Œuvres complètes de Frédéric Ozanam, 3e édition/Volume 04/Chapitre 5

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Lecoffre (Œuvres complètes volume 4, 1872p. 154-236).

CHAPITRE V.
LES ANGLO-SAXONS - SAINT BONIFACE.

Ce qu’avaient fait les papes pour les Germains.

On a souvent répété que les Églises germaniques se suffirent à elles mêmes, jusqu’à ce que la papauté, étrangère à leurs premiersc travaux, en vînt recueillir les fruits, et s’occupât d’elles pour en tirer des hommages et des levées d’argent. Il semble cependant que des missions ouvertes sur tant de points, et par des hommes de tout pays, se fussent mal soutenues, sans une autorité qui mît des esprits si différents au service d’une seule pensée. Au contraire, les prêtres francs, irlandais, gaulois, parlant tous la langue latine, traités comme Romains par les lois barbares, formaient un peuple uni, qui reconnaissait pour premier magistrat le pontife de Rome. A leurs yeux, cette cité désarmée n’avait pas cessé d’être l’arbitre du monde. Le concours de toutes les nations, les conciles, les écoles, y entretenaient un mouvement d’idées et d’affaires qui attirait les hommes du Nord. Dès le commencement du sixième siècle, et quand Rome avait perdu le prestige de la majesté impériale, on ne cesse de voir les évêques et les moines passant les Alpes pour satisfaire leur pieté en même temps que pour régler leurs intérêts. Gildas déplore déjà l’orgueil des prélats bretons, qui revenaient d’Italie chargés de brefs et de priviléges, l’œil hautain, dit-il, et le regard au niveau des montagnes[1]. Saint Colomban, inquiété par le clergé gaulois dans l’observation des coutumes irlandaises, en référait au jugement du souverain pontife. C’est au tombeau de Saint-Pierre que saint Amand de Maëstricht, saint Kilian de Würtzbourg, saint Corbinien de Freisingen, reçurent leur mission. Les fondateurs d’églises, les colonies chrétiennes troublées par la crainte des infidèles, par l’indiscipline du clergé et l’ignorance des néophytes, se tournaient vers le saint-siège et lui demandaient des pouvoirs et des lumières.

Les papes n’étaient pas demeurés indifférents à tant de sollicitations. Dans le désordre des invasions, et parmi les nations destinées à la ruine et au partage de l’empire romain, leur sagacité avait su démêler la mission du petit peuple franc ; et nous avons vu en quels termes le pape Anastase félicita Clovis, l’exhortant à devenir « la couronne de la papauté, et la colonne de fer qui soutiendrait l’Église. » Depuis ce jour, les pontifes romains savent où ils trouveront l’appui qui commence à leur manquer du côté, de l’Orient. En 515, Hormisdas écrit à saint Avitus et à saint Césaire d’Arles, pour déplorer avec eux la résistance des Grecs au concile de Chalcédoine. En 552, quand le pape Vigile, retenu depuis six ans à Constantinople, s’y débat contre les artifices de la cour et les violences des sectaires, le clergé d’Italie a recours aux ambassadeurs envoyés à l’empereur par le roi des Francs ; et c’est à une époque si reculée qu’il faut chercher la première intervention de la France pour la liberté du saint-siége. Pelage succède à Vigile ; il écrit en 557 à Childebert pour l’assurer de son inébranlable fermeté dans la foi de Chalcédoine ; et le pape ne dédaigne point de justifier sa doctrine, non plus devant les évêques, mais devint le roi de ces barbares, chrétiens d’hier. Ainsi commençaient à se former des liens qui devaient se serrer plus étroitement que jamais sous la main de saint Grégoire le Grand[2].

S. Grégoire le Grand.

Le grand missionnaire des nations germaniques, celui qui, sans sortir de Rome, eut la main sur tout le Nord, fixa les faibles dans la foi, y fit entrer les récalcitrants, et, se survivant par la sagesse de ses desseins, conserva pendant plusieurs siècles la conduite de la conquête chrétienne, ce fut saint Grégoire. Cet homme, de famille sénatoriale, d’une éducation délicate, d’une âme si scrupuleuse, que les soins temporels de la papauté le désolaient, d’une santési déplorable que durant plusieurs années il ne se leva qu’aux jours de fête pour célébrer les offices solennels, devait pourtant remuer toute la chrétienté, l’agrandir, et lui donner la forme que le moyen âge garda. Il voyait l’Orient travaillé par l’orgueil du schisme et par tous les vices de la décadence, l’Occident au pouvoir du paganisme et de l’hérésie aux portes de Rome, en Italie et en Espagne, les Goths et les Lombards persévéraient dans l’erreur d’Arius ; les Saxons païens étaient maîtres de la Bretagne ; et, en Gaule, les Francs de Brunehaut et de Frédégonde ne valaient pas mieux que les Infidèles. En présence de ces périls, et quand les plus fermes esprits croyaient toucher à la fin des temps, saint Grégoire avait eu le courage de renoncer au dangereux appui des empereurs byzantins, et de mettre toutes les espérances de la civilisation chrétienne dans les barbares. Comme ses prédécesseurs, mais d’une vue plus assurée, il reconnaissait le dessein de Dieu sur la race des Francs, et il écrivait à Childebert : « Autant la dignité royale est au-dessus de toutes les conditions humaines, autant votre royauté l’emporte sur les autres royautés des nations. Car, ainsi qu’une grande lampe brille de tout l’éclat de sa lumière dans l’obscurité d’une profonde nuit, de même la splendeur de votre foi rayonne au milieu des ténèbres volontaires où vivent vos voisins. » Toute sa correspondance témoigne de ses préférences et de ses sollicitudes pour ce peuple, dont il ne se dissimule pas les vices. On y trouve deux lettres à Childebert II, une à Clotaire, dix à Brunehaut, six à Théodebert et à Thierri, plusieurs aux évêques des Gaules, toutes pour hâter la correction des mœurs, pour réprimer les progrès de la simonie, pour déraciner l’opiniâtreté des pratiques idolâtriques. En même temps qu’il rétablissait la discipline chez les catholiques, il ramenait l’orthodoxie chez les ariens : ses conseils éclairaient le zèle de la reine Théodelinde, qui commença la conversion des Lombards ses encouragements affermissaient dans la foi le roi Reccared, qui venait de décréter à Tolède le retour des Visigoths d’Espagne à l’unité de l’Église. Mais une inspiration plus hardie avait tourné toutes les pensées de Grégoire le Grand vers un peuple moins voisin de Rome et plus éloigné de la vérité[3].

Saint Grégoire entreprend la conversion des Anglo-Saxons.

Plusieurs années avant son pontificat, et quand il vivait sous la règle de saint Benoît, dans son palais du mont Aventin changé en monastère, un jour qu’il passait sur le forum, il y vit en vente de jeunes esclaves étrangers, dont il admira le beau visage, le teint pur et les blonds cheveux. Et comme il s’informait de leur religion et de leur patrie, le marchand répondit que ces enfants étaient païens, et qu’ils appartenaient à la nation des Angles, en Grande-Bretagne. « Quel malheur, s’écria le serviteur de Dieu, que la grâce n’habite pas encore sous de si beaux fronts ! Car, ajouta-t-il, ces Angles sont des anges et tels doivent être les frères des anges dans le ciel. » Devenu pape, Grégoire se souvint des barbares aux visages d’anges et, par ses ordres, le moine Augustin, accompagné de quarante religieux, passa en Grande-Bretagne[4].

Le christianisme n’avait pas d’ennemis plus redoutés que les Anglo-Saxons. Depuis cent quarante ans qu’ils occupaient la Bretagne, le temps n’avait pas éteint la première fureur de la conquête et telle était l’oppression où vivait le petit nombre de chrétiens bretons qui habitaient encore les villes romaines, qu’en 586 Théon, évêque de Londres, et Thadioc, évêque d’York, abandonnèrent leurs églises, et se réfugièrent avec les corps des saints dans les montagnes du pays de Galles. Jamais cependant le salut de l’Angleterre n’avait été plus proche. Dix ans après, quarante étrangers débarquaient dans l’île de Thanet, portant une croix d’argent avec une image peinte du Sauveur, chantant des litanies, et annonçant qu’ils venaient de Rome, chargés des promesses de la vie éternelle. Le roi Ethelbert de Kent les reçut en plein air, pour éviter les sortiléges que ces prêtres d’un autre dieu auraient pu lui jeter, les écouta avec attention, et leur permit de prêcher à son peuple. Quelque temps après, le roi, touché de leur sainte vie, décidé d’ailleurs par la reine Berthe, chrétienne et fille du roi des Francs, se rendit, et demanda le baptême. Le jour de Noël de l’année 597, Augustin, sacré archevêque de Cantorbéry, baptisa dix mille infidèles. Il parcourut ensuite tout le pays, régénérant les païens dans l’eau des rivières, laissant des prêtres aux peuples convertis et saint Grégoire le Grand, à la nouvelle de ce succès, put s’écrier : « Voici que la langue des Bretons, qui n’avait que des frémissements barbares, fait retentir les louanges du Seigneur, et répète l’Alleluia des Hébreux. Voici que l’Océan avec ses orages se courbe sous les pieds des saints, et la parole du prêtre enchaîne les flots que l’épée des empereurs n’avait pu dompter[5]».

Saint Augustin de Cantorbéry et les Bretons.

Mais si les flots obéissaient, et si les rois barbares se laissaient fléchir, les missionnaires de Rome trouvèrent une résistance inattendue chez le clergé breton, refoulé par la conquête dans le pays de Galles. Des historiens d’une autorité considérable ont donné à la querelle d’Augustin et des Bretons l’éclat d’une grande controverse théologique. Ils représentent, d’une part, l’ancienne Église celtique, indépendante dans le dogme comme dans la discipline, professant avec le Breton Pélage un christianisme plus pur, rejetant le péché originel et la damnation ; d’un autre côté, les prêtres romains moins occupés de prêcher la foi que d’étouffer une Église rivale. Quand Augustin convoque les députés des Gallois, et leur propose de reconnaître sa mission, on leur prête cette énergique réponse : « Quʼils « ne devaient aucune obéissance à celui qui se faisait appeler le pape et le père des pères. » On ajoute enfin que l’implacable étranger se vengea de leur refus en déchaînant contre eux le roi des Northumbres, qui tailla les Bretons en pièces à Caerléon, et noya l’Église galloise dans le sang de douze cents moines[6].

Si les Bretons méconnaissaient a suprématie de Rome.

Toutefois, l’hypothèse d’une Église nationale des Celtes, sans liens avec le reste de l’occident, ne se soutient pas mieux en Bretagne qu’en Irlande. Le clergé breton avait siégé aux conciles d’Arles et de Sardique ; il repoussait avec horreur les doctrines pélagiennes, condamnées au synode national de Vérulam. Gildas nous a montré les évêques de son pays sur le chemin de Rome, et les poétiques légendes des monastères gallois y font voir toutes les observances et toutes les croyances des peuples catholiques. La papauté se tenait si sûre de la foi des Bretons, que les instructions d’Augustin lui soumettaient, en sa qualité d’archevêque métropolitain, non-seulement les évêques qu’il instituerait, mais ceux qu’il trouverait en Bretagne. Les envoyés de Rome avaient dit compter là, comme ailleurs, sur le concours des vaincus pour civiliser les conquérants des vieux chrétiens, pour évangéliser les infidèles. Leur correspondance atteste la vénération qu’ils portaient d’avance à cette Église galloise, dont ils avaient entendu vanter la fidélité, dont les sept évèchés, les vingt-cinq abbayes, habitées, disait-on, par des peuples de saints, leur promettaient une armée de missionnaires[7]. Quand donc Augustin, avec une poignée de moines italiens, se trouva en présence de l’Angleterre païenne, il invita fraternellement les évêques et les docteurs des Bretons à s’entendre avec lui, afin de travailler ensemble à la conversion des gentils. Le vénérable Bède, historien de cette entrevue, atteste que les dissidences, loin de toucher au dogme ni au fond même de la discipline, se réduisirent à trois points les cérémonies accessoires du baptême, la célébration de la fête de Pâques, et la prédication de l’Évangile aux barbares. Mais les Bretons refusèrent de recevoir Augustin pour archevêque, et ils en donnèrent cette raison, qu’il ne s’était point levé à leur entrée :« Or, disaient-ils, s’il nous méprise dès à présent, que sera-ce quand nous lui serons soumis ? » Cependant Augustin les pressait de se joindre aux siens pour annoncer la foi aux Saxons, leur prédisant que, s’ils refusaient d’éclairer cette nation, elle les en punirait un jour par les armes. Plus tard, en effet, Edelfrid, roi des Northumbres, fit un grand carnage des Gallois et de leurs moines. Mais il y avait déja longtemps que le bienheureux Augustin avait passé à une meilleure vie. C’est le récit de Bède l’allocution antipapale qu’on attribue aux députés du clergé breton est produite pour la première fois au dix-septième siècle par le protestant Spelman, sur la foi d’un manuscrit gallois sans date et sans auteur connu. Une autre chronique galloise du dixième siècle, postérieure de quatre cents ans, accuse des massacres de Caerléon l’envoyé de Rome, oubliant qu’il avait cessé de vivre, et qu’un roi païen, sourd à la prédication des missionnaires, n’était pas l’exécuteur naturel de leurs vengeances. Ce qui souleva les Bretons contre la mission d’Augustin, ce qui le fit repousser par leurs évêques et calomnier par leurs historiens, ce fut le ressentiment national, ce fut l’irritation d’un peuple qui ne pouvait pardonner à ces Romains d’évangéliser ses oppresseurs, par conséquent de les absoudre. Les mêmes chroniqueurs déclarent, en effet, que « les prêtres gallois ne pouvaient croire juste de prêcher la-parole de Dieu à la nation saxonne, à cette race cruelle qui avait, égorge leurs aïeux et usurpé leur terre[8]. »

Il se peut qu’Augustin et ses compagnons n’aient pas toujours assez ménagé l’orgueil des Bretons, exalté par une longue résistance militaire, par les traditions des moines et par les chants des bardes. Mais, derrière les missionnaires romains, il faut voir le grand esprit de saint Grégoire qui les a poussés, qui les soutient de ses exhortations, lorsque, arrivés dans les Gaules, ils s’effrayent de leur entreprise et demandent à retourner en arrière ; qui les appuie de ses lettres auprès du clergé gaulois et des rois francs qui ne les abandonne point dans cet isolement où ils se voient entre les Saxons païens et les Gallois indociles mais qui leur envoie de nouveaux auxiliaires, des livres, des ornements sacrés, des conseils enfin destinés à devenir pour les siècles suivants la règle et, pour ainsi dire, le code des missions chrétiennes[9] .

Politique de S. Grégoire. Point de conversions forcées.

La première maxime de cette politique si différente de celle que l’ancienne Rome avait pratiquée, c’est d’abhorrer la conquête par les armes, et de ne rien devoir qu’au libre assentiment des esprits. Saint Grégoire, qui avait fait rendre aux juifs de Cagliari leur synagogue envahie à main armée par des chrétiens, qui ne souffrait pas qu’on fit violence à ce peuple, parce que Dieu demande « un sacrifice volontaire, » avait appris à ses disciples à détester les conversions forcées. Voilà pourquoi,. les envoyant chez les païens, il demande pour eux au roi des Francs, non des gardes, mais des interprètes. Voilà pourquoi Ethelbert converti ne contraignait personne à professer le christianisme « seulement il embrassait les chrétiens d’un amour plus étroit, comme ses citoyens du royaume céleste. Car, ajoute l’historien, il avait appris des auteurs de son salut que le service du Christ doit être libre et ne souffre pas de contrainte .[10]». Ces mission naires, si effrayés naguère de la férocité des Saxons, ne craignaient pas de leur proposer, comme a des intelligences exercées, des doctrines auxquelles tout l’effort de la philosophie antique n’avait pas atteint. Ils eurent cette confiance dans la rectitude naturelle de l’esprit humain. Ils voulurent tout attendre, non de la force ni de la surprise, mais de la discussion libre. Ethelhert avait pris son temps pour s’assurer de la doctrine qu’on lui prêchait, ne pouvant, disait-il, abjurer sans examen ce qu’il avait observé depuis si longtemps, l’exemple de ses pères et avec le concours de tout son Peuple. Plus tard, quand le roi des Northumbres, Edwy, ébranlé par l’évêque Paulin, penchait au christianisme, il convoqua les sages de son royaume, et tenant conseil avec eux, il voulut savoir ce que chacun pensait d’un culte si nouveau. Il faut assister-avec l’historien Bède à cette étrange conférence, il faut voir ces tueurs d’hommes tourmentés des problèmes de l’autre vie, et de l’incertitude où le paganisme, malgré toutes ses fables, laissait le dogme de l’immortalité. Le premier qui parla fut Coïffi, le grand prêtre des faux dieux : « Ô roi, dit «  il, c’est à vous de juger ce qu’on nous prêche maintenant. Pour moi, je vous confesse sans dé «  tour qu’il n’y a aucune sorte de vertu dans la religion que nous avons gardée jusqu’ici ; car, de tous vos sujets,.aucun ne s’est appliqué plus que moi au culte de nos dieux ; et cependant il en est plusieurs qui reçoivent de vous plus de bienfaits, plus de dignités, qui réussissent mieux dans leurs desseins et dans leurs espérances. C’est pourquoi, si la nouvelle doctrine. vous paraît meilleure après un mûr examen, nous n’avons qu’à l’embrasser sans aucune hésitation»; Alors un autre d’entre les grands prit la parole et dit : « Ô roi, telle-me paraît. être la vie de l’homme sur la terre, en comparaison du temps qui la suit et dont nous ne savons rien. C’est comme en hiver, quand vous êtes assis au festin avec vos chefs et vos officiers, , et qu’un grand feu allumé au milieu de la salle l’échauffe tout entière, pendant qu’au dehors tout est enveloppé d’un tourbillon de neige. Alors, s’il arrive qu’un passereau traverse la salle, entrant par une ouverture et sortant par l’autre, tant qu’il est dedans il n’est point battu par l’orage ; mais, après un court intervalle de sérénité, il disparaît, passant de la tempête à la tempête. Telle est la vie humaine, dont nous voyons un court moment mais nous ignorons ce qui la précède et ce qui la suit. C’est pourquoi, si cette doctrine nouvelle vient nous apprendre quelque chose de plus certain, il semble qu’il faudra la suivre. » Les autres conseillers du roi et les vieillards tinrent des discours semblables.

