Œuvres complètes de Frédéric Ozanam, 3e édition/Volume 05/5

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CHAPITRE V
LES POÉSIES DE. JACOPONE.

Il reste à considérer comment, dans l’âme d’un saint, s’éveilla tout à coup le génie d’un poëte. C’est une nouveauté, en faveur aujourd’hui, de retourner aux sources du paganisme pour y chercher l’inspiration poétique. Cependant, nous allons voir ce que pouvait l’Evangile pour féconder les imaginations; non pas l’Évangile affadi par les inventions des rhéteurs, et plié aux caprices de l’épopée profane, mais l’Évangile avec toute l’autorité de ses commandements et toute la terreur de ses mystères.

Au moment où Jacopone abandonnait la fortune, les applaudissements, les agitations de la place publique, il semble qu’il renonçait à tout ce qui entretient la vie de l’intelligence. Ses amis purent déplorer qu’un si bel esprit allât s’étouffer dans le silence du cloître ; mais ses amis se trompaient, et cet homme qui se dépouillait ne faisait que se délivrer. La poésie est dans l’âme du poëte comme la statue dans le marbre ; le y est captive, et il faut qu’elle en sorte. De même que le ciseau fait voler en éclats les couches de pierre, sous lesquelles se dérobait la forme conçue par le sculpteur, ainsi la pénitence, en frappant à coups redoublés sur Jacopone, emportait l’une après l’autre les enveloppes de la sensualité, de la vanité, de l’intérêt, qui retenaient l’inspiration prisonnière. Pour s’être dégagé du commerce du monde, il ne s’en trouvait que plus près de la nature ; il n’aimait que d’un amour plus désintéressé, plus clairvoyant, la beauté idéale, présente, quoique voilée, dans tous les ouvrages de la création. Au plus fort de ses ravissements et quand Dieu seul semblait le posséder, il s’écriait « Je veux aller à l’aventure ; je veux visiter les vallées, les montagnes et les plaines ; je veux voir si ma bonne étoile m’y fera rencontrer mon amour si doux. Tout ce que l’univers contient me presse d’aimer. Bêtes des champs, oiseaux, poissons des mers, toutce qui plane dans l’air, toutes les créatures chantent devant mon amour.[1]» Quand une âme entend ce chant des créatures, elle ne tarde pas à le répéter ; le rhythme naît de lui-même sur les lèvres émues. D’ailleurs, Jacopone, entrant dans le cloître, le trouvait déjà tout retentissant des cantiques de saint Bonaventure et de saint François : je ne m’étonne donc plus qu’il les ait continués, surpassés, et que ce converti, abîmé dans les prières et dans les jeûnes, y ait trouvé des vers immortels.

