soutient tout cet ensemble de choses passagères qui ne seraient pas dignes un instant ni de l’attention pour les suivre, ni des efforts de la mémoire pour les retenir, si, au delà de cette foule de siècles qui se pressent derrière nous, devant nous, ne se plaçait l’idée d’une puissance invisible, qui les pousse, les soutient, marche et fait tout marcher.

Je dis que d’abord nous rencontrons les chroniques. C’est là un fait nouveau. Sans doute les anciens avaient eu quelques chroniques, telles que celles d’Ératosthène et d’Apollodore ; mais chez eux cette tentative fut tardive et insuffisante : le calcul des temps, l’art de vérifier les dates, ne fut jamais poussé bien loin ; la critique historique n’était pas le caractère dominant, du génie de l’antiquité. Je ne nie pas cependant des efforts pour préciser le temps et le lieu de certains événements : ceux de Polybe, par exemple, pour arriver à l’étude particulière de certaines causes ; mais jamais ces efforts n’ont été étendus à l’universalité des destinées humaines. Les premiers apologistes du christianisme, Justin, Clément, Tatius, avaient insisté d’abord, et non sans motifs, sur l’antiquité de Moïse et la supériorité de sa sagesse, si supérieure à la sagesse des héros et des sages de la Grèce. Jules Africain écrit une Chronographie du commencement du monde à l’empereur Héliogabale ; saint Hippolyte, dans un livre sur la Paque, donne une chronologie jusqu’à la première année d’Alexandre Sévère et, un cycle pascal pour la célébration de la fête de Pâques, calculé pour seize ans. La même pensée occupe Eusèbe, qui entreprend une histoire universelle [1], traduite et augmentée par saint Jérôme ; il s’applique à concilier les deux chronologies profane et sacrée, les plaçant, pour ainsi dire, côte à côte, et les faisant marcher de front. D’abord, pour y parvenir, il fallait trouver un point de départ immobile et commun : avec beaucoup d’habileté, Eusèbe choisit la quinzième année de l’empire de Tibère, qui est celle de l’origine du christianisme, et de là, remontant à l’ère des olympiades et à l’ère assyrienne, il compte deux mille quarante-quatre ans jusqu’à Ninus. Puis, à l’aide des livres saints, il compte également deux mille quarante-quatre ans depuis la quinzième année du règne de Tibère jusqu’à Abraham. Voilà donc un point de départ et un point d’arrivée, communs entre ces deux antiquités, une possibilité de rétablir l’accord entre ces deux passés qui semblaient éternellement ennemis. En effet, Eusèbe, ou plutôt saint Jérôme, qui traduit, corrige et complète son livre, s’attache à recueillir scrupuleusement toutes les listes des rois d’Assyrie, d’Egypte, de Lydie et des différentes villes de la Grèce celles des rois, des dictateurs et empereurs romains ; celles des patriarches, des juges, et des rois juifs, en relevant exactement le nombre de leurs années. Cette première partie de son livre, qui n’en est qu’une préparation, ne présente absolument que des noms et des nombres. Mais, ces éléments pour ainsi dire mathématiques de l’histoire étant donnés, il entre en possession de son vaste domaine, et alors s’ouvrent, à proprement parler, ces tables synchroniques, rangées par décades d’années, où, de dix en dix ans, il marque les rois et les chefs de différentes nations, depuis Ninus et Abraham jusqu’à Constantin. C’est un admirable essai, une grande hardiesse, en présence des informes tentatives de l’antiquité. On voit d’abord se présenter de front les Assyriens et les Hébreux, les rois de Sicyone et ceux d’Égypte. Peu à peu le tableau s’élargit ; d’autres nations arrivent à la lumière et à la vie ce sont les Argiens, les Macédoniens, les Athéniens, les Lydiens, les Perses, les Mèdes, et enfin les Romains. Mais bientôt l’avénement de ce peuple est le signal de la retraite dès autres ; aux temps anciens, les Tables indiquent, à côté des Romains, les Hébreux et les Grecs, puis les Grecs disparaissent avec la liberté de Corinthe, puis les Hébreux avec la ruine de Jérusalem par Titus ;enfin les Romains seuls remplissent la page, envahissent et dévorent l’espace occupé d’abord par d’autres peuples. Les commencements du christianisme se confondent ici avec l’histoire romaine, et c’est sous ces indications que se trouveront les persécutions, les martyrs, le principe et la succession des hérésies car le plan d’Eusèbe et de saint Jérôme ne néglige pas l’histoire de la pensée humaine, et, à côté des noms des rois et des événements qui ont signalé la destinée des peuples, sont relevés soigneusement les poëtes, les philosophes et tous ceux qui’sont venus apporter à l’humanité leurs lumières ou lui donner leur sang.

Ainsi ces deux grands buts de l’histoire, l’universalité tout d’abord, ensuite la vérité, sont atteints. autant que possible dans ce premier effort pour fonder une science que toute l’érudition bénédictine du dix-septième et du dix-huitième siècle n’a pas encore achevée.

Un si grand exemple devait susciter des imitateurs. Sainte Jérôme avait continué la chronique d’Eusèbe, de 525 à 528 ; Prosper d’Aquitaine ; théologien et poëte, la continua jusqu’en 444 ; l’évêque espagnol Idace, de son côté, au fond de la Galice, où il était relégué, aux extrémités du monde et au milieu des barbares, continue la chronique jusqu’en 469. Il y mêlait dans des termes bien courts, mais tout remplis des larmes de son temps, la tristesse de cette. ruine universelle, et il marque avec terreur les derniers coups qui achèvent d’ébranler l’empire et qui semblent aussi, un moment, devoir emporter l’Eglise.