Ensuite l’évêque Paulin parla ; et, tous, ayant reconnu que la vérité éclatait dans-sa doctrine, le roi demanda qui se chargerait de profaner les autels, le temple et l’enceinte qui les environnait. Aussitôt Coïffi, renonçant à toute superstition, se fit donner des armes et l’étalon que le roi montait ; et, violant ainsi la loi païenne qui défendait les armes aux prêtres des Saxons, il s’élança vers le temple et y jeta sa lance pour le profaner. Puis, tout joyeux d’avoir reconnu le vrai Dieu, il ordonna ses compagnons de brûler le temple et d’en détruire l’enceinte[11].

Pendant que les convertis brûlaient leurs temples, c’était saint Grégoire qui ordonnait de les conserver. Comme il voulait les conversions sans contrainte,’il les voulait aussi sans ruptures avec les habitudes légitimes de l’esprit et du cœur. Il pratiquait cette économie savante de l’Eglise, qui ne méprise aucune des facultés humaines, qui ménage les imaginations pour s’assurer des consciences. C’est la pensée d’une lettre du pontife au moine Mellitus, au moment on celui-ci venait de quitter Rome pour conduire à Augustin un renfort de missionnaires : « Après le départ de vos frères, nous sommes restés dans une grande inquiétude, car nous n’avons rien appris du succès de votre voyage. Mais, quand le Dieu tout-puissant vous aura conduit auprès de notre révérendissime frère l’évêque Augustin, communiquez-lui ce que j’ai résolu après avoir longuement réfléchi sur l’affaire des Angles, c’est-à-dire que les temples de leurs idoles ne doivent point être détruits, mais seulement les idoles qui s’y trouvent. Qu’on fasse de l’eau bénite, que les temples en soient arrosés qu’on y élève des autels, et qu’on y place des reliques. Car, si ces édifices sont bien construits, il faut les faire passer du culte des idoles au service du vrai Dieu, afin que ce peuple, ne voyant pas abattre ses temples, se convertisse plus aisément, et qu’après avoir confessé le vrai Dieu, il s’assemble plus volontiers pour l’adorer dans des lieux qu’il connaît déjà. Et comme ils ont l’habitude, dans les fêtes des démons, d’Immoler beaucoup de bœufs, il faut aussi instituer quelque autre solennité la place de celle-ci. Par exemple, le jour de la Dédicace des églises, le peuple pourra se faire des huttes de feuillage autour de ces temples changés en sanctuaires du Christ, et célébrer la fête par un banquet fraternel. Alors ils n’immoleront plus les animaux au démon ils —les tueront seulement pour s’en nourrir en glorifiant. Dieu, et ils rendront grâces au dispensateur, de toutes choses ; de sorte que, si on leur permet encore quelques joies extérieures, Ils puissent goûter plus facilement les joies de l’esprit. Car il est impossible de tout retrancher d’un seul coup à des âmes sauvages et celui qui veut atteindre un lieu élevé n’y arrive que pas à pas, et non par élans. On a blâmé la condescendance de saint Grégoire pour les Anglo-Saxons ; on lui reproche d’avoir corrompu la sévérité de la loi chrétienne en l’accommodant à leurs superstitions, et d’avoir ouvert la porte du sanctuaire au paganisme. L’Église romaine, en effet, s’était attachée à cette règle, de distinguer dans le paganisme deux choses l’erreur, qui est l’adoration de la créature ; et la vérité, qui est l’essence même de la religion, telle que la nature humaine la conçoit et la veut, avec les temples, les sacerdoces, —les sacrifices. En respectant les habitudes religieuses des peuples, l’Église faisait acte de sagesse premièrement, mais aussi de charité. Car s’il est quelque chose a quoi les hommes tiennent plus qu’à la terre qui les nourrit, plus qu’aux enfants qu’ils élèvent sur leurs genoux, ce sont les traditions qui consacrent pour eux le sol du pays, et les fêtes qui les arrachent un moment aux durs et monotones devoirs de la vie[12].

Questions de S.Augustin. Réponses de S. Grégoire.

C’était beaucoup de détacher du paganisme, sans violence, un peuple violent ce qui voulait plus d’effort et plus de génie, c’était de l’introduire dansla société chrétienne, non pas homme par homme et famille par famille, mais d’un seul coup, avec ses rois, sa noblesse guerrière, ses institutions. En présence de tant de difficultés, on ne s’étonne pas si Augustin se troubla, si ses lettres portaient a saint Grégoire des questions et des doutes, et s’il fallait que les réponses du pontife prévissent tous les besoins d’une chrétienté naissante, l’organisation de l’Eglise, l’ordre des cérémonies, le temporel du clergé, la réforme de la famille. Augustin demandait pourquoi, s’il n’y a qu’une seule foi, tant de différence entre les liturgies ? Saint Grégoire lui répond : « Votre Fraternité connaît l’usage de l’Église romaine, dans lequel vous ne sauriez oublier que vous fûtes nourri. Mais, soit que vous trouviez dans l’Église de Rome, ou dans celle des Gaules, ou dans toute autre, quelque usage que « vous croirez plus agréable à Dieu, je veux que vous le recueilliez avec soin, et que vous l’établissiez dans la nouvelle Église d’Angleterre. Car il ne faut pas aimer les institutions pour les lieux qui les observent, mais plutôt les lieux pour les bonnes institutions qui les honorent. » Augustin voulait savoir comment l’évêque devait vivre avec son clergé, quel partage il fallait faite des oblations des fidèles. Saint Grégoire lui rappelle que les canons font quatre parts des revenus. ecclésiastiques l’une pour l’évêque, sa maison et l’hospitalité qu’il doit exercer ; la seconde pour le clergé ; la troisième pour les pauvres, et la dernière pour l' entretien des églises. « Mais, puisque vous menez avec vos frères la vie cénobitique, pourquoi parler encore de partage, d’hospitalité, de miséricorde, quand il est d’obligation d’employer tout le superflu en œuvres pies, selon cette parole de notre Seigneur et maître à tous « : Donnez en aumône votre superflu, et pour vous tout deviendra pur ? » Augustin demandait à être éclairé sur les empêchements de mariage, sur les devoirs de la chasteté conjugale, et ce qu’il fallait conserver des purifications prescrites par la loi de Moïse. Saint Grégoire relâche en faveur des néophytes la rigueur de l’ancienne discipline, qui interdisait le mariage entre parents jusqu’au septième degré ; il le tolère au quatrième, traitant les Anglais, dit-il, comme saint Paul ses néophytes, qu’il nourrissait, non de viande solide, mais du lait des nouveaux-nés. Mais, en même temps, il donne au lit nuptial ces lois sévères qui font la sainteté et aussi la vigueur, la fécondité de la famille chrétienne. Il introduit dans la société domestique le respect des femmes, en les relevant des humiliations de l’Ancien Testament ; et, s’expliquant sur ce règlement de Moïse, qui écartait du temple la femme nouvellement délivrée « Il faut savoir, dit-il, que ceci doit s’entendre au sens figuratif ; car, lors même qu’une femme, au moment où elle vient d’enfanter, entrerait à l’église, elle ne commettrait aucun péché. La tache est dans la volupté et non dans l’enfantement. Dans l’enfantement il n’y a que gémissement, selon ce qui fut dit à la première mère : « Tu enfanteras avec douleur.  » Si donc nous écartons de l’église la femme qui vient d’enfanter, nous lui faisons un crime de ce qui fut sa peine. » Telles étaient les maximes qu’il fallait faire pénétrer chez des barbares, dont les coutumes autorisaient la polygamie et soumettaient les femmes a une tutelle éternelle. Pendant que le prêtre expliquait à ses néophytes les Instructions de saint Grégoire, le chanteur national, le Scop, comme on l’appelait, les attendait au sortir de l’église avec ses récits, qui ne célébraient que le sang versé, l’ivresse des festins et l’enlèvement des captives. Longtemps après l’introduction du christianisme, un chant populaire met encore la joie de l’homme dans trois choses : l’argent, la parenté nombreuse qui soutient ceux de son sang dans les querelles, et « l’arc utile au combat, léger en voyage, qui est le bon compagnon du guerrier[13]. »

L'Église d' Angleterre. Âge d'or des Anglo-Saxons.

Cependant quatre-vingt-douze ans de prédication achevèrent la conversion de l’Angleterre. Un, l’, métropolitain résidant à Cantorbéry, et quatorze évêques dans les principales villes romaines, se partagèrent le gouvernement spirituel de la nations Telle fut la vénération dont elle les environna, qu’elle voulut les voir non-seulement dans ses assemblées politiques, mais dans ses cours de justice, où l’évêque présidait de concert avec l’alderman, « afin de concilier la loi du siècle et la loi de Dieu. » Un clergé nombreux mettait au service de la société religieuse toute la liberté et toute l’autorité, que lui donnait la discipline du célibat, introduite par saint Grégoire et maintenue par tous les conciles nationaux, jusqu’au moment où l’invasion danoise précipita la décadence de l’Église. Augustin avait ouvert à Cantorbéry deux monastères, dont les colonies se multiplièrent au point qu’en 679 ; l’évêque Wilfrid comptait sous sa conduite plusieurs

milliers de moines. Le christianisme descendait ainsi par les degrés de la hiérarchie ecclésiastique jusqu’au fond même de la nation, remaniant les cœurs, et y mettant la justice et la charité à la place des passions de la barbarie, dont le propre est d’opprimer et de détruire. Dans les pénitentiels de cette époque, parmi les œuvres satisfactoires imposées aux pécheurs repentants, on trouve celles-ci : Bâtir des ponts sur les fleuves, rétablir les routes, aider les étrangers, les veuves, les orphelins ; affranchir ses esclaves et racheter ceux d’autrui; nourrir les pauvres, les héberger, leur donner le feu, le bain, le vêtement. Des habitudes si nouvelles se propageaient avec une rapidité qui étonna les contemporàins. Bède célèbre l’âge d’or des Anglo-Saxons, « quand ils avaient des rois chrétiens et guerriers qui faisaient la terreur des barbares; quand tous les cœurs étaient encore tournés vers les joies du ciel, dont ils venaient de recevoir la promesse quand ceux qui voulaient s’instruire dans les lettres sacrées trouvaient des maîtres savants, et que la beauté du chant ecclésiastique commençait à se répandre par toute l’Angleterre. » On peut ’douter de l’innocence parfaite de cet âge d’or, que Bède rejette en arrière, comme il arrive toujours, et dans un temps qu’il n’avait pas vu. Mais ce qu’il faut chercher dans son Histoire, c’est la naïveté quelquefois puérile, souvent touchante, des premières années d’une nation chrétienne ; c’est l’ horreur du sang chez ces petits fils d'Hengist et d’Horsa. C’est le vieux roi Sigebert d’Estanglie, qui s’est enfermé dans un cloître pour y finir ses jours, et qui, à la nouvelle d’une invasion des païens, se laisse tirer du monastère pour rassurer les guerriers par sa présence, mais sans vouloir s’armer autrement que d’une baguette pour commander la bataille, jusqu’à ce qu’il tombe sous les coups des ennemis. C’est le roi Oswald de Northumberland, lavant les pieds à douze pauvres et les servant de ses propres mains chaque jour de carême, sans que nulle infirmité l’en empêchât. On raconte de son successeur Oswio qu’il donna à l’évêque Àidan un cheval de race ; mais Aidan, qui marchait toujours à pied, fit présent du cheval à un pauvre. Or le roi, l’ayant su, s’en affligea ; et, comme un jour il allait entrer avec l’évêque dans la salle du festin, il lui fit ses reproches : « N’avions-nous pas, « ajouta-t-il, beaucoup d’autres chevaux de moindre valeur, et des biens de plusieurs sortes, dont nous pouvions faire l’aumône aux pauvres ? » L’évêque répondit « Que dites-vous, ô roi ? Le fils d’une jument vous est-il donc plus cher qu’un homme, fils de Dieu ? » Sur quoi ils entrèrent dans la salle et Oswio, qui revenait de la chasse, s’approcha du feu avec ses officiers. Or, tandis qu’il se chauffait, il se souvint de la parole de l’évêque et, allant à lui, il déceignit son épée, fléchit le genou et demanda pardon de son injustice. « Il ne m’arrivera plus, dit-il, de regretter ce que tu donneras de mon bien aux enfants de Dieu. » Et, sentant sa conscience en paix, le roi se mit à table tout joyeux ; mais, au contraire, l’évêque devint triste. Et comme un de ses prêtres lui demandait la cause de sa tristesse, il répondit en langue irlandaise, que ni Oswio ni les siens n’entendaient : « Je connais maintenant que le roi vivra peu de temps car jusqu’ici je n’avais jamais vu un roi qui fût humble, et cette nation n’est pas digne d’un tel prince. » Oswio périt bientôt après dans un combat, et l'évêque Aidan lui survécut seulement de douze jours[14].

Ce petit récit forme un tableau achevé il montre en des temps si barbares une douceur de sentiments, une délicatesse de conscience, une politesse de mœurs qui, mieux encore que la science, est le signe de la civilisation chrétienne. Au bout d’un siècle, la Grande-Bretagne, cette île de pirates, était devenue l’île des Saints. Pendant que les Gallois persévérèrent jusqu’en 777 dans leur isolement , les Irlandais, Celtes comme eux, attachés aux mêmes usages, engagés dans les mêmes controverses, mais non pas dans la même haine nationale contre les Anglo-Saxons, étaient venus, dès 654, prêter un fraternel concours aux missionnaires romains. L’évêque Aidan, disciple de saint Colomba, avait fondé dans une île de Northumberland la colonie religieuse de Lindisfarne. A son exemple, beaucoup d’hommes pieux quittèrent l’Irlande pour évangéliser les barbares. Le savoir, l’austérité, la pauvreté volontaire de ces étrangers, entraînèrent la multitude. Des cloîtres nombreux s’élevèrent pour recevoir ceux qui voulurent vivre sous leur règle ; les enfants y furent nourris dans la crainte de Dieu et dans l’étude des lettres ; et afin que ce bienfait s’étendit aux femmes, les monastères doubles se multiplièrent. L’ascétisme des Irlandais passa chez les Anglo-Saxons. Il y porta l’élévation d’esprit, la pureté de coeur, la hardiesse d’imagination qui caractérisaientles grands hommes de cette Église, l’insatiable désir de savoir qui avait fait l’éclat de ses écoles, et cette passion des pèlerinages qui avait donné le premier essor à ses missions. Deux Northumbriens, Egbert et Wigbert, poussés par le zèle d’une perfection plus haute, étaient allés visiter l’Irlande, et s’instruire sous les maîtres les plus consommés de la vie cénobitique. Ils se laissèrent gagner par ce prosélytisme dont nous avons vu les milices passer la mer et courir les côtes du continent. Ils se tournèrent vers les tribus païennes de la Frise, où ils obtinrent peu de fruit. Ce peuple indomptable aux armes des Francs, avait déjà fatigué inutilement le zèle de Wilfrid, évêque d’York, qui en 677 séjourna quelques mois auprès du roi des Frisons. Un peu plus tard, la prédication de saint Wulfram, archevêque de Sens, n’y trouva que des âmes endurcies. Enfin, en 690, les moines anglo-saxons Willibrord, Adalbert et Suitbert, avec neuf compagnons, abordaient aux mêmes lieux, y portaient la foi depuis les bouches du Rhin jusqu’au nord de l’Eyder, fondaient l’évêché d’Utrecht, les abbayes d’Epternach, d’Egmont, de Keyserswerth et par des succès durables, sur une terre jusque-là rebelle à tous les efforts de l’apostolat, ils firent connaître ce que le christianisme pouvait attendre de la nation anglosaxonne[15].