Il avait à choisir entre les exemples de ses deux maîtres, entre les chants italiens de saint François et les séquences latines de saint Bonaventure. La séquence, en vers syllabiques rimes, plaisait aux oreilles du peuple par une cadence plus saisissable que la prosodie savante des anciens. Introduite dans l’Eglise des le temps de saint Augustin, cultivée dans les écoles du moyen âge, elle venait d’atteindre au treizième siècle le plus beau moment de sa floraison. Saint Thomas avait écrit ses admirables proses pour la fête du Saint-Sacrement, et le Dies irae, qu’on attribuait au pape Innocent III, faisait gronder ses strophes menaçantes sous les voûtes des églises. Jacopone y fit gémir la Vierge désolée, et composa le Stabat Mater dolorosa. La liturgie catholique n’a rien de plus touchant que cette complainte si triste, dont les strophes monotones tombent comme des larmes si douce, qu’on y reconnaît bien une douleur toute divine et consolée par les anges ; si simple enfin dans son latin populaire, que les femmes et les enfants en comprennent la moitié par les mots, l’autre moitié par le chant et par le cœur. Cette œuvre incomparable suffirait à la gloire de Jacopone : mais en même temps que le Stabat du Calvaire, il avait voulu composer le Stabat de la crèche, où paraissait la Vierge mère dans toute la joie de l’enfantement. Il l’écrivit sur les mêmes mesures et sur les mêmes rimes  ; tellement qu’on pourrait douter un moment lequel fut le premier, du chant de douleur ou du chant d’allégresse. Cependant, la postérité a fait un choix entre ces deux perles semblables et, tandis qu’elle conservait l’une avec amour, elle laissait l’autre enfouie. Je crois le Stabat Mater speciosa encore inédit ; et, quand j’essaye d’en traduire quelques strophes, je sens s’échapper l’intraduisible charme de la langue, de la mélodie, et de la naïveté antique. « Elle était debout, la gracieuse Mère auprès de la paille elle se tenait joyeuse, tandis que gisait son enfant. Son âme réjouie, tressaillante et tout embrasée, était traversée d’un rayon d’allégresse. Quel est l’homme qui ne se réjouirait pas, s’il voyait la Mère du Christ dans un si doux passe-temps ? –Qui pourrait ne point partager sa félicité, s’il contemplait la Mère du Christ jouant avec son jeune fils ? Pour les péchés de sa nation, elle vit le Christ au milieu des bêtes, et livré à la froidure. Elle vit le Christ, son doux enfant, vagissant, mais adoré, sous un vil abri. Devant le Christ né dans la crèche, les citoyens du ciel viennent chanter avec une immense joie. Debout se tenaient le vieillard et la Vierge, sans parole et sans langage, le cœur muet de surprise[2]. » Je m’arrête, et je ne sais si la grâce de ce court tableau me trompe, en me rappelant une vieille peinture de Lorenzo de Credi. On y voit au premier plan l’Enfant Jésus couché par terre sur un peu de paille auprès se tiennent saint Joseph debout s’appuyant de son bâton, et la Vierge Marie agenouillée, dans tout le recueillement d’une sainte et dans toute la joie d’une jeune mère. A ses côtes et derrière elle paraissent les anges ; et le peintre n’a pas oublié le bœuf et l’âne, ces deux bons serviteurs à qui le peuple faisait partager la joie de Noël.


On trouve parmi les œuvres de Jacopone plusieurs autres compositions latines. Mais cet idiome des savants et des lettrés gênait encore l’humilité du converti et, comme il avait refusé les saints ordres pour rester frère lai, ainsi il abandonna le latin pour composer, non pas même dans la langue italienne, dans celle que Dante appelle la langue des cours, mais dans le dialecte des montagnes d’Ombrie, tel que le parlaient les derniers des laboureurs et des pâtres. C’est alors que sa verve jaillit, et qu’ayant trouve pour ainsi dire son canal naturel, elle se répandit à pleins bords sur un nombre infini de sujets, touchant tour à tour aux plus hautes questions de la métaphysique chrétienne, aux querelles qui déchiraient l’Église, aux mystères qui la consolent. Le recueil des poésies de Jacopone n’en contient pas moins de deux cent onze, qu’on à distribuées en sept livres. Mais nous les réduirons à trois chefs principaux les poëmes théologiques, les satires, et les petites compositions écrites pour populariser une sainte pensée ou pour célébrer une fête.

Malgré l’obscurité dans laquelle le pénitent de Todi voulut ensevelir ses études et son savoir, déjà nous en connaissons assez pour le ranger au nombre des théologiens. Nous n’avons pas oublié le poëme où, désabusé des disputes de l’école, il prend congé des docteurs et des livres, pour aller à la vérité par une voie plus courte. Mais il faut se défier de ces adieux que tant de grands esprits ont faits à la science, et qui ne les ont pas préservés de retomber sous ses lois, de vivre et de mourir à son service. Quand Jacopone croyait déserter la philosophie, il ne faisait que choisir entre les partis qui la divisaient et quitter les dogmatiques pour passer au camp des mystiques. Il y retrouvait une autre école qui commençait à Denys l’Aréopagite pour continuer avec Scot Érigène, Hugues et Richard de Saint-Victor, jusqu’à saint Bernard. En Italie surtout, l’inspiration mystique, descendue dans les solitudes de Fonte Avellana, de Vallombreuse et de Flora, avait suscité plusieurs générations de contemplatifs. Les esprits réveillés par les grands cris de saint Pierre Damien, entraînés par les révélations de l’abbé Joachim jusqu’au bord du mysticisme hétérodoxe, menaçaient d’y tomber, quand saint Bonaventure les ramena par des chemins moins périlleux, et les arrêta à une élévation d’où ils purent contempler Dieu sans vertige. Jacopone suivit ces guides ; à chaque pas on le surprend pénétré de leurs souvenirs, ou, pour mieux dire, illuminé de leurs feux.