Il raconte avec sa brièveté pour ainsi dire funéraire comment, après les dévastations des provinces espagnoles par les barbares, après que la famine et la peste furent venues compléter l’ouvrage de l’épée, comment les bêtes féroces, sorties de leurs solitudes, pénétraient dans les villes, et, enhardies par les morts qu’elles avaient dévorés, s’attachaient aux hommes vivants et venaient leur livrer les derniers et les plus terribles combats. Ces chroniques ne manquent donc-pas d’intérêt dans leur précision même cependant ce qui domine en elles, c’est la brièveté et la sécheresse. Elles enregistrent les événements pour eux-mêmes, sans préoccupation des larmes qu’ils peuvent tirer des yeux des hommes elles conservent pour ainsi dire un caractère monumental on écrit sur le papyrus, qui va devenir si rare, comme on écrivait sur le marbre et sur l’airain.

On était arrivé à une époque où l’histoire telle que les anciens l’avaient conçue était impossible. Il n’y avait pas de main assez courageuse pour reprendre la plume de Tacite ou de Tite-Live ; la plume, de Prosper d’Aquitaine ou d’Idace devait paraître plus légère, et il n’y aura pas de monastère si dénué d’hommes intelligents qui ne trouve au moins un moine pour écrire, année par année, la mort des hommes illustres contemporains, les événements qui ont porté la joie ou le deuil dans la contrée. Ce sera en peu de mots, en entremêlant avec une singulière confusion les chagrins particuliers du moine rédacteur et les douleurs de l’humanité :: ainsi on trouvera, dans je ne sais quelles annales franques, à l’année 710 : « Frère Martin est mort ; » le frère Martin était probablement le frère de cœur de ce pauvre moine. Quelques années après, Charles Martel bat les Sarrasins dans les champs de Poitiers, et cet événement est consigné dans ces annales avec la même brièveté. C’est en se resserrant de la sorte, en se faisant petite, que l’histoire arrivera à passer à travers les difficultés des temps, comme le grain qui trouve toujours un vent assez fort pour le porter où Dieu l’envoie.

Voilà la première forme de l’histoire et le premier bienfait qui en résulte. Cependant il faut convenir que si la, chronique devait rester seule, toute beauté, tout sentiment d’art périrait dans l’histoire, et que toute vie semblerait s’y éteindre. Mais ce n’est pas là l’intérêt du christianisme, qui, au contraire, a toutes les raisons du monde de montrer ce qu’il y a de plus vivant dans l’homme, le combat de l’esprit et de la chair, les luttes des passions, et enfin l’idéal même de la vie dans la personne des saints. C’est pourquoi les chrétiens s’attachent à écrire longuement, avec respect et amour, la vie de ceux d’entre eux qui auront laissé de grands exemples et qui auront semé dans le monde une parole régénératrice ou un sang fécond. Voilà pourquoi, dès les premiers siècles, les actes des martyrs deviennent une partie du culte qu’on leur rend et sont lus publiquement à leurs fêtes. Voilà pourquoi aussi, dès les premiers temps, on voit dans l’Église romaine, sous les papes saint Clément ; saint Anthère, saint Fabien, des notarii, c’est-à-dire des sténographes chargés de recueillir les actes des martyrs, qui étaient parfois des procès-verbaux achetés aux greffiers. Ce sont là les premiers fondements de l’hagiographie chrétienne, fondements solides car ces procès-verbaux, lorsqu’on s’arrête à ceux dont l’authenticité est bien établie, ne laissent aucune place à l’interpolation. La brièveté, la simplicité, la sobriété des détails, attestent la fidélité de celui qui les a recueillis. À cette classe de monuments appartiennent les actes du martyre de sainte Perpétue, la lettre de l’Église de Lyon sur ses martyrs, et cette autre admirable lettre de l’Église d’Asie qui contient le récit de la mort de saint_Polycarpe ; tels sont aussi les actes de saint Cyprien. C’est un procès-verbal qui, ce semble, aurait pu être celui du greffier païen attaché au tribunal du proconsul, tellement toute réflexion et toute parole de commisération semblent être bannies Cependant ; à la vérité, à la fidélité avec laquelle sont exprimées la grandeur du martyre, toute l’émotion et toute la pitié de ceux qui l’environnent, on reconnaît bien une main chrétienne, fidèle, incorruptible ; qui n’a rien négligé pour faire vivre l’histoire et lui donner cette couleur, cette beauté que nous avions crues tout à l’heure pour toujours absentes. Voici, par exemple, comment le rédacteur des actes retrace l’interrogatoire de saint Cyprien Galère. Maxime, proconsul, dit à l’évêque Cyprien « Tu es Thascius Cyprianus ? » Cyprien répondit « Je le suis. Galère Maxime dit «C’est toi qui t’es donné pour évêque à des hommes d’un esprit sacrilège. ? C’est moi. » Le proconsul dit « Les très-sacrés empereurs ont ordonné que tu sacrifierais.  » L’évêque Cyprien répondit « Je ne le ferai point. » Galère Maxime dit « Songe à te sauver. » Cyprien répondit « Fais ce qui t’est commandé dans une cause si juste, il n’y a pas à délibérer. »