Ce qui fit le succès des missions anglo-saxonnes.

Trois causes levaient devant les missionnaires anglo-saxons les obstacles qui avaient arrêté les Irlandais. Premièrement, ils paraissaient en Germanie, non plus comme des étrangers, mais comme des frères, comme les fils d’une colonie puissante qui, en trois siècles, n’avait oublié ni la langue ni la tradition de ses ancêtres. En second lieu, l’Église anglo-saxonne tempéra les austérités de l’Irlande par les sages adoucissements de la règle bénédictine, qu’elle introduisit de bonne heure dans ses cloîtres. Elle ne permit pas à ses évêques et à ses moines la paix d’une solitude éternelle : nous avons vu qu’elle les poussait dans les assemblées, dans les tribunaux, dans les camps. Elle sortait de la spéculation où s’étaient complu les disciples de saint Colomban : elle entrait dans la pratique, et se rompait à l’infinie variété des besoins et des mœurs. Troisièmement, l’éducation que Rome donnait aux peuples d’Occident avait pénétré bien moins profondément en Irlande qu’en Angleterre. L’esprit de saint Grégoire le Grand n’abandonna pas sa conquête. Tous les papes du septième siècle, Boniface IV, Honorius I°, Jean IV, Vitalien, Agathon, tournèrent leurs soins vers cette chrétienté dont les progrès consolaient l’Église des ravages de l’islamisme. L’Italie ne s’était pas épuisée d’un seul effort. De nouvelles recrues soutinrent les quarante moines qui avaient suivi Augustin. Cinq Romains remplirent successivement le siège de Cantorbéry, et, en 668, c’est encore un envoyé de Rome qui va l’occuper un moine de Tarse, appelé Théodore, formé à l'école d’Athènes, ordonné évêque par le pape Vitalien, passe en Angleterre, et y porte la réforme des abus, l’unité de discipline et la culture des lettres. A leur tour, les Anglo-Saxons voulurent connaître la cité sainte d’où leur venait la lumière. Wilfrid, évêque d’York, déposé par une sentence inique, allait chercher la justice à Rome. Benoît Biscop y cherchait la science, faisait cinq fois le voyage d’Italie, revenait enrichi de manuscrits précieux, chargé d’images sacrées dont il couvrait les murs des églises, accompagné de l’archichantre de Saint-Pierre, qui introduisit parmi les Anglais l’ordre et la majesté des cérémonies romaines. Ceadwalla, roi de Wessex, Offra,’roi d’Essex, et Coenred de Mercie, abandonnèrent le trône pour aller finir leurs jours au tombeau des saints apôtres. Un peu plus tard, le grand législateur Ina devait imiter leur exemple, et fonder l’hospice des pèlerins saxons sur la rive solitaire du Tibre, où s’élève le Vatican. C’est là qu’on leur donna une église et un cimetière, afin que ces étrangers venus de plus loin eussent le lieu de leur repos plus près du tombeau de l’apôtre, et comme à l’ombre de sa basilique. Pendant quatre cents ans, Rome fut vraiment l’école des Anglo-Saxons : elle eut le temps de leur communiquer cet esprit de conduite et de tolérance, cette fermeté qui sait fléchir à propos, et, pour tout dire en un mot, ce bon sens pratique par lequel les Anglais, comme les anciens Romains, devaient devenir les maîtres, non des idées, mais des affaires,

Romanos rerum dominos.
[16]

Comment Rome eut besoin des Germains.

Ainsi, les Germains ne pouvaient se passer de Rome : il se trouva en même temps que Rome eut besoin des Germains. Depuis un siècle, l’Italie était fatiguée de la tyrannie théologique des empereurs grecs et de la rapacité de leurs exarques. Les peuples indignés renversaient les images des Césars hérétiques, et refusaient leurs monnaies. La persécution des iconoclastes allait éclater bientôt, et il devenait visible que l’empire d’Orient se détachait de la chrétienté. Il fallait donc qu’elle réparât ses pertes du côté de l’Occident. Les papes savaient qu’ils avaient là des fils turbulents, mais dont le bras était fort. Dans cette belle nation des Francs, parmi ces tribus austrasiennes qui en faisaient l’élite, on voyait régner, sous le nom de maires du palais, une famille héroïque. Pépin d’Héristal, par la puissance de ses armes, avait frayé le chemin à l’Évangile dans la Frise, et reculé la frontière chrétienne. Charles Martel, son fils, venait de repousser les païens de la Saxe jusqu’au Weser, et, de ce côté, tout annonçait de grands événements.

Grégoire II et S.Boniface.

Dans ces circonstances, le siége apostolique fut occupé par saint Grégoire II. Issu d’un sang patricien, nourri des traditions de la politique romaine, il jugea les temps où il était venu, et ne les craignit pas. D’une part, il voulut demeurer jusqu’au bout fidèle au passé, et ne point trahir la vieillesse de l’empire. Il contint les Italiens dans le devoir, sans rien abandonner de leurs droits il ne rendit point les clefs de Rome aux Lombards. D’un autre côté, il ne renonça pas à l’avenir de la société chrétienne ; il y pourvut en assurant l’adoption des jeunes nations du Nord. Dès lors, deux soins le préoccupèrent : il fallait presser l’effort de l’apostolat dans la Germanie païenne ; il fallait affermir pour jamais les Églises fondées dans les provinces des Francs. Déjà, par ses ordres, trois légats avaient visité la Bavière, afin d’y rétablir la pureté du dogme et la sévérité de la discipline. Cette légation ne remplit pas tous les vœux du pontife : l’instrument de ses desseins n’était pas encore trouvé, lorsqu’à la fin de l’année 718, un moine anglo-saxon se présenta devant lui, et, tirant de son manteau une lettre de son évêque Daniel de Winchester, attendit humblement la réponse[17].

Commencements de S. Boniface


Le nom du moine était Winfried, et il avait près de quarante ans. Né à Kirton, dans le royaume de Wessex, il s’était instruit aux lettres sacrées et profanes dans les monastères d’Excester et de Nutscell. La réputation de son savoir l’avait fait appeler dans les chaires des couvents et dans les conseils des prélats aucun’emploi ne paraissait trop grand pour lui. Au milieu de tant d’honneurs, il s’était senti pressé de cette passion de l’apostolat qui commençait à gagner les monastères anglo-saxons, et, se rendant en Frise, il avait voulu voir « de quel côté ce peuple donnerait accès à l’Évangile. » Mais, au moment où il commençait à parcourir le pays, la guerre qui éclata entre Ratbod, duc des Frisons, et Charles Martel, ayant dispersé pour quelque temps les chrétientés naissantes, Winfried s’était retiré en Grande-Bretagne. H venait maintenant de la quitter une seconde fois pour visiter Rome et s’y confirmer dans sa vocation. Le pape l’accueillit et le retint, s’assura de sa doctrine et de sa piété, et, après de fréquents entretiens, il lui conféra les pleins pouvoirs dont la teneur suit : « Au prêtre Winfried, Grégoire, serviteur des serviteurs de Dieu. Les pieux desseins de votre zèle enflammé dans le Christ, et les preuves que vous nous avez données de votre foi, exigent que nous vous appelions au partage de notre ministère pour la dispensation de la parole divine. Apprenant donc que dès l’enfance vous avez étudié les lettres sacrées, et que, pressé par la crainte de Dieu de faire valoir le talent qui vous fut confié, vous êtes parti pour répandre chez les nations incrédules le mystère de la foi, nous vous félicitons de votre religion et nous voulons aider à la grâce. Puis donc que vous avez eu la modestie de soumettre votre désir à l’avis du siége apostolique, comme un membre qui attend son mouvement de la tête directrice de tout le corps au nom de l’indivisible Trinité, par l’inébranlable autorité du bienheureux Pierre, prince des apôtres, dont nous occupons la chaire, nous ordonnons que vous portiez le royaume de Dieu à toutes les nations infidèles qu’il vous sera possible de visiter et que, par l’esprit de vertu, d’amour et de sobriétë, vous versiez dans ces âmes incultes la prédication des deux Testaments. Enfin, nous voulons que vous veilliez à l’observation du rite du baptême, selon la formule qui sera rédigée pour votre usage par la chancellerie du saint siège. Ce qui vous manquera une fois l’œuvre commencée, vous aurez soin de nous le faire savoir. Portez-vous bien. –Donné le jour des ides de mai, sous l’empire du très-pieux seigneur Léon Auguste, grand empereur couronné de Dieu, de son empire la 3e année, indiction deuxième.[18]  »

Boniface en Frise et en Thuringe.

Winfried, muni de ces pouvoirs, revint par la Lombardie, la Bavière, la Thuringe et la France orientale. « Il allait, selon les instructions du saint siége, observant les peuples, et comparable à l’abeille qui voltige autour des fleurs d’un jardin avant de se reposer sur le calice qu’elle a choisi. » C’est alors qu’il apprit la mort de Ratbod et la fin de la persécution qui avait désolé les chrétientés de Frise. Un attrait puissant le poussait vers cette contrée, par où son apostolat devait commencer et finir.

Les païens se tournaient vers le Dieu des Francs, dont ils venaient d’éprouver les armes victorieuses et, le nombre croissant toujours de ceux qui demandaient à se faire instruire, les ouvriers manquaient à la moisson. Winfried s’offrit donc à l’évêque Willibrord, et le seconda pendant trois ans, détruisant les sanctuaires païens, élevant des églises, jusqu’à ce que le vieil évêque, surchargé d’années et de sollicitudes, lui proposât de l’associer l'épiscopat. Mais lui, troublé de cette proposition, se déroba aux instances de Willibrord, et quitta la Frise pour chercher des travaux obscurs chez des nations plus abandonnées. Telle était déjà la puissance de sa parole, que, s’étant arrêté au monastère de Palatiolum, près de Trèves, comme il commentait devant la communauté un passage de l’Écriture sainte qu’on venait de lire durant le repas, un jeune homme de quinze ans, nommé Grégoire, d’extraction royale et de la plus haute espérance, ravi des discours du missionnaire, déclara qu’il ne le quitterait plus, s’attacha à lui et devint un de ses plus illustres disciples. Winfried s’enfonça donc dans la Thuringe. Il y trouvait un pays ravagé par des guerres éternelles, des populations appauvries, parmi lesquelles il était réduit à vivre du travail de ses mains ; un petit nombre de chrétiens dans des bourgades mal défendues contre les incursions des barbares. Au milieu de tant d’alarmes, il commença à réunir les restes des chrétientés fondées par saint Kilian, à corriger les mœurs des prêtres et les croyances des fidèles. Les païens eux-mêmes quittaient leurs huttes pour aller entendre l’étranger savant qui parlait leur langue, et qui bravait l’horreur de leurs forêts. Beaucoup devinrent chrétiens ; d’autres, baptisés depuis longtemps, quittèrent les idoles auxquelles ils étaient retournés. Deux frères, Detdic et Deorwuif, qu’il avait arrachés aux pratiques du paganisme, lui donnèrent une terre de leurs possessions, appelée Amonaburg ; il y éleva une église et un monastère. Ensuite, il s’avança dans le pays des Hessois et jusqu’aux frontières des Saxons, où il baptisa plusieurs milliers de barbares. Assuré dès lors.de ne point compromettre par une prédication impuissante la gloire de l’Évangile, il envoya Binna, son disciple, au souverain pontife, pour rendre compte des fruits obtenus lui-même le suivit de près[19].

Second voyage de Boniface à Rome.

Le second voyage de Winfried à Rome ouvre une nouvelle période de sa mission. Le pape Grégoire II le reçut dans la basilique du Vatican, l’entretint longuement, et lui demanda sa profession de foi, que le missionnaire écrivit, pour ne rien laisser au hasard du discours dans une matière si grave. Enfin, le jour de Saint-André de l’an 725, le pape le consacra évêque régionnaire, c’est-àdire sans limite de juridiction, et changea son nom barbare contre le nom prophétique de Bonifacius. L’élu prêta le serment épiscopal usité dès le temps du pape Gélase, et qu’il faut rapporter en entier, comme l’acte solennel qui fonda le droit ecclésiastique de l’Allemàgne « Au nom du Seigneur Dieu Jésus-Christ, qui nous a sauvés sous l’empire du seigneur Léon le Grand, empereur, la septième année après son consulat et la quatrième année de son fils Constantin le Grand, empereur ; indiction sixième. Moi, Boniface, par la grâce de Dieu, évêque, je promets à vous, bienheureux Pierre, prince des apôtres, et à votre vicaire, le bienheureux Grégoire, comme à ses successeurs, par la Trinité indivisible, Père, Fils et Saint-Esprit, et par votre corps très-sacré ici présent, de garder la fidélité et la pureté de la foi catholique, et de persévérer, avec l’aide de Dieu, dans l’unité de la même foi, d’où dépend, sans aucun doute, tout le salut des chrétiens. Je promets aussi dene jamais consentir à aucune instigation contre l’union de l’Église commune et universelle ; mais de prêter en toutes choses, comme je l’ai dit, ma fidélité, ma sincérité et mon concours, à vous et aux intérêts de votre Église, à qui le Seigneur Dieu a donné le pouvoir de lier et de délier, ainsi qu’à votre vicaire et à ceux qui lui succéderont. Si je viens à connaître des prélats qui vivent contrairement aux règles anciennes des saints Pères, je m’engage à n’avoir avec eux ni communion ni commerce mais, au contraire, à les réprimer si je puis ; sinon, j’en ferai aussitôt un rapport fidèle à mon seigneur le successeur de l’apôtre. Que si (ce qu’a Dieu ne plaise !) je tente d’agir contre les termes de la présente déclaration, en quelque manière ou dans quelque occasion que ce soit, je veux être trouvé coupable au jugement éternel, et en courir le châtiment d’Ananie et. de Sapphire, qui osèrent vous tromper en vous cachant leurs biens. Moi, Boniface, humble évêque, j’ai écrit de ma propre main ce texte de mon serment, et,.le déposant sur le corps très-sacré de saint Pierre, j’ai fait devant Dieu, pris pour témoin et pour juge, le serment que je promets d’observer. » En renvoyant Boniface aux nations du Nord, le souverain pontife lui remit le livre des saints canons il y joignit des lettres pour Charles Martel, pour les évêques, pour le peuple chrétien, qu’il exhortait à protéger le délégué du saint siége, à le seconder, à le secourir ; enfin pour les idolâtres thuringiens et saxons, auprès desquels il l’accréditait comme l’envoyé de Dieu dans l’intérêt de leurs âmes[20].

Boniface évêque en Germanie.