Avant de commencer l’analyse d’un système attaquable en plusieurs points, il faut déclarer qu’il existe un mysticisme inattaquable, vrai, qui fait le fond de toute la religion. Car toute la religion se propose d’unir l’homme à Dieu par l’amour, par la grâce, par des communications surnaturelles. Sans ce mysticisme nécessaire, il n’y a pas de théologie chrétienne ; il inspire saint Thomas comme Bossuet ; et c’est l’artifice des incroyants de le confondre injustement avec les doctrines particulières où l’erreur se mêle à la vérité.

Le point de départ de la philosophie mystique est de reconnaître en nous des intuitions lumineuses qui tout à coup, dans un moment d’émotion, nous découvrent des vérités vainement cherchées par l’effort du raisonnement. Mais ces vues soudaines n’éclairent l’âme qu’à l’instant où elle s’oublie elle-même, où, par un élan désintéressé, elle se dégage des passions et des sens. Il y a donc des lumières cachées à la science qui se donnent à la vertu il y a, pour atteindre au vrai, une voie morale, plus sûre que la voie logique. Voilà pourquoi tous les mystiques commencent par établir l’insuffisance de la raison. Jacopone va plus loin avec un langage qui rappelle moins la modération de saint Bonaventure que la véhémence de saint Pierre Damien, il abjure à la fois Aristote et Platon, les traditions savantes de l’antiquité, et les artifices de la scolastique contemporaine et dans cet enseignement théologique de l’Université de Paris, qui venait de jeter tant de clartés, il ne voit que l’orgueil du savoir et la vanité des disputes. « Paris, dit-il, a détruit Assise, et leurs lecteurs nous ont mis dans la mauvaise voie. » Aux controverses de cette, école célèbre, à ses thèses de quolibet proposées et soutenues contre tout venant, il oppose le dernier examen que toute âme doit subir, où tous les sophismes ne serviront de rien contre les syllogismes du Juge éternel. Ailleurs il célèbre la sagesse qui se dérobe aux faux sages : « Vainement viennent-ils, armés de plusieurs clefs, fatiguer la porte fermée pour eux. La vraie sagesse instruit les hommes par l’amour, et se révèle aux cœurs purs[3].Toutefois, pour être plus hardie, la voie que les mystiques ont choisie n’est pas moins laborieuse. En évitant les détours de la logique, ils se jettent dans les profondeurs de la morale, et par là c’est encore à l’étude de l’homme qu’ils se trouvaient reconduits. Leur premier soin sera donc de débrouiller le chaos de la nature déchue, et de démêler les passions contraires qui s’en disputent l’empire. Comme tous les moralistes chrétiens, Jacopone réduit à sept les désordres de la volonté. Cinq ont leur principe dans l’esprit : c’est la superbe avec les quatre filles qu’elle enfante pour le fléau du monde, savoir l’envie, la colère, la paresse et l’avarice. Deux autres naquirent de la chair ; ce sont la gourmandise et la luxure. En assistant à cet engendrement du mal, je ne m’étonne pas que le poëte s’épouvante, et que l’âme abandonnée au péché lui paraisse un enfer. « L’orgueil y siége sur un trône : mieux vaudrait pour l’âme loger un démon. L’envie y étend ses ténèbres ; une ombre si épaisse enveloppe le cœur, qu’on n’y voit plus vestige d’aucun bien. Là s’allume le feu de la colère qui entraîne la volonté à faire le mal : elle va, vient et s’agite ; elle mord comme à une bête enragée. -Là règne un froid sans mesure que souffre la paresse, réduite aux dernières terreurs.- L’avarice pensive est comme le ver qui ne se repose pas ; elle a rongé tout le cœur à force de sollicitudes.- La gourmandise a la voracité des serpents et des dragons ; elle ne songe pas qu’au lever de la table viendra l’heure de payer l’écot.- La luxure fétide, telle qu’une flamme de soufre, désole l’âme qui hébergea de tels hôtes.- Venez, peuple, venez entendre, étonnez-vous de voir hier l’âme était un enfer, aujourd’hui Dieu en veut faire un paradis[4] . » Mais ce changement n’est pas l’œuvre d’un jour il s’accomplit par trois phases, que les docteurs ont appelées la vie purgative, la vie illuminative, et la vie unitive.