Tout le. monde peut-jurer que ces paroles sont écrites sous la dictée même de ceux qui les prononcèrent ; rien n’a été ajouté pour donner carrière au sentiment du rédacteur aucune de ces injures contre le proconsul ou l’empereur, que l’on aurait pu attendre de la part d’un hagiographe des temps barbares c’est bien là l’austérité et la dignité du christianisme primitif. Le juge ému prononce la sentence, et la foule des frères qui entourait l’évêque disait : « Et nous aussi, qu’on nous décapite avec lui. » On le conduit au lieu du supplice, entouré de diacres et de fidèles, et déjà ils étaient si nombreux, que les persécuteurs commençaient à trembler. Il fallait cependant qu’il subît sa peine ; mais on le laisse entouré de tous ceux qui le regardaient comme un père, et tout à l’heure comme un saint. Il quitte son manteau et sa dalmatique, il ordonne qu’on remette vingt-cinq pièces d’or à son bourreau. Les frères lui offrent des linges, et, comme il ne pouvait se bander les yeux, un prêtre et un sous-diacre les lui bandèrent, et il mourut avec toute la dignité et toute la majesté d’un prince entouré de son peuple. Quand la nuit est venue, c’est avec des torches ; avec des chants, avec toute la pompe d’un triomphe qu’il est porté au lieu de son repos. Dans tout ceci respire la vie de cette vieille et puissante Église de Carthage, qui déjà, dès le troisième siècle, s’était rendue redoutable aux païens. Jusqu’ici la certitude est absolue viennent ensuite d’autres récits qui présentent les mêmes garanties ce sont les vies de quelques hommes illustres à tout jamais, comme celles de saint Ambroise, de saint Augustin, de saint Martin de Tours, écrites par leurs disciples, leurs amis, par les compagnons de tous leurs travaux saint Paulin, Possidius, Sulpice Sévère.

Mais à l’époque des martyrs et des Pères succède celle des anachorètes. L’éloignement du désert, la distance des temps, les récits transmis de bouche en bouche, permettent dès lors à l’imagination de s’introduire dans l’histoire et d’y mêler la poésie. Ces récits de la solitude charmèrent l’âme de saint Jérôme, et il entreprit un jour de les recueillir, d’en former un ensemble et comme toute une suite de tableaux chrétiens. On ignore s’il put remplir son dessein, mais trois de ces vies nous sont restées : celles de saint Paul, de saint Hilarion et de Malchus. Je m’arrête seulement à la première pour vous donner une idée de ces récits qui devaient peupler la Thébaïde, et qui, se répétant dans tout l’Orient et l’Occident, allaiént agiter les âmes désireuses de paix, de repos et de sacrifices. Saint Jérôme raconte cette histoire merveilleuse, que, sous le règne et la persécution de l’empereur Valérien, un jeune chrétien, vivant dans une ville de la basse Thébaïde, âgé de seize ans, et recueilli chez sa sœur, craignant le fanatisme de son beau frère païen, menacé chaque jour, avait fini par abandonner la maison hospitalière pour aller chercher un asile dans les montagnes. Après avoir longtemps erré, il avait enfin pénétré dans un lieu où un rocher presque inabordable offrait une ouverture par où on entrait dans une chambre intérieure assez spacieuse, taillée dans le roc, à ciel découvert d’ailleurs un vaste palmier avait étendu ses rameaux au-dessus de la caverne et formait comme un toit ; au pied de l’arbre coulait une onde claire et rafraîchissante. Paul s’arrêta là, fit de ce lieu son séjour et y vécut jusqu’à l’âge de cent treize ans, ce qui n’est point sans exemple, avec cette sobriété de vie et ces mœurs de l’Orient. Il touchait a sa dernière heure, lorsque, à quelques journées de là, dans ces mêmes solitudes de la Thébaïde, l’anachorète Antoine, qui avait quatre-vingt-dix ans/et servait Dieu dans le désert depuis longues années, eut un jour une tentation et se prit à penser qu’il était peut-être bien le moine le plus ancien et le plus parfait qui fût dans le monde. Mais, la nuit suivante, un avertissement d’en haut lui vint d’aller chercher un moine plus ancien et plus parfait que lui, et la direction qu’il devait prendre pour le trouver lui fut marquée. Le lendemain, Antoine se mit en route, et ce vieillard, déjà tout courbé sous les années, s’avançant péniblement plié sur son bâton, sous le poids d’une chaleur accablante pendant quatre jours et quatre nuits, finit par tomber exténué à la porte d’une caverne creusée dans le roc ; il heurta assez fort pour que Paul, qui était dedans, l’entendît et se présentât sur le seuil. Après quelques difficultés pour ouvrir cette porte infranchissable qui défendait sa solitude, Paul se décida cependant ; il introduisit auprès de lui l’anachorète Antoine, et, voyant pour la première fois depuis si longtemps un autre homme, lui demanda si, dans les villes, on continuait toujours à élever des toits à côté d’autres toits, si les anciens empires étaient toujours debout et si les autels des faux dieux fumaient encore. Et, lorsque Antoine l’eut satisfait sur tous ces points, il eut faim, et alors un corbeau s’abattit sur le palmier, apportant un pain cuit sous la cendre, et Paul dit à Antoine. « Reconnaissez ! a Providence de Dieu jusqu’ici, chaque jour, je recevais ta moitié, d’un pain, aujourd’hui ! a Providence a prévu que nous serions deux pour rompre ce pain, et elle m’envoie un pain entier.  » Ensuite Paul découvrit à Antoine qu’il avait connu et attendu sa venue, « car l’heure de mon départ de ce monde est arrivée, et tu n’es venu ici que pour prendre soin de ma sépulture, » Et il lui demanda de l’ensevelir dans le manteau que saint Athanase lui avait donné. Antoine se remit en route pour aller le chercher dans sa cellule,’et il se mit à dire « Malheureux que j’étais ! j’ai. vu Élie, j’ai vu Jean dans le désert, j’ai vu Paul dans le paradis. » Et, ayant pris le manteau d’Athanase, il retourna vers la demeure du solitaire, mais, lorsqu’il arriva, Paul venait d’expirer il était prosterné en prières, tel que la mort l’avait surpris, mais l’âme n’y était plus. Et alors Antoine songeait à l’ensevelir, mais comment pouvait-il ouvrir la terre ? Il attendait donc avec désespoir, résigné à mourir plutôt que de l’abandonner en proie aux bêtes féroces, lorsque deux lions parurent, et Antoine ne se troubla pas plus que si c’eussent été deux colombes. Ils creusèrent une fosse, puis après vinrent lécher les pieds d’Antoine, et Antoine, les prenant en pitié, s’écria «  Seigneur, sans la volonté duquel la feuille ne se détache point de l’arbre, et le passereau ne tombe pas à terre, donne à ceux-ci ce que tu sais leur convenir. » Après avoir ainsi béni les lions, il les congédia, emportant, pour toute dépouille, la tunique de palmier que Paul avait faite pour lui, et qu’il revêtit désormais par honneur aux jours de grande fête, à Pâques et à la Pentecôte.