Saint Boniface quitta Home, et se rendit premièrement auprès de Charles Martel, qui lui fit délivrer une charte de sauvegarde, souscrite de sa main et revêtue de son sceau. Il y était ordonné aux évêques, ducs, comtes, et officiers de tout rang, de respecter l’homme apostolique, le maire du palais l’ayant pris sous sa protection (Mundiburdium), et lui prêtant main forte pour aller et venir comme il lui plairait, de façon qu’il trouvât partout justice. Charles Martel devait assurément ce bon procédé au missionnaire, cette réponse à un pape qui le louait de sa piété, à des avances qui’ lui laissaient déjà pressentir ce que Rome pourrait un jour pour la grandeur de sa maison. Mais on a lieu de douter que le maire du palais, distrait par les soins de la guerre et du gouvernement, circonvenu par des prêtres relâchés, aussi peu favorables au prosélytisme des Anglo-Saxons qu’aux austérités des Irlandais, s’occupât d’entourer Boniface de cette protection vigilante que demandait son ministère en des circonstances si difficiles. Au moment de rentrer dans ses missions de Hesse et de Thuringe, on voit le grand évêque s’effrayer de son isolement. Il croit encore, et peut-être plus qu’il ne faut, à la nécessité de l’intervention séculière pour contenir les mauvais chrétiens, et pour commencer la conversion des païens, non par la violence, mais par le respect. D’un autre côté, il trouve le prince entouré de prélats courtisans, d’adultères et d’homicides élevés aux saints ordres, de faux docteurs qui, à l’exemple des manichéens, défendent les viandes permises. Alors il se souvient des monastères de Bretagne, de ce peuple de saints, où sa jeunesse trouvait tant de lumières et de consolations. Il écrit à son ancien évêque Daniel, « selon cette habitude des hommes quand ils sont dans la peine, de chercher des adoucissements et des conseils auprès de ceux dont ils connaissent la sagesse et l’amitié. » Daniel lui répond ; il l’encourage par le souvenir des apôtres et des martyrs il l’engage chercher.au-dessus des princes de la terre le seul appui qui ne le trahira point. Surtout il lui prodigue les conseils de sa vieille expérience pour la conversion des païens, dans une lettre qu’il faut citer pour y voir la suite de cette politique de saint Grégoire, dont l’Eglise anglo-saxonne avait conservé la tradition[21]·

La controverse avec les païens

« Vous ne devez point, écrivait-il, vous élever contre les généalogies de leurs faux dieux. Laissez-les répéter devant vous que leurs dieux naquirent les uns des autres, par l’embrassement de l’époux et de l’épouse. Vous leur prouverez ensuite que des dieux et des déesses nés d’une naissance humaine ne sont que des hommes, et qu’ayant commencé d’être, ils n’existèrent donc pas toujours. Alors demandez-leur si le monde a eu un commencement, ou s’il est éternel et s’il a commencé, qui l’a créé ? Et dans quel lieu, avant la création, résidaient ces divinités qui naissent ? S’ils le disent éternel, qui le gouvernait avant la venue des dieux ? Comment soumirent-ils à leurs lois ce monde qui n’en avait pas besoin ? D’où est venu le premier d’entre eux, et par qui fut engendré celui de qui descendirent tous les autres ? Pensent-ils aussi qu’il faille honorer leurs dieux pour le bonheur temporel et présent, ou pour le bonheur éternel ? Si c’est pour le bonheur temporel, qu’ils disent en quoi les païens sont plus heureux que les chrétiens ?. Vous leur adresserez ces objections et plusieurs autres semblables, non comme des provocations et des insultes, mais avec beaucoup de modération et de douceur. Et par intervalles il faudra comparer leurs superstitions à nos dogmes, les effleurant pour ainsi dire, afin que les païens demeurent confus plutôt qu’exaspérés, qu’ils rougissent de l’absurdité de leurs opinions, et ne pensent point que nous ignorions leurs fables et leurs criminelles observances. Vous leur représsenterez aussi la grandeur du monde chrétien, en comparaison de quoi ils sont si peu de chose ; Et afin qu’ils ne vantent pas l’empire immémorial de leurs idoles, apprenez-leur que leurs idoles furent adorées par toute, la terre, jusqu’à ce que la terre eût été réconciliée avec Dieu par la grâce de Jésus-Christ[22]

Le chêne de Geiamar.

Tels étaient les conseils que Boniface méditait, en pénétrant de nouveau chez les tribus païennes de la Hesse. Ces ménagements pour les traditions nationales, cette indulgence soutenue de tant de zèle et d’austérité, attiraient les barbares. Beaucoup abjurèrent leurs erreurs. Mais d’autres, en grand nombre, sacrifiaient ouvertement ou en secret aux arbres et aux fontaines, pratiquaient les divinations et les incantations, et consultaient le chant des oiseaux. Alors, par le conseil des plus sages, et pour entraîner par un grand exemple les esprits ébranlés, il résolut de renverser un arbre d’une merveilleuse hauteur, queles païens dans leur langue nommaient le chêne de Thor, et qui s’élevait au lieu appelé Geismar. Une grande multitude de barbares était accourue, menaçant de défendre à main armée ce dernier signé du culte de leur pères, et de mettre à mort l’ennemi des dieux. L’évêque parut, entouré de ces clercs. Aux premiers coups de cognée, un grand vent, qu’on regarda comme un signe du ciel, fit plier le chêne gigantesque. Il s’inclina sous le poids de ses. branches, et tomba, se brisant en trois endroits, de sorte que, sans aucun travail, il se trouva partagé en quatre grands troncs d’une égale longueur. La foule des idolâtres rétracta ses imprécations, et loua le Dieu des chrétiens[23].

Le coup porté au paganisme en un jour voulait être soutenu par un effort de plusieurs années. Du bois de l’arbre sacré, on construisit un oratoire en’ l’honneur de saint Pierre. Deux autres églises s’élevèrent-auprès d’Altenberg et d’Ohrdruff puis, remontant le cours de la Wera, il reprit le chemin de la Thuringe, qu’il trouva livrée à tous les désordres de l’anarchie militaire, jusqu’à ce point que, le peuple, fatigué de la tyrannie de ses comtes, s’était donné aux Saxons. En même temps, des prêtres, concubinaires y prêchaient l’hérésie, en ameutant les nouveaux chrétiens contre le délégué de Rome, dont ils redoutaient l’autorité. Mais lui les confondit publiquement ; et, arrachant la multitude à leurs séductions, il continua de propager la parole de Dieu au milieu de beaucoup de privations et de périls. Le nombre des fidèles s’accrut rapidement, les églises se multiplièrent ; les nouveaux oratoires de Frizlar, d’Erfurt, d’Altenberg, d’Ohrdruff, s’élevèrent pour devenir le centre d’autant de bourgades, et les prédicateurs commencèrent a manquer.

Colonies anglo-saxonnes appelées par S. Boniface.

Alors Boniface tourna ses espérances vers ses frères d’Angleterre il écrivit aux évéques, aux’ abbés, aux saintes femmes qui gouvernaient des monastères ; il leur confiait sa détresse, l’insuffisance de ses prêtres, les sollicitudes de sa responsabilité épiscopale. « Pour celui qui fut appelé au ministère de la parole, disait-il, c’est peu de vivre saintement s’il rougit ou s’il craint de poursuivre les hommes égares, il périra avec ceux qui périssent par son silence : » Il sollicitait donc leur secours il demandait des ornemènts sacerdotaux, des cloches, principalement des livres. On devait chercher pour lui, dans tes archives des couvents, les Questions de saint Augustin de Cantorbéry, apôtre des Anglo-Saxons, avec les réponses de saint Grégoire le Grand, les Passions des martyrs, les commentaires des Pères sur saint Paul, et un volume contenant six prophètes, d’une écriture nette et sans abréviations ni liaisons, comme il le fallait « pour le soulagement de ses vieux yeux». L’abbesse Eadburg était priée de lui faire transcrire les Épîtres de saint Pierre en lettres d’or, « afin d’honorer les saintes Ecritures devant les regards charnels des païens[24]. » Surtout il implorait de nouveaux ouvriers pour la moisson blanchissante de l’Évangile. Les monastères anglo-saxons s’ouvrirent à son appel : il en sortit un grand nombre de serviteurs de Dieu, lecteurs, écrivains, hommes habiles en différents arts, et ils se rendirent en Germanie. Une génération de disciples se forma autour du maître c’était Lui, qui devait lui succéder un jour ; Willibald, revenu du pèlerinage de Jérusalem ; Wunnibald, Witta. Il avait déjà auprès de lui le jeune Grégoire et Wigbert, qu’il mit à la tête de la colonie monastique de Fritzlar. Plus tard, un homme noble de la province du Norique vint lui présenter son jeune fils, pour l’élever au service de Dieu. Celui-ci s’appelait Sturm, et devint fondateur de l’abbaye de Fulde. On vit sortir aussi des couvents de la Grande-Bretagne un essaim de veuves et de vierges, mères, soeurs, parentes des missionnaires,jalouses de partager leurs mérites et leurs périls. Chunihifd et Berathgit, sa fille, s’arrêtèrent en Thuringe.Chunidrat fut envoyée en Bavière ; Thecla demeura à Kitzingen, sur le Mein. Lioba, « belle comme les anges, ravissante dans ses discours, savante dans les Écritures et les saints canons, gouverna l’abbaye de Bischofsheim. » Les farouches Germaines, qui, autrefois, aimaient le sang et se mêlaient aux batailles, venaient maintenant s’agenouiller au pied de ces douces maîtresses. Le silence et l’humilité ont caché leurs travaux aux regards du monde ; mais l’histoire marque leur place aux origines de la civilisation germanique que la Providence a mis des femmes auprès de tous les berceaux[25]

Prédications de S.Boniface.

Au bout de quelques années, Boniface comptait cent mille convertis. Mais c’était peu de mener au baptême ces hommes que nous avons vus si faibles et si tentés, si prompt à quitter le Christ pour retourner aux faux dieux, au meurtre, au pillage : il fallait mettre la cognée aux racines du paganisme dans les cœurs, plus fortes et plus tenaces que celles du chêne sacré de Geismar. Ce fut l’ouvrage de la prédication de saint Boniface et de ses disciples, si nous pouvons en juger par le recueil d’homélies qui nous est parvenu. On y trouve bien la parole toute vivante de l’apôtre, telle qu’il la devait à des néophytes grossiers, mais recueillie et traduite en latin, pour servir de modèle et comme de manuel aux prêtres chargés du même ministère. Ces homélies sont au nombre de quinze, en général très-courtes, et adressées à un auditoire aussi peu instruit des choses humaines que des divines. C’est ainsi que, racontant à ces barbares la naissance du Sauveur, le prédicateur leur apprend qu’il y avait alors une grande ville qui s’appelait Rome, un chef puissant qui se nommait Auguste, et qui fit régner la paix par toute la terre. Il trouve cependant le secret d’introduire ces esprits charnels aux plus hautes considérations du christianisme, aux mystères des saintes Écritures, qu’il cite partout, à la théologie des Pères, qu’il rappelle souvent on remarque dans te sermon dixième, sur l’incarnation, le souvenir d’un admirable passage des Dialogues de saint Grégoire. Plusieurs de ces discours prennent occasion d’une solennité, de la Nativité, du Carême, de la fête de Pâques, pour résumer en peu de paroles, mais avec beaucoup de simplicité, de clarté et de chaleur, l’économie de la Rédemption, les points principaux de la foi, de la morale, de la discipline. Mais c’est surtout dans le quinzième sermon qu’on surprend pour ainsi dire les communications de l’évêque avec les nouveaux baptisés, lorsqu’au sortir de l’eau sainte il les instruit des devoirs de la vie chrétienne. « Écoutez, mes frères, et méditez attentivement ce que vous venez d’abjurer au baptême. Vous avez abjuré le démon, ses œuvres et ses pompes. Qu’est-ce donc que les œuvres du démon ? Ce sont l’orgueil, l’idolâtrie, l’envie, l’homicide, la calomnie, le mensonge, le parjure, la haine, la fornication, l’adultère, et tout ce qui souille l’homme ; le vol, le faux témoignage, la gourmandise, l’ivresse, les paroles honteuses, les querelles. C’est de s’attacher aux sortiléges et aux incantations, de croire aux magiciennes et aux hommes-loups de porter des amulettes et de désobéir a Dieu. Ces œuvres et celles qui leur ressemblent sont du démon vous les avez abjurées au baptême, et. selon les paroles de l’Apôtre, ceux qui vivent de la sorte n’entreront point dans le royaume des cieux. Mais, comme nous croyons que, par la miséricorde divine, vous avez renoncé à toutes ces choses, de fait et d’intention/il me reste à vous rappeler, mes frères bien-aimës, ce que vous avez promis au Dieu tout-puissant. Car vous avez premièrement promis de croire en Dieu tout-puissant, en Jésus-Christ son fils, et en l’Esprit-Saint : un seul Dieu dans une trinité parfaite. Voici les commandements que vous devez garder Vous aimerez ce Dieu, que vous avez confessé, de tout votre cœur, de toute votre âme, de toutes vos forces ensuite le prochain comme vous-mêmes. Soyez patients, miséricordieux, bons et chastes. Enseignez la crainte de Dieu à vos enfants et, à vos serviteurs. Mettez la paix dans les discordes ; que celui qui juge ne reçoive pas de présents, car les présents aveuglent même l’esprit des sages. Observez le jour du dimanche et rendez-vous à l’église pour y prier, non pour y tenir de vains discours. Donnez l’aumône selon vos forces. Si vous avez des festins, invitez-y les pauvres, exercez l’hospitalité visitez les malades, servez les veuves et les orphelins, rendez la dime aux églises ; ne faites point ce que vous ne voulez point qu’on vous fasse ne craignez que Dieu, mais craignez-le toujours. Croyez à la venue du Christ, à la résurrection de la chair et au jugement universel[26]

Questions de S. Boniface. Réponses de Grégoire.

Tout indique dans ce discours une Église constituée, qui a ses oratoires, ses fêtes, ses observances régulières. Telle fut, en effet, la puissance de la prédication et l’activité du zèle qui en organisait les conquêtes, qu’en 752, les paysans s’étant jetés sur la Thuringe, où ils brûlèrent trente églises, tant paroisses que monastères, Boniface, écrivant au pape Etienne, parlait de ces pertes comme d’un accident qui avait retardé sa lettre, mais qu’un peu de soin venait de réparer[27]. C’était sous la menace des incursions, dans un pays où la civilisation antique n’avait laissé ni ruines ni souvenirs, qu’il fallait asseoir une société durable. Comment ce grand esprit, capable de mesurer la difficulté de son œuvre, ne s’en fût-il pas effrayé ? Quoi de surprenant s’il hésite, s’il s’efforce de concilier la sévérité des lois ecclésiastiques avec la faiblesse d’un peuple nouveau ; s’il prend conseil des évêques anglo-saxons, ses anciens, maîtres ; s’il soumet une série de questions au souverain pontife ? Grégoire II lui répond en douze articles avec la fermeté et la condescendance romaines. Il traite de la législation du mariage, de la discipline cléricale, de l’administration des sacrements. Il interdit l’usage des viandes immolées en cas de maladies contagieuses, il ordonne aux prêtres et aux religieux de rester, et, s’il le faut, de mourir à leur poste. « Sur le point des empêchements en matière matrimoniale, nous prononçons qu’il serait mieux de s’abstenir jusqu’au degré où la parenté cesse d’être reconnaissable ; mais, comme nous penchons à l’indulgence plutôt qu’à l’application du droit strict, surtout en faveur d’une nation barbare, nous voulons qu’après la quatrième génération les noces puissent être permises. Les lépreux, s’ils sont fidèles chrétiens, doivent être admis la participation du corps et du sang du Sauveur mais ils ne se mêleront point aux banquets publics. En ce qui concerne les prêtres et les évêques irréguliers, ne refusez pas de les admettre à vos entretiéns et à votre table. Il arrive souvent que les esprits rebelles aux corrections de la vérité se laissent captiver par la familiarité d’une vie commune et par la séduction d’un avertissement amical. Vous en userez de même à l’égard des chefs temporels qui vous prêteront leur appui, » Les décisions du pape consolaient le charitable évêque. Cet homme inflexible pour lui-même, qui n’interrompait jamais les jeûnes monastiques au milieu des fatigues de l’apostolat,nese lassait point de solliciter des décisions, des interprétations indulgentes, pour adoucir à sa jeune Eglise les rigueurs des saints canons. En 732, il reçut de Rome le pallium, insigne de l’autorité métropolitaine, et le pouvoir d’achever, par l’établissement de plusieurs évêchés, l’organisation de la société catholique aux mêmes lieux où, neuf ans auparavant, il s’effrayait de sa solitude[28]. Mais les chrétientés nouvelles ne pouvaient se constituer sans une réforme générale de l’Église germanique, dont les désordres renaissants faisaient la douleur de Boniface, quand il voyait, disait-il, des prêtres tombés et des moines apostats éclater avec les païens en injures contre l’Église, et devenir un effroyable obstacle à l’Evangile. En effet, rien n’était plus effrayant pour les contemporains, mais rien n’est plus instructif que les vicissitudes de ce long combat, où chaque effort pour éclairer, pour civiliser les peuples, succombait sous une nouvelle révolte de la barbarie.

Au moment même où Charles Martel, vainqueur des infidèles, tendant la main à la papauté, semblait devenir le sauveur de la civilisation chrétienne, elle faillit périr des suites de la victoire. Les exploits de ce grand homme de guerre, en assurant la supériorité des Àustrasiens sur la Neustrie et de l’aristocratie militaire sur la royauté, avaient encore une fois changé la face du pays. Les Francs orientaux s’établirenten conquérants dans les villes de l’ouest et du centre, jusque-là paisiblementgouvernées par des officiers des rois et l’on vit toutes les violences d’une invasion barbare, avec tous les changements d’une révolution politique. En même temps, les armées sarrasines, passant les Pyrénées, avaient ravagé la Septimanie et l’Aquitaine. D’un côté, elles remontèrent la vallée du Rhône, prirent Lyon, Besançon et s’avancèrent jusqu’à Sens ; de l’autre, elles descendirent la Garonne, et, maîtresses de Poitiers, elles menaçaient déjà de. livrer aux flammes le sanctuaire national de Saint-Martin de Tours. La bataille qui sauva l’Eglise, des Gaules lui coûta cher ses biens furent donnés en fiefs aux guerriers. Charles, importuné des exigences de ses leudes, leur jetait les crosses des évéchés et des abbayes. Le siége de Mayence fut occupé successivement par deux soldats, Gerold et Gewielieb, son fils le premier périt en combattant les Saxons ; le second vint en armes défier le meurtrier de son père, le tua d’un coup d’épée, et-retourna sans remords au service de l’autel. De semblables chefs n’étaient pas faits pour contenir le clergé le désordre ne trouva plus de résistance. Les derniers vestiges de la réforme accomplie par saint Colomban s’effacèrent et, s’il en faut croire Hincmar, le christianisme sembla un moment aboli, et, dans les provinces orientales, les idoles furent restaurées.