Il faut premièrement que l’âme ait horreur de sa chute, et c’est pourquoi Jacopone lui propose une parabole « Si le roi de France avait une fille, et elle seule pour héritière, elle irait parée d’une robe blanche, et sa bonne renommée volerait par tout pays. Et maintenant, si par bassesse de coeur elle s’attachait à un lépreux, et qu’elle s’abandonnât à son pouvoir, que pourrait-on dire d’un tel marché ? Ô mon âme, tu as fait pis quand tu t’es vendue au monde trompeur! » Au souvenir de sa céleste origine et de sa beauté première , à la vue de l’image divine dont elle garde les traits défigurés, l’âme se repent ; et du repentir jaillissent les larmes. Le poëte en reconnaît la secrète vertu : «  Ô larmes ! s’écrie-t-il, vous avez la force et la grâce: à vous appartient le pouvoir et à vous la royauté. Vous vous en allez seules devant le juge, et nulle crainte ne vous arrête en chemin. Jamais vous ne revenez sans fruit : par l’humilité vous avez su vaincre la grandeur, et vous enchaînez le Dieu tout puissant ! » Mais il n’est pas de repentir efficace sans un ferme dessein de satisfaire, d’expier, de déraciner l’herbe mauvaise du vice. La volonté est comme «  le fort laboureur qui souffre le froid et le chaud péniblement courbé sur la terre, il ne l’abandonnera pas qu’il ne l’ait nettoyée : jamais la pensée ne lui viendrait de reposer dans son lit, tandis que son champ resterait sans culture. » La mortification châtiera donc les sens en les disciplinant ; elle punira l’ouïe par des paroles sévères, le goût par l’abstinence, l’odorat s’endurcira au service des malades, le toucher se purifiera sous le cilice, jusqu’à ce que la chair domptée se rende, et promette de ne murmurer plus[5]

Il est temps que, l’âme purifiée prenne l’essor, et qu’elle s’élève par le mérite jusqu’à ces hauteurs où Dieu ne pourra plus lui refuser sa lumière. C’est ici que les mystiques ont coutume de dresser l’échelle des vertus. Ils la composent des sept dons du Saint-Esprit, des quatre vertus cardinales que les philosophes ont connues, et des trois vertus théologales qui font les saints. L’échelle que Jacopone a conçue ressemble à celle que rêva Jacob, appuyée sur la terre et se perdant au ciel : mais son bois, mouillé des rosées divines, a poussé des feuilles et des fruits. Au premier degré se tiennent la Crainte et l’Humilité, commencement de toute perfection au second, la Pauvreté et la Largesse, qui ont en commun le mépris des trésors périssables ; au troisième, la Pitié et la Compassion au quatrième, l’Obéissance et l’Abnégation ; au cinquième, la Tempérance et la Justice avec la balance et le glaive le sixième échelon porte le Conseil aux cheveux blancs, et la Sagesse, un livre ouvert sur ses genoux le septième appartient à la Chasteté et à


l’Intelligence ; au huitième siègent la Force et la Magnanimité, armées pour le combat ; au neuvième, la Foi et l’Espérance ; au dixième la Persévérance qui porte la palme ; et au-dessus, l’Amour, un sceptre de feu à.la main ; « car il est grandement juste qu’il tienne le premier rang, comme roi couronné et souverain empereur. » L’âme qui s’achemine le long de la montée céleste la trouve douce, et, parvenue au sommet, elle découvre avec ravissement l’Incréé, dont les rayons éclairent toutes les créatures ; elle se repose dans cette vue, elle contemple. Cependant la vertu seule ne suffit pas toujours pour mener l’intelligence jusqu’à des régions si peu fréquentées. Les mystiques ont compris la nécessité de soutenir le vol de la pensée en le réglant. Aux artifices de l’école ils ont substitué les exercices de la cellule et Jacopone compte avec saint Bernard quatre marches qu’il faut franchir avant d’arriver au fond du sanctuaire. La première est la lecture des livres sacrés avec une intelligence pure et droite ; la méditation vient ensuite, et s’approprie-la substance du texte ; puis la prière sollicite l’éternelle vérité à déchirer les derniers voiles ; enfin, la contemplation possède, elle jouit, elle a trouvé « une philosophie nouvelle en présence de laquelle toutes les autres fuient comme des nuages[6] .  »