Ne nous étonnons pas de la naïveté de ce récit un grand esprit comme Jérôme pouvait croire à la supériorité reconquise de l’homme sur la création ; il pouvait croire au rétablissement de cet empire qui avait été donné au premier père sur toutes les créatures, à cet ordre primitif dans lequel tout ce qui vivait dans le monde n’était fait que pour servir les volontés du maître du monde, à cette réconciliation de toutes choses dans le christianisme ; et nous voilà, dès à présent, en plein moyen âge ; nous voilà dans ces pensées, dans ces inspirations fortes et grandes qui feront le courage, l’ardeur et la toute-puissance des hommes des temps barbares. En effet, ce que Paul faisait dans le désert, c’est ce que la légende racontera de saint Gall, apaisant les ours des Alpes, ou de saint Colomban, attirant autour de lui les bêtes des forêts des Vosges, ou de saint François d’Assise, lorsqu’il traversait les plaines de l’Ombrie et que les agneaux et les hirondelles le poursuivaient comme pour recueillir sa parole, tandis que les loups reculaient devant lui. Il fallait bien cette conviction à des hommes qui avaient à vaincre des peuples plus terribles que les loups, et je m’étonne moins de voir des lions soumis, qui viennent creuser la fosse de l’anachorète Paul, que de voir, un peu plus tard, à la voix de ces missionnaires et de ces moines, les plus indépendants, les plus vindicatifs et les plus implacables de tous les hommes, habitués à ne servir aucun maître ; à ne prendre conseil que de leur épée, à ne jamais pardonner une injure, ces hommes, moins maniables mille fois que les lions et les bêtes féroces, réduits à obéir, et, ce qui est plus encore, à pardonner.

Voilà donc les premiers commencements de ce qui remplira le moyen âge, de ce qui fera, en quelque sorte, comme les deux moitiés —de tout le travail historique d’une part, la chronologie ou la vérité tout entière, mais aride, sèche, dépouillée, et, d’autre part, la légende où la vie, la couleur, l’âme, le mouvement de l’histoire se trouvent, mais où souvent aussi la poésie a pris ses libertés. Reste maintenant à pénétrer plus loin car, si les anciens se contentaient d’obtenir dans l’histoire une certaine vérité approximative des faits et une certaine beauté de couleur et de mouvement, les temps chrétiens ont plus d’ambition, et ils sont dévorés de ce besoin de connaître les causes qui poursuit les grandes âmes, les âmes fermes et spiritualistes. Car les causes premières sont immatérielles, et les temps matérialistes se contentent de connaître les faits ; toujours les faits, rien que l’observation des faits. Les temps spiritualistes veulent aller aux causes, parce qu’elles planent au dessus des faits ; en un mot, parce qu’elles sont esprit.

Les anciens n’avaient rien connu de pareil. Contents de recueillir les faits et les causes visibles, ils ne s’élevaient pas à ces causes supérieures et invisibles qui gouvernent toutes choses. Ils avaient fait peu d’efforts pour constituer la philosophie de l’histoire. Sans doute, ce besoin de rattacher toute chose à un principe supérieur ne les avait jamais entièrement abandonnés, et Hérodote lui-même, quand il montre la chute des empires, laisse apercevoir je ne sais quelle puissance mystérieuse, qu’il appelle τὸ θεῖον , qui a une secrète jalousie contre ce qui s’élève, et, tôt ou tard, rabaisse-les grandeurs d’ici-bas quand elles sont devenues trop hautes. Voilà toute la, philosophie de l’histoire d’Hérodote.

Ceux qui viennent après lui expliquent bien moins encore la succession des événements. Le christianisme avait donc sur ce point un effort à faire, et alors comme toujours il fallait de grands faits pour produire une grande inspiration. Je ne crois pas qu’il puisse dans le monde se passer un événement éclatant qui ne produise un livre impérissable, mais ce n’est pas toujours celui qu’on attend. Ainsi la bataille d’Actium, selon moi, c’est l'Éneide ; l’Énéide qu’elle a inspirée, est sortie comme Vénus des flots de la mer toute resplendissante de beauté.

Un autre événement, le plus grand depuis la bataille d’Actium, venait de se passer dans le monde : Alaric était entré dans Rome ; les barbares avaient campé trois jours dans ses murs. C’était dans les annales du monde la plus formidable chose que l’histoire eût à raconter il n’y eut cependant pas une élégie faite pour pleurer sur les feux de ces barbares allumés au pied du Capitole ; il n’y eut pas un orateur, il n’y eut pas une âme romaine pour protester dignement, au moins le troisième jour, quand Alaric était parti, et qu’il n’y avait plus de péril ; non, il n’y eut pas un disciple de Symmaque ou de Macrobe, il n’y eut pas un seul de ces rhéteurs païens, qui excellaient dans l’art de la parole, pour faire entendre au monde une éloquente protestation. Le cri que doit arracher à l’humanité ce grand et terrible spectacle allait être poussé en Afrique et le livre qui devait sortir de la prise de Rome par Alaric, c’était la Cité de Dieu ; la Cité de Dieu, c’est-à-dire la philosophie de l’histoire, ou le premier effort pour la produire. Il ne fallut rien moins que cette grande secousse pour que le monde prît garde à la main souveraine et toute-puissante qui le remuait ainsi. Les Goths, en pénétrant dans Rome, avaient mis le feu aux jardins de Salluste, avaient brûlé une partie de la ville et s’étaient arrêtés, remplis de respect et de terreur (car ils étaient chrétiens quoique ariens) devant la basilique des saints apôtres ils avaient respecté les fidèles qui y gardaient les vases sacrés, respecté le cortège de fidèles et d’infidèles réunis sous l’égide de ces reliques des saints-pour chercher la vie et la liberté dans le temple. Cependant ces humiliations imposées à la ville éternelle avaient déchaîné les colères des païens, et plusieurs même de ceux qui avaient trouvé leur salut au tombeau de Pierre et de Pan ! reprochaient au christianisme la ruine de Rome, et demandaient aux chrétiens où donc était leur Dieu, et pourquoi il ne les avait pas protégés pourquoi il avait laissé confondre les bons avec les méchants dans la même ruine comment il n’avait pas sauvé les justes de la spoliation, de la mort, de la captivité, et comment il avait abandonné leurs vierges mêmes au déshonneur entre les mains des barbares.