D’un autre côté, les hérésies grecques, propagées au midi de la Germanie par les Goths et les Hérules, renaissaient de leurs cendres. L’arianisme reparaissait dans la Bavière des religieux africains y avaient porté les doctrines manichéennes. On y trouvait des évêques sans siège, des prêtres sans mission, des serfs tonsures échappés des manoirs de leurs maîtres, des clercs adultères qui sortaient de leurs orgies avinés et chancelants, pour aller lire l’Évangile au peuple. D’autres immolaient des taureaux et des boucs au dieu Thor, et venaient ensuite baptiser les enfants, on ne sait au nom de quelle divinité. Un Irlandais, nommé Clémente parcourait les bords du Rhin, traînant à sa suite une concubine, prêchant l’erreur, s’élevant contre là doctrine des Pères et contre les traditions de l’Église. Un autre hérétique, nommé Aldebert, faisait lire devant lui une lettre du Christ apportée par les anges, se vantait de ses miracles, distribuait lui-même ses reliques. La foule, entraînée à ses oratoires, qu’il érigeait sous sa propre invocation, désertait les églises, et n’écoutait plus la voix des pasteurs. Ces égarements rappelaient les erreurs du gnosticisme, et montraient combien la raison humaine, énervée, par l’idolâtrie, avait de peine à ressaisir la vérité[29]

Deux dangers, l’un politique, l’autre théologique, menaçaient donc la Germanie chrétienne ils faisaient toute la sollicitude de Boniface, et occupèrent la troisième période de sa mission.

Troisième voyage de S. Boniface à Rome.

Elle commença, comme les deux autres, par un pèlerinage. L’évêque venait de visiter les bords du Danube ; il y avait vu la tyrannie des grands, la corruption des ecclésiastiques, la hardiesse des sectaires. Ces maux voulaient une répression décisive. Il résolut d’en conférer avec le pape Grégoire III, qui avait succédé au pontificat de Grégoire II et à ses desseins. Boniface partit pour Rome en 738 avec une suite nombreuse ; il y fut accueilli par l’hospitalité fraternelle du souverain pontife, par la vénération des Romains, et par le pieux empressement des étrangers. Une multitude innombrable de Francs, de Bavarois, d’Anglo-Saxons, pèlerins de tous les pays de l’Occident, l’accompagnaient pour ne rien perdre de ses discours. Il séjourna un an dans la ville éternelle, occupé de régler les affaires de son Église avec Grégoire III, et de visiter les tombeaux des saints, afin de recommander à leurs prières le reste de ses vieilles années. Enfin, il s’éloigna, comblé de présents, muni de trois lettres pour tous les prélats, pour les nations converties, pour les évêques des Alemans et des Bavarois. Il était chargé d’une délégation nouvelle à l’effet d’instituer des siéges épiscopaux, de réformer le clergé et le peuple, et d’achever enfin l’organisation ecclésiastique des contrées qui obéissaient aux Francs[30].

Réforme des églises de Germanie. Conciles.

Le délégué du saint-siége se rendit premièrement en Bavière, et, de concert avec Odilo, duc de cette nation, il y commença la réforme religieuse. Son premier soin fut de convoquer un synode, dont on ne peut marquer exactement ni le temps ni le lieu, mais dont les décrets partagèrent la province entre les quatre évêchés de Salzburg, Freisingen, Ratisbonne et Passau. Vivilo de Passau fut maintenu dans son siège pour les trois autres, on fit choix de trois hommes éprouvés. Autour d’eux les rangs du sacerdoce se resserrèrent, les hérésies et les idoles rentrèrent dans l’oubli, et l’on vit se relever avec gloire l’ouvrage ruiné de saint Severin et de saint Rupert. Boniface rendit compte de sa mission au siège apostolique, et remonta vers le Nord. L’an 742, et quand la mort de Charles Martel permit de mettre la main à la réforme de ce clergé simoniaque et belliqueux, dont il s’était en . entouré, un second synode fut célébré sous l’autorité de Carloman, fils de Charles Martel, et en présence de ses guerriers. On y reconnut l’autorité archiépiscopale de Boniface, et le partage qu’il venait de faire de la Franconie en trois diocèses : Wurtzbourg, Burabourg, Eichstaedt.Erfurt y fut joint pour la Thuringe. Le synode commença par rétablir les églises dans leurs droits et dans leurs biens ; il prononça la dégradation des prêtres intrus et concubinaires ; i rappela le clergé aux anciennes maximes qui lui interdisaient l’habit laïque, la compagnie des femmes, l’usage des armes, des meutes et des faucons. Enfin, des prohibitions sévères poursuivaient les restes du paganisme, l’observation des augures ; les sortiléges, les feux allumés en l’honneur des faux dieux, les sacrifices sur les tombeaux. L’année suivante (743), en présence de Carloman, une autre assemblée fut tenue pour l’Austrasie, à Leptines, non loin de Cambrai. Boniface y présida. Tous les ordres du clergé, « évêques, prêtres et, diacres, avec les clercs inférieurs, promirent de faire revivre, par leurs mœurs et leur doctrine, les saintes règles des Pères et les lois de l’Église. » Les abbés et les moines se soumirent à la règle de saint Benoît. Les périls de la guerre et les besoins de l’État décidèrent les évêques et le peuple à laisser au prince la jouissance précaire d’une partie des biens ecclésiastiques, à charge d’une redevance annuelle de douze deniers par feu. D’autres articles interdirent l’adultère, l’inceste, les noces illicites, la vente des esclaves chrétiens aux idolâtres. Le dernier renouvelait la défense des pratiques païennes, sous peine de quinze pièces de monnaie. On dressa, pour éclairer le zèle des prédicateurs, une liste de-= trente superstitions populaires, monument instructif du paganisme germanique ; et la formule suivante, rédigée en langue tudesque, fut proposée aux convertis : « Je renonce au démon, à la communion du démon, aux œuvres et aux paroles du démon, à Dunar, Woden et Saxnot, et à tous les esprits impurs qui sont avec eux . »[31] Le concile tenu l’année suivante à Soissons, sous Pépin, étendit les mêmes bienfaits aux provinces neustriennes. On y ajouta l’ordre de publier dans tout le pays le symbole de Nicée et les canons des anciens conciles. Cette mesure indique le péril de la foi, ébranlée par les prédications des sectaires et, en effet, il est recommandé de détruire les croix superstitieuses que l’hérétique Aldebert plantait sur son chemin. Enfin, le bras séculier se fait sentir, en infligeant une amende proportionnelle «  à quiconque enfreindra un de ces articles établis par vingt-trois évêques et d’autres serviteurs de Dieu, avec le consentement du duc Pépin et des chefs des Francs. » Il ne restait plus que de réunir les deux clergés d’Austrasie et de Neustrie, pour donner a ces décisions le sceau d’une loi nationale et tel semble l’objet d’un synode tenu, l’année suivante, en présence des deux maires à la fois, Pépin et Carloman. Ces assemblées solennelles, bénies par le souverain pontife, conduites par un saint, sous la protection de deux chefs puissants, excitèrent l’admiration des peuples. Elles renouaient la suite des synodes nationaux, interrompus depuis quatre-vingts ans. Les contemporains les comparèrent aux grands conciles de Nicée, de Constantinople, d’Éphèse et de Chalcédoine. Les uns et les autres servirent puissamment le christianisme les définitions de Nicée et d’Éphèse fixèrent les dogmes dans l’Église ; les règlements de Soissons et de Leptines y fixèrent les nations[32].

Le concile de Soissons avait ordonné que les synodes seraient célèbres tous les ans et Boniface, principal auteur du décret, en pressa l’exécution dans une suite d’assemblées, dont les statuts annuels, appropriés aux besoins des temps et des lieux, naturalisèrent en quelque façon la foi chrétienne dans l’esprit et jusque dans la langue des barbares. Injonction fut faite aux prêtres d’enseigner à tous les fidèles de leurs paroisses l’oraison dominicale et le symbole, comme aussi de se mettre en état d’entendre dans l’idiome du pays les abjurations, professions de foi et confessions des catholiques. Enfin, pour affermir la discipline de l’épiscopat, dont les désordres avaient fait le péril principal de ce siècle, on releva la juridiction des métropolitains, qui devaient se rattacher par un lien plus étroit à la chaire de Saint-Pierre. Boniface ne réussit qu’imparfaitement à reconstituer la juridiction archiépiscopale en Neustrie. Mais, à moins d’abandonner l’ouvrage de tant d’années, il fallait sur les bords du Rhin un siège puissant, dont l’autorité s’étendit la fois sur la frontière chrétienne et sur le champ de bataille des missions. L’assemblée des Francs choisit Mayence pour métropole ; et Boniface, qu’on a accusé d’avoir convoité ce siège, d’en avoir dépossédé Gewielieb afin de s’en ménager l’usurpation, ne l’accepta qu’après une longue résistance. Ses vues s’étaient, arrêtées sur Cologne, plus près du Nord et des païens de la Frise, dont le souvenir le poursuivait. Cependant, par un bref en date du 4 novembre 748, le pape Zacharie lui conféra l’église de Mayence érigée en métropole, « ayant sous sa juridiction Tongres, Cologne, Worms, Spire et Utrecht, avec tous les peuples de la Germanie, où la prédication du vénérable évêque avait porté la lumière du Christ[33]. » Le travail de restauration qui s’achevait ainsi dans l’Église germanique devait se continuer dans l’État. L’esprit de discipline, ramené dans les rangs du clergé, gagna les grands ; tout tendit à l’unité. Il était temps de mettre fin au désordre d’une royauté impuissante sous des maires souverains. Le pape, consulté, conseilla de rétablir la vérité, en réunissant sur une même tête le titre et le pouvoir. En 752, les guerriers réunis à Soissons élevèrent Pépin le Bref sur le bouclier, et les évêques lui donnèrent l’onction des rois d’Israël. Ce rit nouveau, inconnu des Francs mérovingiens, était emprunté à la liturgie de l’Église anglo-saxonne, et plusieurs chroniques témoignent en effet que Boniface sacra Pépin[34].

Devenu le législateur religieux d’un nouvel empire, et, après le souverain pontife, le plus grand nom de l’Église, d’Occident, Boniface tenait le serment qu’il avait prêté le jour de son ordination il étendait sa sollicitude aux intérêts généraux de la chrétienté. Déjà il avait visité dans Pavie Luitprand, roi des Lombards, afin de contenir ce prince ambitieux, que Rome avait vu plusieurs fois camper sous ses murs. Il écrivait au roi anglo-saxon Ethelbald pour l’arracher aux désordres d’une mauvaise vie. Dans cette lettre, signée de lui et de ses quatre suffragants, on reconnaît toute la prudence d’un-zèle vraiment chrétien, et moins pressé de foudroyer le pécheur que de le convertir. Boniface loue premièrement le roi de ses aumônes et de sa fermeté à réprimer les violences, les rapines et les parjures. Mais il s’afflige d’apprendre qu’un si grand prince, se refusant aux liens d’un mariage légitime, se déshonore par la luxure et l’adultère, portant ses mains jusque sur les vierges consacrées à Dieu. Après avoir rappelé avec la gravité d’un théologien les menaces de l’Écriture sainte contre les crimes de la chair, il s’arrête à deux considérations, où perce une grande sagesse politique, éclairée par l’étude et la comparaison des peuples, et qui a trouvé dans la pureté ou dans la corruption précoce des races barbares la raison de leurs destinées ; D’un côté, il cite au prince l’exemple des vieux Saxons, de cette branche encore païenne de la même famille, chez qui « la femme adultère est contrainte de se pendre de sa propre main ; et, après qu’on a brûlé son corps, le séducteur est pendu lui- même au-dessus du bûcher. D’autres fois, les femmes du pays se rassemblent autour de la pécheresse, et, déchirant ses vêtements au-dessus de la ceinture, elles la poursuivent à coups de verges et de couteaux, et la chassent ainsi de manoir en manoir, jusqu’à ce qu’elles la laissent morte ou mourante. Tel est le respect des gentils, de ces hommes sans loi, pour la loi de la nature écrite dans leurs cœurs. » D’un autre côté, il représente les habitants de l’Espagne, de la Provence et de la Bourgogne, gagnés par ces vices honteux que Dieu châtie par l’épée des Sarrasins. « Prenez garde, continue-t-il, que votre peuple ne se perde à son tour par l’exemple du prince. Car, si la nation des Anglais, ainsi qu’on le répète en ce pays, et qu’on nous en fait le reproche en France ; en Italie et jusque chez les païens, méprisant les noces légitimes, en vient à mener une vie digne de Sodome, sachez que les flancs des prostituées donneront le jour à une race dégénérée, abjecte dans ses penchants, qui ne sera plus ni forte à la guerre, ni fidèle à sa parole, ni aimable à Dieu, ni honorée des hommes. » Assurément l’accent du patriotisme indigné éclate ici, et l’on n’y voit rien de cette faiblesse reprochée à saint Boniface par quelques historiens. Il gourmande le zèle endormi du clergé d’Angleterre. « Soyons fermes dans la justice, écrit-il à Cuthbert, et préparons nos cœurs à l’épreuve, mettant notre confiance en celui qui a placé le fardeau sur nos épaules. Mourons, si Dieu le veut, pour les saintes lois de nos pères, afin de mériter avec eux l’héritage éternel. » Cet homme, accusé de s’être rendu l’aveugle instrument des papes, de les avoir importunés de consultations qui attestent la timidité de son esprit et de son caractère, ne craignait pas de faire entendre au siège apostolique de sévères avertissements : il réclamait hautement contre les abus de la chancellerie romaine ; il pressait le zèle du pape Zacharie, et demandait la suppression des danses idolâtriques, tolérées à Rome aux calendes de janvier. Des pèlerins qui avaient visité la ville sainte à cette époque lui rapportaient avec horreur qu’ils avaient vu sur les places, et jusqu’au seuil des églises, des danses accompagnées de chants sacriléges et de grands cris à la manière des païens, les tables chargées de viandes pendant la nuit, les femmes portant et vendant publiquement des phylactères et des amulettes. À ces récits, le vieil archevêque, qui a passé des années à poursuivre les restes de l’idolâtrie, s’indigne, et écrit au pape : « Que Votre Paternité daigne m’éclairer sur ce point, pour éviter à l’Église, aux prêtres et au peuple chrétiens, la douleur de voir naître des scandales, des schismes et des erreurs nouvelles. Car, si des hommes charnels, des Alemans, des Bavarois, des Francs, qui ne savent rien, voient pratiquer publiquement à Rome ce que nous leur défendons comme péché, ils le croient permis par l’Église, et en tirent une accusation contre nous, un scandale pour-eux. De là un grand obstacle à la prédication et à l’enseignement, selon cette parole de l’Apôtre : Vous observez encore les temps et les jours à la manière des païens : je crains bien d’avoir travaillé inutilement à votre salut, » Ce n’est pas là le langage_du schisme, mais c’est celui d’un amour exigeant et jaloux, qui ne-souffre rien d’imparfait dans l’exercice d’une autorité qu’il voudrait faire honorer de toute la terre[35] .

Fondation de l'abbaye de Fulde.