Mais, s’il fallut d’abord enchaîner le sentiment pour mettre en liberté l’intelligence, maintenant que l’intelligence est entrée en possession -du vrai, le sentiment brûle de s’unir au souverain Bien. Or, l’âme ne s’unit au Bien suprême qu’autant qu’elle se détache des biens inférieurs ; elle s’élève à mesure qu’elle se décharge et la pauvreté n’est plus seulement l’humble règle des religieux de Saint-François, c’est la loi qui gouverne le monde des esprits. Jacopone connaît trois degrés de dépouillement, qu’il compare aux trois cieux de l’astronomie ancienne. Quand l’âme se dépouille la passion des richesses, l’orgueil de la science et le désir de la gloire, alors, resplendissante des~ vertus, elle est comme le ciel étoilé. Mais sous les étoiles étincelantes les quatre vents se disputent encore l’espace ; et dans l’âme pure s’agitent encore quatre puissances contraires, l’espérance et la crainte, la joie et,la douleur. Si elle rejette ces affections, si elle arrive à ce point où la volonté se détermine sans crainte et sans espoir, où la vertu trouve son mobile en elle-même, dès ce moment elle devient pareille au ciel cristallin, qui ne connaît pas de tempêtes, et dont le mouvement régulier fait mouvoir toutes les sphères. Enfin l’âme, par un dernier effort, peut chasser les images’et les figures qui l'aidèrent à concevoir les choses invisibles ; elle peut se dépouiller de ses vertus mêmes en cessant de les tenir pour siennes, et se réduire au néant. Alors elle ressemble au ciel empyrée qui est fondé sur le néant, mais que Dieu habite. A vrai dire, un tel état n’a plus de nom : l’amour y vit sans parole, sans raisonnement, sans passion, dans une grande lumière enveloppée de ténèbres. Il vit et ne vit plus ; son être n’est plus à lui ; transformé dans le Christ, il a choisi pour sa volonté la volonté de Dieu. Le poëte a célébré plus d’une fois les mystères de cet anéantissement; il en connaît le péril, et c’est pourquoi, après avoir conduit, l’âme jusqu’en haut, il l’avertit de se garder : « Quand tu te verras élevé aux dernières cimes, c’est alors, mon âme, qu’il faut craindre de tomber. Mais tiens-toi toute timide et tout humble, et chasse de tes pensées la vaine gloire qui sollicite toujours la nature humaine à s’approprier quelque bien. Remercie la souveraine puissance, et dis-lui : «  Ô ma vie je vous prie de me conserver. Pour moi, je ne sais, si je ne suis point mauvais et coupable, mais votre grâce certainement vient de vous seule[7].» En effet, nous touchons à l’abîme ; et quand Jacopone veut faire passer l’âme par le néant pour la conduire a Dieu, l’excès de ses expressions rappelle le panthéisme indien, proposant comme dernière félicité l’apathie éternelle, l’anéantissement de la personne humaine dans l’immensité divine. Quand il loue ce repos, dans lequel viennent s’éteindre toute crainte et toute espérance, qu’il ne s’inquiète plus de son salut, et qu’il demande l’enfer à condition d’y porter l’amour, il est bien près du quiétisme où glissèrent les faux mystiques de son temps[8] . Pendant que les déchirements de l’Ordre de Saint-François donnaient jour aux Frères Spirituels, plusieurs de ceux-ci, poussés par la passion de contredire et d’innover, se jetèrent dans une doctrine qui éveillait depuis quelques années les sollicitudes de l’Église. « Comme l’empire de Dieu le Père, figuré par l’Ancien Testament, avait fait place au règne du Fils, qui eut sa loi dans le Testament Nouveau, ainsi disait-on, le temps était venu où l’avénement du Saint-Esprit allait s’accomplir où, sur les ruines des préceptes temporaires s’établirait un Évangile éternel. Dans cette nouvelle condition, l’homme, sans quitter la terre, pourrait atteindre