Voilà les plaintes et les cris qui vinrent, avec une multitude de fugitifs, troubler Augustin jusque dans le repos d’Hippone ; voilà les clameurs auxquelles, dans un jour de génie, il prit la résolution de répondre.

Il répondit en montrant aux païens, dans les malheurs de Rome, les conséquences accoutumées de la guerre, mais en leur faisant voir aussi l’intervention du christianisme dans cette puissance qui avait effrayé et dompté les barbares au jour même de leur victoire et triomphé de leur souveraine liberté. À cette question Pourquoi les mêmes malheurs ont-ils atteint les justes et les pécheurs, il répondit que ces malheurs pour les uns étaient une épreuve et pour les autres un châtiment. « C’est, leur dit-il, comme la boue et le baume qu’une même main agite, et dont l’une exhale une odeur fétide, l’autre un parfum excellent.» D’ailleurs il importe peu de savoir que est celui qui souffre, mais quelle âme il porte a la souffrance ; Non quis, sed qualis. Car le chrétien ne connaît d’autre mal que le péché, et la captivité qui ne déshonora pas Régulus pourrait-elle déshonorer un front marqué au caractère du Christ ? Beaucoup sont morts sans doute mais quel était celui qui ne devait pas mourir ? Quand à ceux dont les corps ~sont restés sans sépulture, l’œil de Dieu saura les retrouver quand viendra le jour de la résurrection. Augustin console aussi les vierges déshonorées, et se retournant vers les païens : «  Ce que vous regrettez, leur dit-il, ce n’est pas cette paix où vous useriez des biens temporels avec sobriété, piété, tempérance : c’est celle où vous poursuivriez à force de profusions des voluptés inouïes et qui ferait sortir de la corruption de vos mœurs des maux pires que toutes les fureurs des ennemis. »

Après cette introduction, après cette triomphante invective contre les amis et les défenseurs de ces faux dieux que les païens de tous les temps ont toujours regrettés ou demandés, Augustin entre dans t’a discussion, et d’abord il confond ces doctrines du monde païen et de Rome en particulier qui expliquait sa destinée par la puissance de ses dieux : il entreprend de prouver que ces dieux ne pouvaient rien, ni pour la vie présente, ni pour la vie éternelle.

Les dieux de Rome ne lui ont épargné ni les crimes, ni les malheurs. Les crimes, ils lui en ont donné l’exemple, toute la mythologie n’est pleine que des récits de leurs honteuses actions, et l’infamie des dieux a souvent passé dans les cérémonies de leur culte. Ces exemples, Rome ne les a-t-elle pas suivis par l’enlèvement des Sabines, la ruine d’Albe, les luttes fratricides des deux ordres, les guerres civiles, les proscriptions, l’affreuse corruption de ses mœurs ? Les dieux qui ont laissé périr Troie ne pouvaient pas sauver Rome. Rome ne les honorait-elle pas lorsqu’elle fut prise par les Gaulois , humiliée aux Fourches Caudines vaincue à Cannes; Sylla fit mourir plus de sénateurs que les Goths n’en ont dépouillée et cependant les autels étaient chauds, l’encens d’Arabie y fumait, les temples avaient leurs sacrifices ; les jeux, leur foule en délire, et le sang des citoyens coulait jusqu’aux pieds de ces dieux impuissants à les sauver.

Puis, s’appuyant sur l’autorité de Cicéron, il arrive à cette conclusion, que Rome n’avait jamais connu la république car la république (c’est la définition de Cicéron) n’est autre chose que l’association d’un peuple pour l’accomplissement de la justice et pour la. satisfaction de ses légitimes besoins. Or Rome ne connut jamais cette justice sans tache et cette satisfaction des besoins légitimes, c’est-à-dire des besoins spirituels ; elle a frustré son peuple de la nourriture des âmes. On ne peut trop admirer la hardiesse de cet Africain qui refait à sa manière l’histoire romaine, et n’y trouve que forfaits et châtiments. Cependant il est trop éclairé pour n’y pas voir aussi la vertu et la gloire. Expliquant les causes de la grandeur de Rome, il la rattache-au plan divin car le Dieu vrai et souverain qui a mis l’ordre non-seulement au ciel. et sur la terre, mais dans les organes du plus imperceptible insecte, dans la plume de l’oiseau et la fleur de l’herbe, ne pouvait pas laisser échapper aux lois de sa providence la conduite des peuples et le sort des empires. Sa justice éclate dans le gouvernement du monde, en particulier dans la destinée de Rome. Les vieux Romains ne respiraient que pour la gloire, ils l’aimèrent avec, une ardeur infinie : « Pour elle ils voulurent vivre , pour elle ils n’hésitèrent pas mourir par cette passion toute-puissante ils étouffèrent les autres passions. Et trouvant honteux de servir, glorieux de dominer, ils firent tout pour rendre leur patrie d’abord libre, ensuite maîtresse du monde.» Dieu donc voulant fonder en Occident un grand empire, afin que toutes les nations soumises à une même loi finissent par ne former qu’une seule cité, Dieu ayant besoin d’une race forte pour dompter les belliqueuses nations de l’Occident, fit choix des Romains, récompensant ainsi d’un prix terrestre d’imparfaites vertus. « Ils avaient dédaigné leur intérêt pour l’intérêt public, pourvu au salut de la patrie avec une âme libre, exemple des crimes que leurs lois flétrissaient ;par tous les moyens ils cherchaient l’honneur, la puissance, la gloire. Dieu qui ne pouvait leur donner la vie éternelle, voulut qu’ils fussent honorés par toutes les nations ; ils ont soumis à leur empire un grand nombre de peuples leur gloire, éternisée par l’histoire et les lettres, remplit presque toute la terre ils n’ont pas à se plaindre de la justice divine, ils ont reçu leur récompense. »