Il restait à saint Boniface d’assurer la durée de son œuvre, en fixant pour longtemps au cœur de la Germanie ces missions anglo-saxonnes qui avaient mis à son service tant d’excellents ouvriers. Le secret de ses succès était dans le nombre, le zèle et la discipline de cette milice religieuse que l’Angleterre lui donna, qu’il distribua d’abord sur les points les plus importants, à Amoneburg, à Ohrdruff, à Buraburg, à Fritzlar. Il fallait relier entre eux ces différents postes, et les fortifier par un établissement plus considérable destiné à devenir comme la citadelle du monachisme au centre de la barbarie et sur les confins des Saxons. Le disciple Sturm, chargé de cette mission, « sella son âne, et, prenant le viatique, il partit seul, se recommandant au Christ, qui est la voie, la vérité et la vie. Il s’enfonça dans la forêt qu’on nommait Buchonia, et il commenta à parcourir —de vastes espaces, remarquant les collines, les vallons, les torrents, les rivières. Il cheminait ainsi en récitant les psaumes et ne se reposait que la nuit. Alors, avec la serpe qu’il portait, il abattait du bois pour abriter son âne contre les bêtes sauvages et lui, s’étant signé, dormait tranquille. » Pendant plusieurs jours, Sturm erra dans les profondeurs de la forêt vierge sans rien voir que le-ciel, la terre et de grands arbres, sans rencontrer autre chose que les bêtes fauves, des volées d’oiseaux effrayés, et des bandes de sauvages qui descendaient à la nage le cours de la Fulda. Il s’arrêta enfin dans un lieu voisin de la rivière, dont la beauté lui plut, et, l’ayant béni et marqué d’un signe, il alla dire à l’archevêque ce qu’il avait trouvé. Saint Boniface approuva le choix, se rendit auprès du duc Carloman, et en obtint la concession du lieu indique, « jusqu’à un rayon de quatre mille pas à l’orient et à l’occident, au septentrion et au midi.  » Le douzième jour de mars de l’an 744, sept moines sous la conduite de Sturm, pourvus d’une donation de Carloman, avec l’assentiment de tous les hommes nobles du pays, prirent possession du sol avec des chants et des prières. Ils défrichèrent ensuite l’espace où devait s’élever le monastère, et au bout de deux mois Boniface vint le trouver avec un grand nombre de disciples et de serviteurs. Pendant que ceux-ci aidaient les frères à renverser les arbres, a balayer les ronces et tes broussailles, l’archevêque ravi bénissait Dieu d’avoir préparé un tel séjour à ses serviteurs. En effet, il aima cette solitude, il y revint souvent il s’y plaisait à instruire les moines, à leur interpréter les Écritures, à leur donner l’exemple des austérités et du travail..Il avait voulu, en 748, que Sturm, accompagné de deux frères, allât se former à la règle de saint Benoît dans les plus saints monastères d’Italie. En 751, il sollicitait du saint-siége apostolique un privilége qui mît la nouvelle abbaye hors de toute juridiction épiscopale. « Il y a, écrivait-il, un lieu sauvage, au plus profond d’une solitude immense, au milieu des peuples de mon apostolat, où j’ai élevé un monastère pour y mettre des moines sous la règle de saint Benoît, des hommes d’une sévère abstinence, qui n’usent ni de vin, ni de viande, ni de serviteurs, mais qui se contentent du travail de leurs mains. J’ai obtenu cette possession de plusieurs hommes religieux, et surtout de Carloman, alors prince des Francs, et je l’ai consacré au nom du Sauveur. C’est là qu’avec le bon plaisir de Votre Sainteté, j’ai-résolu de donner un repos de quelques jours à mon corps brisé par la vieillesse, et de choisir une sépulture ; car cet endroit est dans le voisinage des quatre peuples auxquels, par la grâce de Dieu, j’ai annoncé la parole du Christ. » Le privilége fut accordé, et commença la grandeur de cette puissante abbaye de Fulde, qu’on verra, rivale de Saint-Gall, réaliser l’idéal des colonies monastiques de l’Angleterre, et porter dans l’Allemagne centrale toutes les lumières de l’île des Saints[36] (1).

Correspondance littéraire de S. Boniface.

Ainsi, au milieu des agitations d’une vie mêlée à toutes les affaires de l’Église et de l’État, Boniface n’avait perdu ni les traditions ni les habitudes du cloître, et, sous son manteau d’archevêque, c’était le cœur d’un moine qu’il gardait. C’était dans les monastères de sa patrie qù’il avait contracté ce goût des lettres, dont il ne se défit pas il y avait enseigné la grammaire, l’éloquence et l’art des vers, avec un éclat qui attirait autour de lui un nombreux auditoire ; et cet homme destiné à de grandes choses avait composé un Traité des huit parties du discours. On y trouve assurément peu de vues nouvelles ; mais il y avait quelque mérite, en des temps si difficiles, à conserver, à méditer, à reproduire dans une compilation judicieuse, les écrits de Donatus, de Diomède et de Charisins. Plus tard, et dans son exil de Thuringe, l’ancien maître entretient une correspondance littéraire avec ceux qui regrettent ses leçons. S’il presse de sollicitations ses amis de la Grande-Bretagne, ce n’est pas seulement pour en obtenir des livres de liturgie, de théologie, de droit canonique : il veut suivre les progrès de ces écoles dont il a vu commencer la prospérité. II prie l’archevêque Egbert, d’York, de lui faire transcrire « quelques-uns des opuscules de Bède, de ce maître fameux qu’il a entendu vanter comme une intelligence enrichie des dons de la grâce divine ; afin, dit-il, que si Dieu vous a donné un flambeau, nous en jouissions aussi. » En échange de ces écrits que les évêques et les moines tiraient pour lui de leurs bibliothèques, il leur envoyait les productions des pays barbares, des tissus de poils de chèvre, des peaux préparées et à son vieux maître Daniel, une fourrure pour lui tenir les pieds chauds. Il avait pour les princes des présents plus riches :il offrit au roi Éthelbald un épervier, deux faucons, deux boucliers, deux lances et à la reine, un peigne d’ivoire et un miroir d’argent. Tout le recueil de ses lettres témoigne de cette politesse d’esprit et de mœurs qui ne s’altérait ni par l’isolement, ni par le commerce des barbares. Sa latinité n’a pas toute l’enflure, toute la recherche que les écrivains anglo-saxons avaient imitées des derniers rhéteurs romains. Mais les hellénismes nombreux dont elle est mêlée indiquent une connaissance de la langue grecque, moins rare qu’on ne pense quand les disciples de saint Théodore de Cantorbéry occupaient toutes les chaires. Peut-être le grammairien se trahit-il plus qu’il ne faut, quand il doute de la— validité du sacrement conféré par un prêtre qui baptisait in nomine Patria et Filia. Mais, lorsqu’il félicite le pape Zacharie de son joyeux avènement, on aime à le voir trouver sous sa plume d’élégants hexamètres, et prouver qu’à soixante ans il se souvient des jeux classiques de sa jeunesse. On ne sait pas assez à quel point le démon des vers latins possédait ces Anglo-Saxons, hommes et femmes, derrière les murs des cloîtres comme dans les périls de l’apostolat. Une parente de saint Boniface lui écrivait la lettre suivante, qu’il faut citer pour pénétrer dans les mœurs de cette société mal connue, et pour surprendre tout ce qui s’y cachait de tendresse de cœur et de culture d’esprit « Au très-révérend seigneur et évoque Boniface. très-aimé dans le Christ, sa parente Leobgytha, la dernière des servantes de Dieu, santé et salut éternel. Je conjure Votre Clémence de daigner se souvenir de l’amitié qui vous unit jadis à mon père, qui se nommait Tinne, habitant du Wessex, et qui a quitté ce monde il y a huit ans, en sorte que vous vouliez bien prier pour le repos de son âme. Je vous recommande aussi ma mère Ebbe, votre parente, comme. vous le savez mieux que moi, qui vit encore dans une grande peine, et depuis longtemps accablée d’infirmités. Je suis leur fille unique ; et plaise à Dieu, tout indigne que j’en suis, que j’aie l’honneur de vous avoir pour frère car nul homme de notre parenté ne m’inspire autant de confiance que j’en ai mis en vous. J’ai pris soin de vous envoyer ce petit présent, non que je le croie digne de vos regards, mais pour que vous vous souveniez de ma petitesse, et qu’en dépit de la distance des lieux, le nœud d’une véritable tendresse nous unisse pour le —reste de nos jours. Voici donc, frère très-aimable, ce que je demande avec supplication : c’est que le bouclier de vos prières me couvre contre les traits empoisonnés de l’ennemi. Je demande aussi que vous excusiez la rusticité de cette lettre, et que Votre Affabilité ne me refuse point quelques mots de réponse après lesquels je soupire. Vous trouverez ci-dessous des vers que j’ai cherché à composer selon la règle de l’art poétique ; non pas par confiance en moi-même, mais pour exercer le peu d’esprit que Dieu m’a donné, et pour solliciter vos conseils. J’ai appris ce que je sais d’Eadburg, ma maîtresse, qui ne cesse d’approfondir l’étude de la loi divine. Adieu : vivez d’une vie longue et heureuse ; intercédez pour moi.

Que le Juge puissant, créateur de la terre,
Qui règne glorieux au royaume du Père,
Vous conserve brûlant de son feu chaste et doux
Jusqu’au jour où le temps perdra ses droits sur vous[37]. »

Celle qui écrivait ainsi était la même que cette belle et savante Lioba, appelée un peu plus tard au gouvernement du monastère de Bischofsheim, où elle enseigna sans doute la prosodie latine aux filles des Germains. Boniface répondit à de si touchantes prières en l’associant à ses travaux ; on peut croire qu’il lui adressait, à son tour, son poëme des Vertus.

Ses poésies.

C’est un ouvrage d’environ deux cents vers, dédié à une sainte femme « J’ai voulu, dit-il, envoyer à ma sœur dix pommes d’or cueillies sur l’arbre de vie, où elles pendaient parmi les fleurs. » Ces dix pommes d’or sont dix énigmes dans ce goût recherché, qui tient à la fois de la décadence latine et de la poésie barbare. Chaque énigme contient la définition d’une vertu dont le nom se forme des initiales de chaque vers. Le poëte met successivement en scène la Charité, la Foi, l’Espérance, la Justice, la Vérité, la Miséricorde, la Patience, la. Paix, l’Humilité, la Virginité. Je cite l’énigme de la Justice, où l’on voit mieux qu’ailleurs quelle place les souvenirs mythologiques tenaient encore, au huitième siècle, dans l’imagination d’un saint. « On ditque le foudroyant Jupiter me donna le jour, et que, vierge, j’ai quitté à cause de ses crimes la terre profanée. Rarement mon visage se montre aux enfants des hommes. Fille glorieuse du Roi des cieux, me jouant dans les embrassements de mon père, je gouverne le monde par ses lois. La famille des hommes jouirait d’un âge d’or éternel, si elle gardait la règle de la vierge qui les aime. Le jour où je fus méprisée, l’essaim des maux s’abattit sur les peuples ; ils foulèrent sans repentir les préceptes du véritable maître du tonnerre, les lois du Christ voilà pourquoi ils descendent tristement dans la nuit de l’Erèbe, et vont habiter en pleurant le brûlant royaume de Pluton. » Je ne me fais pas d’illusion sur le mérite de ces jeux d’esprit ; mais je ne puis m’empêcher de remarquer tout ce qu’il y a de légitime, de respectable, dans les lettres humaines, pour qu’un homme si saint, si occupé des intérêts de l’éternité, n’ait pu se détacher de cette dernière consolation terrestre, et que saint Boniface ait eu la faiblesse de faire des vers[38].

Caractère de S. Boniface.

C’est qu’en effet, en étudiant de plus près la correspondance de saint Boniface, on trouve plusieurs de ces faiblesses qu’on aime dans les grandes âmes chrétiennes, comme une preuve qu’on a affaire à des cœurs de chair et non de bronze. On sait bien que ces scrupuleux, ces mélancoliques, ces pusillanimes, remueront le monde, parce qu’ils trouvent leur force dans la pensée même des devoirs qui les effrayent, mais qu’ils remplissent. En suivant l’apôtre des Germains dans des travaux qui égalent en hardiesse, en activité, en persévérance, les plus belles conquête romaines, on ne se douterait pas que toutes ses lettres font voir une âme délicate, froissée de la dureté d’un siècle pour lequel elle ne semble pas née, tourmentée de scrupules du côté de Dieu, d’inquiétudes du côté des hommes. A son entrée en Germanie, vers 724, il confie à son

ancien évêque Daniel le trouble de sa conscience, partagée entre la nécessité de porter ses conseils et ses représentations au duc des Francs, et la crainte de violer les saints canons en communiquant avec les prêtres sacriléges qui fréquentent le palais. C’est en vain que Daniel le rassure par l’exemple du Christ, qui s’asseyait à la table des pêcheurs, et que, plus tard, le pape Grégoire II lui répond dans le même sens. Vingt-six ans après, la même crainte le poursuit ; il s’accuse auprès du pape Zacharie de n’avoir pu s’abstenir corporellement du commerce des excommuniés, quand le besoin des églises le conduisait au palais des princes. « Seulement ajoute-t-il, j’ai gardé, sinon la lettre, du moins l’esprit de mon serment, puisque mon cœur ne s’est point associé à leurs conseils.» Un autre soin le tourmente et le presse davantage, à mesure que ses années se multiplient c’est celui de tant de disciples qu’il a tirés des cloîtres d’Angleterre, et qu’il laissera exposés à tous les hasards de l’exil et de la persécution chez un peuple à demi barbare. Il leur cherche un protecteur puissant en la personne de Fulrad, abbé de Saint-Denis et conseiller de Pépin, et il lui écrit en ces termes: « Je vous conjure, au nom du Christ, de mener à bonne fin l’ouvrage que vous avez commencé, c’est-à-dire de saluer en mon nom notre glorieux et aimable roi Pépin, de lui rendre grâce de toutes les œuvres charitables qu’il a faites pour moi, et de lui dire qu'il paraît vraisemblable à moi et à mes amis que mes infirmités mettront bientôt fin au cours de ma vie temporelle. C’est pourquoi je supplie notre roi très-haut, au nom du Christ fils de Dieu, de vouloir bien me faire savoir, en mon vivant, ce qu’il compte ordonner de mes disciples après moi ; car presque tous sont étrangers, et plusieurs sont prêtres et charges, en beaucoup de lieux, du ministère des églises. D’autres mènent la vie religieuse~ dans nos monastères, et ont été destinés, dès l’enfance, à l’enseignement des lettres. Il y a aussi des vieillards qui ont longtemps travaillé avec moi. Ils font tous mon inquiétude, et je désire qu’après ma mort ils aient le conseil et la protection de Votre Grandeur, et qu’ils ne soient pas dispersés comme des brebis qui n’ont point de berger, et que les peuples qui touchent aux frontières des païens ne perdent pas la loi du Christ. C’est pourquoi je vous prie instamment, si Dieu le veut, et que Votre Clémence l’approuve, de faire instituer, dans ce ministère des peuples et des églises, mon cher fils et coévêque Lull ; et j’espère, si Dieu le veut, que les prêtres auront en lui un maître ; les moines, un docteur régulier et les peuples chrétiens, un fidèle prédicateur et pasteur. J’insiste surtout, parce que mes prêtres, sur la frontière des païens, mènent une vie bien pauvre. Ils ont du pain, mais il ne peuvent trouver des vêtements ni se maintenir dans ces lieux pour le bien des peuples, s’ils n’ont un conseil et un appui, comme j’ai essayé de leur en servir. Si la piété du Christ vous inspire de consentir à ma prière, veuillez me le mander par mes envoyés ou par vos lettres, afin que, grâce à vous, j’éprouve un peu de joie, soit-qu’il faille vivre ou mourir[39]. »

Ces pressentiments ne le trompaient pas. Au mi lieu de tant de grandes fondations ; ses sollicitudes ne s’étaient jamais détachées des missions de Frise, première passion de sa jeunesse. Il apprenait avec douleur que ces chrétientés mal affermies retournaient aux faux dieux, et compromettaient, par leurs défections, l’ouvrage entier de son apostolat. Déjà, en 755, il avait parcouru une partie de la Frise, recueillant les chrétiens tombés, et baptisant les païens mais il comprit que la conversion de ce peuple voulait tout l’effort de ses dernières années. Agé de soixante et quinze ans, tout cassé d’infirmités, rien ne put ébranler sa résolution d’aller finir chez les barbares. Il remit à Lull, son disciple, la dignité archiépiscopale, lui légua la charge d’ achever les églises de Thuringe, de construire la basilique de Fulde, et de conserver la foi des peuples. « Pour moi, ajouta-t-il, je me mettrai en chemin, car le jour de mon passage approche. J’ai désiré ce départ, et rien ne peut m’en détourner. C’est pourquoi, mon fils, faites préparer toutes choses, et placez dans le coffre de mes livres le linceul qui doit envelopper mon vieux corps. » Il emmena donc avec lui l’évêque Eoban, les prêtres Walther, Wintrig, les diacres Hamund, Skirbald et Bosa ; les moines Wâccar, Gundwaccar, Illesher et Bathowulf, et tous ensemble descendirent le fleuve jusqu’à Utrecht. Après avoir pris quelque repos, on commença à évangéliser la contrée, et plusieurs milliers d’hommes, de femmes et d’enfants reçurent le baptême.

Mort de S. Boniface.


Un jour, le 5 juin, le pavillon de l’archevêque avait été dressé près de Dockum, au bord de la Burda, qui sépâre les Frisons orientaux et les occidentaux. L’autel était prêt et les vases sacrés disposés pour le sacrifice, car une grande multitude était convoquée pour recevoir l’imposition des mains. Après le lever du soleil, une nuée de barbares, armés de lances et de boucliers, parut dans la plaine et vint fondre sur le camp. Les serviteurs coururent aux armes et se préparèrent à défendre leurs maîtres. Mais l’homme de Dieu, au premier tumulte de l’attaque, sortit de sa tente entouré de ses clercs et portant les saintes reliques, qui ne le quittaient point. « Cessez ce combat, mes enfants s’écria-t-il ; souvenez-vous que l’Écriture nous apprend à rendre le bien pour le mal. Car ce jour est celui que j’ai désiré longtemps, et l’heure de notre délivrance est venue. Soyez forts dans le Seigneur, espérez en lui, et il vous sauvera vos âmes. » Puis, se retournant vers les prêtres, tes diacres et les clercs inférieurs, il leur dit ces paroles « Frères, soyez fermes, et ne craignez point ceux qui ne peuvent rien sur l’âme mais réjouissez-vous en Dieu, qui vous prépare une demeure dans la cité des anges. Ne regrettez pas les vaines joies du monde, mais traversez courageusement ce court passage de la mort, qui vous mène à un royaume éternel ». Aussitôt une bande furieuse de barbares les enveloppa, égorgea les serviteurs de Dieu, et se précipita dans les tentes, où, au lieu d’or et d’argent, ils ne trouvèrent que des reliques, des livres, et le vin réservé pour le~saint sacrifice. Irrités de la stérilité du pillage, ils s’enivrèrent, ils se querellèrent et se tuèrent entre eux. Les chrétiens, se levant en armes de toutes parts, exterminèrent ce qui était resté de ces misérables. Le corps de saint Boniface fut retrouvé. Auprès de lui était un livre mutilé par le fer, taché de sang, et qui semblait tombé de ses mains. Il contenait plusieurs opuscules des Pères, entre lesquels un écrit de saint Ambroise : Du Bienfait de la mort[40].

Quelle place tient Boniface dans l'histoire de son temps.

Il fallait s’arrêter devant ce grand homme, comme, au terme d’une longue marche dans les forêts du Nord, le voyageur s’arrêtait devant la statue d’un saint qui lui annonçait les approches de l’abbaye voisine, et par conséquent de la civilisation. Il fallait étudier le missionnaire intrépide jusqu’au martyre, l’évêque qui eut le courage plus grand de mettre la main à la réforme d’une société dégénérée, le moine qui n’èut pas peur, de la solitude, ni de confier au désert de Fulde l’école de la Germanie chrétienne. Il fallait animer, s’il se pouvait, cette image de sa vie, en faisant revivre sa belle âme, en pénétrant dans la familiarité de cet esprit passionné pour les lettres, dans les faiblesses de ce coeur tourmenté, mais invincible. Il fallait enfin lui donner la couronne d’une sainte mort. Mais, après avoir admiré avec émotion cette héroïque figure, ne craignons pas de rabaisser la statue en considérant le piédestal qui la porte. Il n’y a pas d’homme si grand qui ne soit soutenu par une pensée plus grande que lui. C’est une partie de la gloire de saint Boniface, de ne point s’être enfermé dans cet isolement où la mission de saint Colomban se borna ; d’avoir emporté avec lui l’esprit indulgent de l’Église anglo-saxonne ; de s’être rendu l’esclave de tous, en se livrant à tous les bons desseins des peuples, des princes et des papes. La docilité qu’on lui reproche fit sa force ; il ne maîtrisa son temps qu’après lui avoir obéi, et sa vie ne nous attache que par la bienfaisante révolution qu’elle sert. A l’entrée du huitième siècle, on était encore en pleine barbarie ;’c’était, en vain que depuis quatre cents ans les Germains erraient au milieu des institutions de la société chrétienne vainement l’épiscopat et le monachisme s’étaient réunis pour l’éducation de ces peuples ignorants. Après dix générations de rois catholiques, les Francs allaient retourner aux idoles. Les sacrifices de Woden ensanglantaient l’autel du Christ, et peut-être quelque temps plus tard, ne serait-il resté qu’un souvenir lointain de l’Évangile, comme une fable de plus dans la mythologie de l’Edda. Voilà ce que fût devenu le christianisme abandonné, comme plusieurs écrivains le voudraient, au libre génie des Germains. Ces esprits indomptés, qui résistaient aux lumières, ne devaient céder qu’à l’ascendant d’un grand pouvoir la papauté l’exerça. Elle avait ce caractère de paternité qu’elle tient de son institution divine ; elle avait la force des idées, les habitudes du gouvernement, avec le prestige du temps et de la distance, et la majesté du nom latin. C’est par là qu’elle maîtrisa les Francs, et par eux le reste des peuples. Le moment décisif fut celui où Grégoire II dicta à Boniface, évêque, le serment d’obéissance. Ce jour-là seulement, Rome vit s’accomplir ce qu’elle avait pressenti lorsque les soldats d’Alaric rapportèrent en pompe les vases sacrés dans la basilique de Saint-Pierre. Rome vit recommencer son empire sur ces nations mêmes qui l’avaient renversé ; elle vit un pontife saxon agenouillé, au nom de la Germanie, aux pieds d’un citoyen romain. Le représentant des barbares se releva délégué du Vatican. Ce proconsul des temps nouveaux, sans licteurs, sans glaive et sans fisc, portait avec lui le génie législatif du vieux sénat. Pendant trente-sept ans il poursuivit les desseins de cette politique romaine dont il s’était fait le serviteur. Les hommes du Nord reçurent la domination bienfaisante qui venait à eux, non plus avec les aigles, mais avec les symboles de la colombe et de l’agneau. Ils sortirent de l’incertitude entre l’idolâtrie et l’Évangile, ou ils avaient hésité durant quatre cents ans. Le légat du siège apostolique renouvela l’onction des rois de Juda sur le front des ducs austrasiens. Les Francs, confirmés dans leur mission, se trouvèrent, comme la Providence les avait voulus, les défenseurs de l’Église, les continuateurs des Romains, et l’obstacle invincible des invasions ; et tous les pouvoirs semblèrent réunis pour inaugurer le règne de Charlemagne.