Les dieux du paganisme ne peuvent rien pour l’éternité. Toute doctrine qui explique les temps doit se rattacher à l’éternité. L’histoire ne doit pas recueillir seulement, les événements politiques et militaires, mais les événements de la pensée, les révolutions de l’esprit humain. C’est ce que fait Augustin en examinant les principes et les transformations du paganisme. Suivant alors Varrôn dans ses trois théologies poétique, civile et physique, il confond toute tentative pour sauver les faux dieux par l’allégorie ; car tout l’effort de l’allégorie ne justifie pas un symbolisme obscène et sanguinaire. Parmi les philosophes, Socrate, Platon, les néo-platoniciens, ont entrevu la vérité, mais ils ne l’ont pas glorfiée. Ils ont réhabilité la pluralité des dieux, la théurgie, la magie toutes les erreurs ont trouvé des sectateurs dans les disciples de l’école d’Alexandrie qui, vaincus enfin par le sentiment de leur impuissance, ont avoué avec Porphyre « qu’aucune secte n’avait encore trouvé la voie universelle de la délivrance des âmes. » Après avoir établi l’impuissance du paganisme, il est temps d’exposer la philosophie nouvelle que le christianisme porte dans l’histoire. Dieu veut des êtres intelligents, il les veut en société, il les veut bons, mais il en prévoit ; de mauvais. Il ne les —fait pas mauvais, mais il les souffre. Il ne les souffrirait pas s’ils ne servaient à l’utilité des bons et à faire de l’ordre du monde comme un poëme où le contraste produit la beauté. De là deux cités. « Deux cités ont été bâties par deux amours : la cité de la terre par l’amour de soi poussé jusqu’au mépris de Dieu, la cité du ciel par l’amour de Dieu poussé jusqu’au mépris de soi. » Les deux cités sont entrelacées pour ainsi dire et confondues dans la vie, et les pèlerins de la cité de Dieu voyagent à travers la cité des hommes.