  1. Gildas. édition de Stevenson, 1838, p./75
  2. Ep. Anastasii pp., ad. d. Bouquet, IV, 50 « Et sis corona nostra, gaudeatque mater. Ecclesia de tanti regis quem nuper Deo peperit profectu. Laetifica ergo, gloriose et illustris fili, matrem tuam et esto illi in columnam ferream. » Sirmond, Concilia Gall. t. 1, p. 275, 287, 375, etc.
  3. S. Gregorii Epistol, lib. V, epist. 5, 6, 10 ; VII, 5 ; IX, 53, 54, 55, 56, 57, 64, etc. Lettre à Théodelinde, III, 33. Reccared, VII, 127.
  4. Johanes diaconus, de Vita S. Gregorii Magni, lib. II, cap II.
  5. Bède, Historia ecclesiastica, I, 25 sqq. Johannes diaconus, I, II, 3, sqq. S. Gregor., In Job : « Ecce lingua Britanniae, quae nihil aliud noverat quam barbarum frendere, jamdudum in divinis laudibus hebraeum coepit Alleluia resonare. Ecce quondam tumidus plane substratus sanctorum pedibus servit Oceanus, » etc.
  6. Hughes, Horae Britannicae, p 264. Rettberg, t. I p. 317. Augustin Thierry, Conquête de lʼAngleterre par les Normands t. 1. M. Mignet, dans son excellent mémoire sur la conversion de la Germanie, a su éviter cette erreur.
  7. Varin, de la Répugnance des Bretons à reconnaître la suprématie de Rome. C’est un chapitre détaché des savantes études que M. Varin a communiquées à l’Académie des inscriptions, et dont la publication promet de jeter un jour nouveau sur les origines des Églises britanniques.– La lettre des trois compagnons d’Augustin sur les dispositions du clergé breton est rapportée dans Labbe,Concil., edit. Venet., t. VI, et dans Userius, de Primordiis, etc., p. 486. Sur les croyances, et les pratiques de l’Église bretonne, le témoignage de Gildas est si formel, que M. Wright (Biographia Britannica, t. 1, a cru devoir le décliner en niant l’existence de Gildas, et en regardant ses ouvrages comme l’œuvre de quelque moine anglo-saxon du septième siècle. Mais toute la saine critique est contraire à l’opinion de Wright, et le savant Lappenberg (Geschichte der Angelsachsen, XXXIII, 135) ne la partage pas. Williams, Ecclesiastical antiquites of the Cymry, p. 127. Un poème du barde Tyssilio, publié dans l’Archéologie de Myvyr, t. I. p. 162, prouve que les veilles sacrées, le chant des heures canoniales, la confession, la pénitence, la fréquentation de la sainte eucharistie, entraient, dans les coutumes et dans les règles des monastères bretons. Que la liturgie y fut célébrée en langue latine, c’est ce qui résulte du grand nombre de mots latins empruntés à la langue de l’Église qu’on trouve dans les poèmes du barde Thaliesin. Je dois à l’obligeance et au savoir de M. de la Villemarqué la communication de plusieurs fragments de ce poëte, où je remarque, au milieu des souvenirs du druidisme, ces invocations chrétiennes Gloria in excelsis, Laudatum laudate Jesum, Miserere mei, Deus ! Voyez enfn le Liber Landavensis, recueil des légendes des saints gallois du cinquième et du sixième siècle, pages 65, 75 et suivantes, et Regula S Davidis, apud Boll., Acta SS Martii, 1. La dissidence capitale, qui portait sur la célébration de la fête de Pâques, venait précisément de rattachement des Bretons à l’ancien usage romain. Rome elle-même leur avait appris a célébrer les solennités pascales à l’époque fixée par le concile de Nicée, et qu’elle observa jusqu’au temps de saint Léon le Grand. Alors seulement l’Occident adopta le cycle alexandrin de 19 ans. Mais l’invasion avait rompu toutes les relations avec la Bretagne et, quand Augustin y porta un comput ecclésiastique plus exact, on comprend que cette nouveauté fut repoussée, comme une dérogation aux premières traditions romaines.
  8. Bède, Hist. eccles., II , 2. Voici ta proposition d’Augustin : « Si in tribus his mihi obtemperare vultis, ut Pascha suo tempore celebretis, ut ministerium baptizandi quo Deo rénascimur, juxta morem s. Romana Ecclesiaee compleatis, ut genti Anglorum una nobiscum praedicetis verbum Domini, caetera quæ agitis, quanquam moribus nostris contraria, quanimiter cuncta tolerabimus. At illi nihil horum se facturos respondebant, conferentes ad invicem quod si modo nobis adsurgere noluit, quanto magis si ei subditi cæperimus, jam nos pro nihilo contemnet. » La vie de saint Livin, attribuée à saint Boniface, mais qui est assurément très-ancienne, fait voir saint Augustin en rapport d’étroite amitié avec le clergé et les rois d’Irlande. Quel que soit le mérite de ce document, il vaut assurément la chronique galloise du dixième siècle alléguée —par M. Thierry, et surtout le prétendu discours du clergé breton, produit pour la première fois par Spelman. Concilia Britannicae, I,p. 108. L’Archéologie de Myvyr a recueilli les chroniques qui attribuent à Dunawd. abbé de Bangor Iscoed, cette déclaration qu’il ne pouvait croire juste de prêcher l’Évangile aux barbares. Cf. Williams, Ecclesiast. Antiquities, p 55 et suivantes. Les écrivains auxquels nous. répondons ont voulu que la phrase de Bède, qui déclare le massacre de Caorléon postérieur à la mort d’Augustin, fùt interpolée. Mais on ne donne aucune preuuve de cette interpolation.
  9. Bède, Hist.eccles., lib. I et II. S. Gregorii Epist., lib. VI, 58, 59 ; XI, 29, 64, 65, 66, 76. Saint Boniface, engagé dans ses missions de Thuringe, prie ses frères d’Angleterre de lui envoyer une copie des lettres de saint Grégoire à Augustin.
  10. S. Gregorii Epist., VII, 5. Bède, Hist, eccles., lib. I « Didicerat enim a doctoribus auctoribusque suae salutis servitium Christi vluntarium non coactitium debere esse. » Ibid. « Pulchra quidem sunt ea verba et promissa quae affertis sed quia nova sunt et incerta, non possum eis assensum tribuere, relictis eis quae tanto tempore cum omni gente Anglorum servavi. »
  11. Bède, Hist. eccles., lib. II,cap. XIII : «Talis inquiens mihi videtur, rex, vita hominum praesens in terris, ad comparationem ejus quod nohis incertum est temporis, quale cum te residente ad caenam cum ducibus ac ministris tuis tempore brumali accenso quidem foco in medio et calido effecto cœnaculo, furentibus etiam foris per omnia turbinibus...adveniens quo unus passerum domum citissime pervolarit, qui cum per unum ostium ingrediens mox per aliud exierit. sed tamen minimo spatio serenitatis ad momentum excerso, mox de hieme in hiemem regredions tuis oculis elabitur. Ita haec vita hominum ad modicum apparet, quod autem sequatur quidve praecesserit, prorsus ignoramus. »
  12. S.Gregorii Epist., lib. IX, 76 : «Nam duris mentibus simul omnia abscidere impossibile esse non est dubium. » Hughes, Horae Britannicae, 270, dénonce la lettre de saint Grégoire à Mellitus comme le commencement des capitulations de conscience. M. Mignet, au contraire (sur l’introduction de l’ancienne Germanie dans la Société civilisée, p. 18), loue la profonde sagesse de cette conduite.
  13. S. Gregorii Epist., lib.XI, 64. C’est dans la même lettre que saint Grégoire range les évêques bretons sous ta juridiction archiepiscopale d’Augustin, tant il est éloigné de les considérer comme schismatiques. On voit dans la vie d’Aldhelm que ce saint homme composait des cantiques en langue vulgaire pour rivaliser avec les chants des Scops, et les recitait sur le pont où passait le peuple au sortir de t’office divin. MatmsburyVita Adhelmi, ap Wharton, p. 4. L’opiniâtreté du paganisme chez les poètes angto-saxons paraît assez dans l’épopée de Beowulf, bien qu’on y reconnaisse la trace d’une retouche chrétienne. Voyez aussi le chant sur la bataille de Finsburg, à la suite de Beowulf de Kemble, et le poëme alphabétique, publié par Grimm (Deutsche Runen) et traduit dans mon volume Les Germains avant le Christianisme(Œuvres complètes, tome III, chap IV).
  14. Bède, Hist. eccles., III, 14, 18 ; IV, 3. « Nec unquam prorsus ex quo Britanniam petierunt Angli, feliciora fuere tempora, dum et fortissimos christianosque habentes reges cunctis nationibus essent terrori, et omnium vota ad nuper audita cœlestis regni gaudia penderent, et quicumque lectionibus sacris cuperent erudiri, haberent in promptu magistros qui docerent ; et sonos cantandi in ecclesia quos eatenus in Cantia tantum noverant, » Cf. Turner, History of the Anglosax. liv. VII, VIII, IX. Lappenberg, Geschichte, p. 65-203. Lingard, Antiquities of the Anglosaxon Church, nouvelle édition. Wright, Biographia , I, 64 et suivantes. Vita Wilfridi, ap.Mabillon, A. 0. S. B., III, 197 ; IV, 671.
  15. Bède, Hist. eccles., III, 3, 13, 27 ; V, 9. Vita Wilfridi, ap. Mabillon. Vita Suitberti, ap. Leibnitz, Scriptores, II, p. 225. Vita Willibrordi, ap. Mabillon, A. 0. S. B., III, 1o pars, p. 605). Vita Wulframi, ap.Mabillon, ibid., 357. Rettberg, ¨Kirchengeschichte, t. II, p. 496 et suiv. Lingard, Antiquites, t. II ; Wright, t. 1. Je n’ai pas rapporté l’histoire du baptême de Ratbod, et comment le duc des Frisons, au moment de recevoir l’eau sainte, retira le pied du bassin baptismal, en déclarant qu’il aimait mieux passer l’éternité en enfer avec ses glorieux ancêtres, qu’au ciel avec une poignée de mendiants chrétiens. Rettberg, p. 515, a démontre qu’on ne peut accorder aucune valeur historique à la légende de saint Wulfram.
  16. Bède, Hist. eccles., passim, et surtout lib. IV, 1 et 2. Anastase bibliothécaire, Vitae pontificum, in Honorio, Vitaliano, Agathone, etc. Bède, Vitae abbatum Wiremuth , Matthieu de Westminster, ad ann. 727. Une autre tradition, rapportée par Lappenberg (p. 199), attribue la fondation de l’hospice des Saxons au roi Offra, avec cette affectation qui en fait une école  : « Ut ibidem peregrini linguas quas non noverant addiscerent. » Innocent III changea la destination primitive de cette maison, et en fit l’hôpital qui garde encore le nom de S. Spirito in Sassia.
  17. Anastase bibliothécaire, Vita Gregorii II. Schannati, Concilia German. ad ann. 716. Bonifacii Vita, auctore Willibaldo. « Sanctus itaque papa repente hilari vultu, arridentibusque oculis intuitus in eum ; inquisivit an littéras ab episcopo suo commendatitias detulisset. At ille etiam concitus, exempto pallium chartam-ex more involutam litterasque protulit. » En écrivant la vie de saint Boniface, j’éprouve l’embarras de toucher à un sujet dont M. Mignet s’est rendu maître dans son beau mémoire Sur l’introduction de la Germanie dans la société de l'Europe civilisée. C’est là qu’il faut voir rassemblées dans le cadre d’une seule Vie, éclairées par des pièces concluantes, animées par de curieux récits, toutes les affaires du christianisme en Allemagne pendant le huitième siècle . Ce travail m’eut fait renoncer au mien, s’il ne l’avait au contraire encouragé, en plaçant sur le point principal une lumière qui m’aide à reconnaître les événements antérieurs ou subséquents, sur lesquels le savant historien n’avait pas porté ses recherches. M. Seiters, curé catholique de Goettingue, a publié une excellente histoire de saint Boniface (Bonifacius der Apostel der Deutschen, Mainz, 1845). Rettberg a consacré un chapitre considérable de son premier volume (Kirchengeschichte t.I , p. 309-419) à une appréciation de l’apôtre de l’Allemagne, où cet écrivain protestant, avec une loyauté qui l’honore, fait justice des accusations de l’ancien protestantisme. Un autre théologien protestant, mais de l'école puséiste d’Oxford, M. Gilles, a aussi voulu rendre hommage à la mémoire de saint Boniface par une publication complète de ses œuvres (Sancti Bonifacii archiepiscopi et martyris Opera, Londini, 1844, 2 vol in-8o).
  18. Willibald, Vita Bonifacii, 1-5, édit. Giles. Othlo, Vita Bonifacii, lib I, cap I-VIII. Epist. Gregorii, inter Bonifacii epist., édit. Giles, 2. L’édition de Giles, dont je me suis servi comme de la plus récente, a l’inconvénient de bouleverser l’ordre des lettres suivi par Wurdtwein, qui lui-même n’avait pas adopté la classification de Serrarius.
  19. Willibald, 6,7.Othlo,I, 12.Mignet, p 46.Rettberg, I, 337. Seiters, 77.
  20. Othlo, I, 14. La formule de serment est à peu près la même que pour les évêques suburbicaires. Cf. Liber diurnius Romanorum pontificum. Epist. Gregorii Carolo, universs Germ. Episc., populo Thuringiorum, populo Altasaxonum, inter Bonifacii epist. 5-9.
  21. Willibald, 8. Othlon, I, 23. Carolus episcopis, ducibus, etc... Bonifacius Danieli :« Nam sine patrocinio principis Francorum, nec populum regere, nec presbytères vel diaconos, monachos vel ancillas Dei, defendere possum, nec ipsos paganorum ritus et sacrilegia idolorum in Germania, sine illius mandato et timore prohibere valeo. » Rettberg, p. 345, a fait remarquer combien Boniface trouva peu d’appui auprès de Charles Martel. Vita S. Gregorii Trajectensis, ap. Mabillon, in ; pars 2, 294 « Ipsi soli coeperunt contradicare et blasphemarè quantum potuerunt. Quia peregrinus esset....» (1).
  22. Daniel Bonifacio : «Haec et his similia multa alia quae nunc enumerare longum est, non quasi insultando vel irritando eos, sed placide ac magna objicere moderatione debes. » Epist. Bonifacii, 11, 12, 13, 14.
  23. Willibald, cap.VIII. Sur le culte des arbres chez les Germains, Grimm, Mythologie, p 60 et suiv.
  24. Willihald, 8. Othlon, I, 25,24, 25. Epist Bonifacii, 22. Danieli, 37 ; Cuthberto, 38 et 42. Egberto, 39. Pechthelmo, 40. Nothelmo, 17,18, 19, 20.Eadburgae « Mihi cum auro conscribas epistolas domini mei S. Petri apostoli, ad honorem et reverentiam sanctarum Scripturarum ante. oculos carnalium preedicando. »
  25. Vita S. Liobae, ap. MAbillon, Acta SS Ordinis S Benedicti, saec. III. Cf Vita S . Sturmi, ap. Pertz, III; Vita S. Willibaldi, ibid. Mignet, 58, 60; Seiters, 171-221.
  26. Opéra S.Bonifacii , edidit Giles, t. II, p. 57. Sermones 1, de fide recta, 2 de origine humane conditionis, 3 de gemina justitiœ operatione, 6 de capitalibus peccatis, 7 de fide et caritate, 10 de incarnatione Fili Dei, 12 exhortatio de jejuniis Quadragesimso, 15 de abrenuntiatione in baptismate. « Audite, fratres, et attentius cogitetis, quid in baptismo renuntiastis. Abrenuntiastis enim diabolo et omnibus operibus ejus, et omnibus pompis ejus. Quid sunt ergo opera diaboli ?. ».
  27. Bonifaciis epist. 78. Stephano papae: « Praeoccupatus fui in restauratione ecclesiarum quas pagani incenderunt qui per titulos et cellas nostras, plus quam xxx ecclesias, vastaverunt et incenderunt et haec fuit occasio tarditatis litterarum. »
  28. Epistol., 24, 25,46. Gregorius Bonifacio, 40, 57. Bonifacius Zachariae, 50, 54, 55, 56, 60, 64. Zacharias Bonifacio, 39. Bonifacius Pechthelmo. Il consulte l’évêque anglo-saxon Pechthelm sur un empêchement de mariage pour cause de parenté spirituelle, dont il entend parler pour la première fois, et qui trouble sa conscience.-On s’étonne de trouver qu’il demande au souverain pontife s’il est permis de manger de la chair de cheval, et d’autres animaux que la loi juive déclarait immondes. Il faut considérer que des actes, parfaitement indifférents en eux-mêmes, pouvaient devenir coupables par la superstition païenne qui s’y mêlait. Le cheval, par exemple, était la victime préférée des dieux Scandinaves.
  29. Othlon, I, 37. Willibald, IX. Bonifacii epist. 54, 60. Zacharias Bonifacio, 57. Bonifacius Zachariae :« Pro sacrilegis presbyteris qui tauros, hircos diis paganorum immolabant, manducantes sacrificia mortuorum.  »« Erronées simulatores sub nomine episcoporum vel presbyterorum. gyrovagos, multos servos tonsuratos qui fugerunt a dominis suis. » Cf. Concilium Romanum, de Adalberto haeretico, apud Giles, Bonifacii Opéra, t. II, p : 40. 25 Gregorius Bonifacio « Qui a presbytero Jovi mactante et immolatitias carnes vescente baptizati sunt. » Les écrivains protestants, et parmi eux Néander (Kirchengeschichte, III, 68 ) , et Rettberg, 1, 312, ne peuvent comprendre la recommandation adressée par Grégoire II à Boniface, d’admettre difficilement aux ordres sacrés les Africains qui s’y présentent, et parmi lesquels se glissent souvent des manichéens. On ne peut supposer, assurent-ils, qu’il y eût des manichéens en Thuringe au huitième siècle, et il faut reconnaître dans ces expressions la reproduction servile d’une formule insérée dans le Liber diurnus, et rédigée premièrement pour l’Italie, au temps où les manichéens y dogmatisaient. La critique luthérienne a en effet quelque intérêt à dissimuler cette tradition du manichéisme, qui traverse les temps barbares, et, par l’intermédiaire des pauliciens, arrive aux albigeois, ces protestants du moyen âge. Mais la présence de plusieurs sectes, et particulièrement des manichéens, dans ces chrétientés naissantes et mal disciplinées que Boniface évangélisait, résulte expressément de sa lettre à Daniel, Ep. 127, où il accuse ces hérétiques qui interdisaient les viandes que Dieu permet : « Abstinentes a cibis quos Deus ad percipiendum creavit. Quidam melle et lacte proprie pascentes se, panem et ceteros abjiciunt cibos. » C’est une des marques caractéristiques du manichéisme et de toutes les sectes qui s’y rattachent. Rettberg (p. 317), préoccupé de l’antagonisme qu’il suppose entre les missionnaires de l’Église bretonne et ceux de l’Églisero maine, ne voit que des Bretons et des Irlandais parmi les adversaires de Boniface. Si cependant Clément, Simon, Virgile, appartiennent à l’Église d’Irlande, combien d’autres contradicteurs ne trouvent-ils pas dans le clergé franc et bavarois, Aldebert, Godalsac, Gewielieb, Nito, et ce nombre infini de prêtres simoniaques qui redoutaient de le voir élevé à la dignité archiépiscopale. V. Vita S. Gregorii Trajectensis.
  30. Willibald, IX. « Francorum enim et Bagoariorum, necnon ex Britannia advenientium Saxonum, aliarumque provinciarum, ingens sedulo opus admonitioni adhaerebat multitudo.» Bonifacii Epist.43, 44, 45. Gregorius, universis episcopis ; universis optimat. episcopis Bagoariae.
  31. Willibald, X. Giles, Opera Bonifacii, t II, p.11 Capitulare Karlomanni de Concilio Liptinensi, 743. Indiculus superstitionum : Abrenuntiatio diaboli, apud Pertz, t. II. Ce monument de la langue teutonique au huitième siècle est trop intéressant pour ne point le rapporter ici. « Forsachis tu diabolae ? » Et respondeat : Ecforsacho diabolae. -End allum diobolgelde ? Respondeat : « Ec forsacho allum diobolgeldae ;- End allum dioboles werkum ? Respondeat : End ec forsacho allum dioboles werkum end wordum : Thunaer ende Woden ende Saxnote, ende allem them unholdum the hira genotas sint. Gelobis tu in got alamehtigan fadaer ? — Ec gelobo in got atamehtigan fadaer.- Gelobis tu in Crist-godes suno ?- Ec gelobo in Crist godes suno. -Gelobis tu in Halogan Gast ?- Ec gelobo in Halogan Gast. » J’appelle l’attention sur le mot diobolgelde, où l’on reconnaît une trace de ces fameuses gilde, associations païennes de festins et de secours mutuels, qui se perpétuèrent et prirent un caractère politique au moyen âge. On a doute que l’Indiculus et les formules qui le suivent dussent réellement faire partie des actes du concile de Leptines. Mais ces documents s’y rattachent nécessairement par la pensée qui les a dictés.
  32. Sur le nombre des conciles célébrés par Boniface, il faut voir l’excellente discussion de Rettberg, p.353, et Binterim, Deutsche Concilien, t. II, p. 15. Seiters, p. 438. Vita Gregorii Trajectensis, apud Mabillon, A. SS. 0. S. B., III, part. 2°, cap. IX.
  33. Sur l’affaire des juridictions archiépiscopales, voyez surtout la lettre 54 de Zacharie à Boniface. Boniface expose ses idées en ce qui touche les droits et les devoirs des métropolitains dans la lettre 65 à Cuthbert. Sur l’élévation de Boniface au siège de Mayence, Bonifacii Epist., 72, Zacharias Bonifacio. La lettre du pape résume les travaux de saint Boniface jusqu’à cette époque : « Qualiter hominus Deus noster sanctae Ecclesiae propitiatus sit, et laboribus sanctissimae fraternitatis tu e cooperator exstiterit, per singula edicere longum est. Tamen, ut haec quae objicimus confirmemus, quæ ex parte te narrante perspeximus, enarramus. Igitur, dum in Germania provincia tua fraterna sanctitas fuisset directa a sanctae recordationis praedecessore nostro domino Gregorio papa, et, post inchoatum opus et aliqua ex parte spiritualiter aedificatum, Romam reversus, ab eo episcopus ordinatus, et illic ad praedicandum denuo remissus es, et elaborasti, Deo praevio, nunc usque per annos XXV in eadem praedicatione ex quo episcopatum suscepisti. Sed et in provincia Francorum nostra vice concilium egisti, et juxta Canonum instituta, Deo eis annuente, omnes flexi sunt obedire. »
  34. Nous nous séparons ici de Rettberg, qui s’attache (t. I p. 580) à décharger Boniface de toute participation au sacre de Pépin. L’argument principal de Rettberg est le silence de beaucoup de chroniques, qui se bornent à mentionner le sacre de Pépin « consecratione episcoporum», sans nommer Boniface : tandis que son nom paraît pour la première fois dans les petites annales de Lorsch, c’est-à-dire d’un monastère comblé des bienfaits de la dynastie carlovingienne, et enclin à lui prêter facilement le prestige d’une consécration solennelle par la main de l’archevêque martyr. Annales Laurissenses, apud Pertz, I. 116, ad ann. 750. « Quod ita et factùm est per unctionem S. Bonifacii archiepiscopi Suessionis civitate. » Comme nous ne considérons pas avec Rettberg l’avènement de Pépin comme une usurpation, et que nous n’éprouvons aucun besoin de disculper saint Boniface de la part qu’il aurait prise à ce grand acte national, nous ne sommes pas touché du silence des chroniques, qui, en attribuant le sacre de Pépin aux évêques des Francs, ne désignent point Boniface, mais ne l’excluent pas davantage. Le témoignage des annales de Lorsch est formel ; il est répété par les annales de Metz, de Fulde, de saint Bertin. Mais surtout il s’accorde avec cet indice considérable que le sacre des rois fut emprunté au rituel de l’Église anglo-saxonne, avec laquelle Boniface avait conservé le commerce le plus actif.
  35. Willibald, IV. Bonifacii Epist. 62. Bonifacius Ethelbaldo, 63. Cuthberto, 49. Zachariae : « Quia carnales homines, idiotae Alemanni, vel Bagoarii, vel Franci, si juxta Romanam urbem aliquid facere viderint ex his peccatis quae nos prohibemus, licitum et concessum a sacerdotibus esse putant, et nobis improperium députant, sibi scandalum accipiunt. »
  36. Vita S. Sturmi, Mabillon, A. S.S 0. S.B. III, 2°partie, p.273. Pertz, II, 369. Bonifacii Epist., 75 : « Est praeterea locus silvaticus in eremo vastissimae solitudinis, in medio nationum praedicationis nostra, in quo monasterium construentes monachos constituimus, sub regula sancti patris Benedicti viventes, » etc. Rettberg, 371. Seiters, 454. M. Mignet (p. 76 et suiv.) a reproduit très-heureusement l’admirable épisode de la fondation de Fulde, en conservant la simplicité de la vieille légende, avec les vues plus nettes et les traits plus vigoureux qui conviennent à l’histoire moderne.
  37. Willibald, 2 « Ita ut maxima demum Scripturarum erudi- eruditione, tam grammaticae artis eloquentia et metrorum medullatae facundiae : modulations, quam etiam historiae simplici expositions et spiritualis tripartita intelligentiae interpretatione imbutus, dictandique peritia laudabiliter fulsit. » Cf. Othlon, 5. Ars domini Bonifacii, archiepiscopi et martyris, apud Mai, Classici auctor., t. VII ; 1855. Epist. Bonifacii, 12, 17-20, 38, 41, 49, 101.Leobgitha Bonifacio : « Istos autem subterscriptos versiculos componere nitebar secundum poeticœ traditionis disciplinam, non audacia confidens, sed gracilis ingeniosi rudimenta exercitare cupiens, et suo auxilio indigens. Istam artem ab Eadburgae magisterio didici, quae indesinenter legem divinam rimari non cessât.

    Arbiter omnipotens, solus qui cuncta gubernat,
    In regno Patris semper qui lumine fulget,
    Qua jugiter flagrans sic regnet gloria Christi,
    Illaesum servet semper te jure perenni. »

  38. Giles, Opera Bonifacii, II, 109 Aenigmata de virtutibus. Malheureusement l’éditeur n’a pas réparé les erreurs du copiste, et n’a pas vu que, l’exorde annonçant dix énigmes, il fallait retrouver la première, l’énigme sur la charité, dans les derniers vers du préambule. J’y reconnais en effet dix vers, qui, rétablis dans leur ordre naturel, forment par leurs initiales l’acrostiche CARITAS AIT. Voici le début du poëme, et l’énigme de la Charité telle que je la reconstruis :

    Aurea namque decem transmisi dona sorori,
    Quae ligne vitre crescebant floribus almis.
    CARITAS AIT.

    Cuncta meis precibus restaurat secla redemptor,
    Actus, vel dicti, seu sensus, vincla resolvat.
    Regina clamor cœlorum, filia regis,
    Instruxi ( ?) mortale genus virtutibus almis,
    Tetrica mundani calcent ut ludiera luxus,
    Ad requiem ut tendant animae puisabo tonantem.
    Sedibus e superis soboles nempe arcitenentis
    Arbiter aethereus condit me calce ( ?) carentem
    In qua nec metas œvi nec tempora clausit ;
    Tempora sed mire témpore longa creavit.

  39. Bonifacii Ep. , ~12, 24, 75, 80, 79 « Propterea hoc maxime’ fieri peto, quia presbyteri mei prope marcam paganorum pauperculam vitam habent. Panem ad manducandum acquirere possunt, sed vestimenta ibi invenire non possunt, nisi aliunde consilium et adjutorem habeant, ut sustinere et indurare in illis locis ad ministerium populi possint, eodem modo sicut ego illos adjuvi. Et si pietas Christi hoc vobis inspiraverit, et hoc quod peto consentire et facere volueritis, per hos meos missos présentes, aut per litteras pietatis vestrae, hoc mihi mandare et indicare dignemini, ut eo laetior in mercede vestra vel vivam, vel moriar.
  40. Willibald, IX. De passione sancti Bonifacii, Othlon, II, 21. Vita S. Luidgeri, ap. Pertz, 406. Supplement. auct. presbyt. Mogunt, III., 10.