Les patriarches, le peuple juif, les justes, représentent la cité de Dieu. Celle de la terre est pressée de s’attacher ici-bas. Caïn bâtit la première ville, Babylone. Romulus, fratricide comme Caïn, bâtit Rome. Babylone est la première Rome, Rome est la seconde Babylone deux grands empires, dont l’un commence quand l’autre finit. Même durée, même puissance, même oubli de Dieu. Saint Augustin résume toute l’histoire dans un tableau synchronique où il mène de front les Assyriens, les Juifs, les rois de Sicyone et d’Argos, et il continue jusqu’à l’avénement du Christ et aux progrès de l’Évangile. La cité de Dieu va grandissant encore, elle n’a pas péri à ce délai fatal de trois cent soixante-cinq ans que lui avaient fixé les païens, et qui finissaient en 599, année où les temples des dieux furent fermés à Carthage. Le problème de la fin de l’homme avait partagé les philosophes en deux cent quatre-vingt-huit sectes. Mais toutes cherchent cette fin dans la vie présente. Le christianisme la met dans la vie future. Il prouve contre les épicuriens le vide des plaisirs terrestres, contre les stoïciens l’insuffisance des vertus humaines, L’homme est né pour la société, mais la justice sociale n’est jamais complétement réalisée ici-bas ; Il faut donc un jugement qui sépare les deux cités, l’une pour la perte, l’autre pour le salut. Dieu s’est réservé le secret des temps ; mais on peut comparer la durée du monde à une semaine, le sixième jour où nous sommes aboutit au sabbat éternel, qui n’est pas le repos inactif, mais le repos dans l’intelligence et dans l’amour. Voilà l’analyse bien rapide et bien incomplète de ce livre étonnant, désordonné, qui, au premier abord, effraye par ses répétitions, par ses lacunes, par tout ce qui y manque et par tout ce qui s’y trouve de trop, auquel saint Augustin travailla dix-huit ans au milieu de tous les labeurs de son épiscopat, avec des interruptions incroyables, n’ayant plus sous la main les dix premiers livres pendant qu’il faisait les douze autres, condamné, par conséquent, à d’inévitables redites. Et cependant, quand on pénètre dans ce désordre apparent, quel ordre merveilleux n’y trouve-t-on pas quelle prévision quelle force d’intelligence ! quelles lumières II ruine toute l’explication des destinées du monde par la doctrine paienne, et il fonde une doctrine nouvelle qui introduit la philosophie dans l’histoire. C’est dans la métaphysique, dans les s questions ardues de la Providence, de la liberté, de la prescience, de la fin naturelle des choses, c’est là, dans ces mystères, qu’il cherche le secret des affaires humaines, le secret de ce que nous croyons n’être conduit que par nos passions. Là où nous ne voyons que nous-mêmes et où nous pensons remplir le monde, il nous fait voir petits et presque effacés, absorbés par Dieu, qui nous maîtrise, nous domine, nous enveloppe : l’homme a beau s’agiter, on sent bien que Dieu le mène. Quoi que saint Augustin ait fait, il se reproche de n’avoir pas fait assez il n’est pas satisfait de son œuvre ; il aurait-voulu entreprendre un traité complet d’histoire universelle. Ce dessein, qu’il n’a pu réaliser, il le lègue au prêtre espagnol Paul Orose. Je ne vous présenterai pas l’analyse de l’histoire de Paul Orose, qui a eu sa célébrité, et où l’on trouve un véritable talent, quelquefois ce souffle inspiré du génie espagnol. Mais que Paul Orose est loin de la prudence, de la modération, de la fermeté contenue de saint Augustin ! A quelles illusions souvent il donne accès ! Lorsqu’il voit, par exemple, l’empire de la mort diminuer dans le monde à mesure que le christianisme s’étend, l’ère de sang cesser avec l’Évangile, il annonce que, lorsque le christianisme sera maître dans l’Europe, le sang ne coulera plus jamais. Il se plaît à constater la paix momentanée dont jouit l’empire il la voit éternelle ; il croit que les Goths et que les Vandales vont consentir à se faire les premiers soldats de César. Cependant il a quelquefois des vues admirables, des aperçus qui étonnent par leur témérité et leur justesse. C’est ainsi qu’il parle de la vocation des barbares au christianisme cet homme, qui est très-Romain, qui l’est au moins autant, plus même que saint Augustin, déclare que si, au prix des invasions, au prix de toutes les horreurs qu’il a fallu subir, au prix de la captivité, de la mort et des infamies sans nombre si, à ce prix, il voit les Burgôndes, les Huns, les Alains, les Vandales, sauvés pour l’éternité, il rend grâces à Dieu et se félicite d’être né dans ces jours. Voyez comme le sentiment chrétien triomphe du sentiment romain dans ce désir de faire de ces barbares des néophytes, de les initier aux mystères sacrés au milieu de cette ruine de l’empire, ruine même dont Orose se félicite, si elle a fait une brèche par où son frère peut entrer ! Quelques années s’écoutent encore, et l’on arrive à’l’année 455 c’est alors que Salvien écrit son livre de Gubernatione Dei, mais dans des circonstances bien différentes : il n’y a plus d’illusions à se faire ; Rome ne se soutient plus ; les barbares, partout victorieux, ont saccagé là capitale du monde pendant dix-sept jours. Comment parler de la durée de l’empire ? Les païens, poussant des cris d’épouvanté et de désespoir, demandaient aux chrétiens où était leur Dieu. Salvien se chargea de répondre en montrant les causes naturelles et surnaturelles de la décadence et de la ruine de Rome. Il les montre dans la corruption d’une société mourant en raison du désordre de ses institutions, qui devaient amener la ruine de son pouvoir. Il les montre dans l’avilissement des mœurs favorisé par les lois romaines, et déclare, sous ce rapport, la supériorité des barbares. Vous connaissez ces célèbres’ paroles « Les Francs sont perfides, mais hospitaliers ; les Alains sont impudiques, mais sincères ; les Saxons sont cruels, mais justes ; mais nous, nous réunissons tous les vices. » Il représente les Vandales envoyés en Afrique pour balayer les immondices dont les Romains avaient souillé cette contrée. Il déclare la loi vandale supérieure à la loi romaine, parce qu’elle ne reconnaît ni la prostitution, ni le divorce. Il loue ceux des Romains qui, conquis par les barbares, aiment mieux demeurer sujets germains que sujets de l’empire. Salvien a franchi le dernier pas : il a passé du côté des barbares. Ainsi vous voyez les progrès de la philosophie de l’histoire. Dans les derniers temps du cinquième siècle, cette science nouvelle ne perdra rien de sa grandeur. Dans les, jours difficiles qu’elle va traverser, vous savez quelle popularité infinie s’attache au nom de saint Augustin. Charlemagne lui-même, dans ses moments de repos, venait chercher des leçons dans le livre de la Cité de Dieu ; Alfred le Grand traduisait en langue saxonne le livre de Paul Orose ; Dante était tout nourri de la Cité de Dieu , et il y a un chant du Purgatoire, qui n’est autre chose qu’une paraphrase d’un chapitre de ce livre admirable. De plus, Paul Orose est au nombre des cinq ou six auteurs qu’il nomme parmi ceux qui font l’agrément de sa solitude.

Ainsi tout le moyen âge est nourri des doctrines de ces grands hommes et, parmi.les historiens de cette époque qui les imitèrent, il nous faut citer un très-célèbre historien allemand du douzième siècle, Otton de Freysingen, oncle du grand empereur Frédéric Barberousse. Ce vieil évoque, accablé du poids des années, fit une histoire de son temps ; mais son temps ne lui suffit pas ; il étend plus loin ses vues et écrit une histoire universelle. Le plan qu’il suit est celui d’Augustin : l’histoire de la Cité de Dieu opposée à l’histoire de la Cité des hommes. Et il écrit avec une forte et austère liberté ; il s’arrête de temps à autre pour profiter de son titre d’oncle de l’empereur et adresser à son neveu des avertissements sévères ; il lui dit : Et nunc, reges, intellegite; erudimini qui judicatis terram . Ainsi, maintenant, vous le voyez ; les précurseurs de Bossuet sont trouvés ; la chaîne est rétablie, et d’Augustin à lui les anneaux sont assez nombreux pour qu’ils n’échappent pas un seul instant ni à la main ni à la vue.

Voilà donc les trois éléments de l’histoire la chronique, qui donne la vérité ; la légende, qui donné la vie et la couleur ; et la philosophie qui est l’âme et l’intelligence de l’histoire, qui trouve une explication, qui rattache tout à Dieu comme à la cause première. Maintenant, pour que l’histoire prenne véritablement naissance, il faut que ces trois éléments se réunissent, et que, sous les ailes du génie moderne, ils n’en forment plus qu’un seul capable de tout éclairer et de tout remplir. Mais ce n’est pas le seul mérite des hommes dont je parle d’avoir préparé les esprits qui devaient venir après eux : ils ont fait quelque chose de plus grand : ils ont préparé plus que les esprits, ils ont préparé les événements. Et je tiens à cette idée, car je crois que c’est une leçon de morale pour les écrivains, pour tous ceux qui pensent, que de leur montrer jusqu’à quel point, par leur pensée, ils peuvent agir, non pas seulement sur les sentiments, mais sur les événements qui les suivront. En effet, si les écrivains chrétiens eussent pensé et écrit autrement, que fût-il arrivé ? De deux choses l’une Augustin, Paul Orose, Salvien, pouvaient prendre parti pour Rome absolument contre les barbares, ou bien se déclarer pour —les barbares sans pitié et sans ménagements pour Rome. S’ils avaient fait ce qui semblait le plus naturel, s’ils s’étaient abandonnés à ce désespoir, trop commun aujourd’hui, et dans lequel certains hommes croient trouver je ne sais quelle grandeur ; s’ils s’étaient livrés à ce découragement et à cette tristesse ; s’ils s’étaient réfugiés dans une inconsolable mélancolie, qu’eussent-ils fait ? Ils auraient, à leur exemple, découragé, toute l’Église d’Occident ; désormais les populations chrétiennes de ces contrées se déclaraient sans réserve contre les barbares. Ces prétendus ennemis de Dieu et du genre humain, ils les faisaient réellement ennemis de Dieu et du genre humain. Ils attiraient sur Rome, sur la civilisation. chrétienne, sur l’humanité des calamités inexprimables. Voilà ce qu’ils faisaient s’ils prenaient te premier parti.

Si, au contraire, ils prenaient le second, s’ils se rangeaient d’un seul coup, précipitamment, du côté des barbares ; si, se constituant juges à la place de de Dieu, ils eussent condamné Rome, cette autre Babylone, à une ruine éternelle, implacable, ils eussent attiré, en effet, sur Rome, un châtiment qui n’aurait pas laissé subsister pierre sur pierre ; ils auraient contribué à faire disparaître pour toujours ce centre du monde, et, avec ce centre du monde, qui doit rester le centre de la vie chrétienne au moyen âge, toute l’économie des siècles qui allaient suivre ; ils auraient contribué à. éteindre pour toujours la lumière dont Rome demeurera le refuge jusqu’aux temps de Chartemagne par conséquent ils frustraient l’humanité de ces ressources civilisatrices qui lui restèrent pendant si longtemps. Plus heureux, mieux inspirés, ils eurent ce courage que l’on flétrit volontiers du nom d’optimisme, quand on ne partage pas, d’envisager d’un œil ferme et serein des temps difficiles et menaçants ; ils eurent la sagesse de distinguer ce qui appartenait encore au passé au milieu de toutes les destinées si tremblantes de l’avenir. Sans aller se mettre à côté des barbares, ils firent au-devant d’eux la moitié du chemin, louèrent la clémence des Goths qui avaient épargné la basilique de saint Pierre et de saint Paul. Et si vous ouvrez les écrivains chrétiens de cette époque, vous verrez qu’ils n’en est pas un qui n’ait célébré cet acte de générosité d’un peuple vainqueur et ivre de son triomphe. En agissant ainsi, ils se conciliaient les barbares, désormais à moitié gagnés, et faisaient rentrer à demi leur épée dans le fourreau. Il n’était pas un chef barbare qui n’enviât la gloire d’Alaric, et ne respectât les autels pour être béni par un vieil évoque ou par un prêtre. Et en même temps que la défaite était rendue moins difficile a supporter aux vaincus, le courage et l’ardeur revenaient aux chrétiens, qui voyaient qu’après tout ces barbares n’étaient pas des mangeurs d’hommes, qu’ils pouvaient entreprendre et obtenir leur conversion, leur régénération, et qu’il ne fallait pas en désespérer à tout jamais. Il était possible de rattacher un jour ces pèlerins à la cité de Dieu, et partout, sous quelque peau de bête que se cache un barbare, il pouvait y avoir un citoyen futur de la cité éternelle.

En prenant parti pour Rome dans une certaine mesure, en rappelant ses vertus et sa gloire, que faisaient-ils ? Ils montraient que cette cité était, après tout, digne de respect que, si elle méritait un châtiment pour ses crimes, elle n’en était pas moins aussi digne de ménagements et de réserve ils montraient que Dieu ne l’avait frappée que pour l’avertir, et qu’il fallait maintenant la consoler. Et par le tableau de l’antique grandeur de Rome, ils saisirent et frappèrent tellement l’esprit des barbares, que l’on obtint ce résultat, exprimé d’une manière si admirable par Jornandès, quand il dit que Rome ne tenait plus le monde par les armes, mais par les imaginations. Cet empire des imaginations est souvent mille fois plus fort que l’empire des armes Rome l’a montré. Elle commençait alors une nouvelle destinée : elle fondait cette souveraineté spirituelle dont elle resta pour toujours le centre. Ceux qui avaient pris sa défense contre les invectives et le fer des barbares formèrent cercle, en quelque sorte, autour du tombeau saint Pierre, et, célébrant ce lieu comme choisi par Dieu pour être le centre des lumières, forcèrent les barbares, campés autour du Capitole, au respect et bientôt à la soumission. Ainsi se forma cette économie du moyen âge, où l’antiquité, régénérée dans Rome, éclaire et discipline la barbarie des temps nouveaux.

Voilà un des plus grands exemples de la puissance des écrits, non pas seulement sur les esprits, mais sur les événements ; voila une des plus glorieuses délégations que la Providence fait quelquefois de son pouvoir au génie des hommes.

  1. Παντιδαπὴ ἱστορία