la perfection des bienheureux, par conséquent à leur liberté, à leur impeccabilité. Dès lors la loi ne. le lierait plus il s’interdirait l’exercice des vertus comme un trouble de son repos la raison, maîtresse des sens, ne craindrait plus de leur accorder les contentements qu’ils réclament. » Ces rêves de la cellule se prêchaient sur la place publique, soulevaient des milliers de sectaires sous le nom de Fraticelles. et de Beggards, mettaient l’Italie en feu et la chrétienté en péril[9]. Mais l’humilité de Jacopone le sauva de ces égarements. Jusque dans les derniers ravissements de l’extase, il emporte le sentiment de sa fragilité : il ne connaît pas de hauteur d’où l’amené puisse déchoir, ni de contemplation qui dispense du mérite des œuvres. Ce serviteur de l’amour véritable poursuit de toute sa jalousie ceux qu’il appelle les adeptes de l’amour contrefait et les invectives mêmes dont il les flétrit nous font entrer dans le vif des controverses contemporaines. « L’amour qui n’est pas sage ne peut voir les excès il renverse les lois, les statuts, et toute coutume bien ordonnée ; il se dit arrivé à cette élévation où nul commandement n’oblige. Mais toi, Charité qui es la vie, tu ne vas point renversant les lois « tu les observe toutes et là où tu ne trouves pas la loi, tu la mets. Oui, tout acte est licite, mais non pas à toute personne au prêtre le sacrifice, au mari le lit nuptial, au podestat le glaive. Qui vit sans loi, sans loi périra. Il court à l’enfer, celui qui prend ce chemin. Là vont s’entasser tous les désordres détestés de Dieu ceux qui ensemble péchèrent, ensemble souffriront[10] . » J’ai tenté de faire connaître, par une rapide analyse, les poésies mystiques de Jacopone, et cependant je crains de les défigurer en les analysant, en leur prêtant l’unité d’un système théologique. Sans doute un enchaînement rigoureux lie toute la doctrine de Jacopone, mais non les poëmes qui s’en échappent pour ainsi dire, qui se croisent et se mêlent : ainsi l’ordre règne dans la ruche, mais non dans l’essaim qui s’en détache pour se jeter sur les fleurs. Il faudrait suivre les improvisations de ce génie inégal ; il faudrait le voir, sublime quand il célèbre les fiançailles de l’âme et de l’amour divin, ironique et familier quand il raconte la dispute de l’esprit qui veut faire pénitence, et du corps qui regimbe sous la verge ; ingénieux et charmant s’il s’agit de composer la parure de l’âme appelée aux fêtes du paradis[11]. Je passe en me hâtant au milieu de tant de morceaux curieux pour m’arrêter à l’un des plus considérables : je veux parler d’une composition de quatre cent quarante vers, où, sous une forme empruntée à la fois du drame et de l’épopée, le poëte s’est proposé de chanter la réparation de la nature humaine.

LE POËTE. « L’homme, au. commencement, fut créé vertueux ; il méprisa ce bien par un excès de folie. La chute fut périlleuse. La loi veut que le retour soit laborieux. Qui ne connaît pas le chemin n’y voit que démence ; mais qui franchit le passage trouve la gloire, et, dès le voyage d’ici-bas, il a le pressentiment du paradis[12]. Quand l’homme pour la première fois pécha, il troubla tout l’ordre de l’amour il se complut tellement dans l’amour de lui-même, qu’il se préféra au Créateur et la Justice s’indigna si fort, qu’elle le dépouilla de tous ses priviléges. Chaque vertu l’abandonna, et le démon devint son maître. La Miséricorde, voyant l’homme si tombé et perdu avec toute sa race, réunit incontinent ses filles : dans leur nombre elle choisit une fidèle messagère, et lui commande d’aller chercher l’homme là-bas sur cette terre, où il est frappé de désespoir. Madame la Pénitence, chargée de l’ambassade, s’est, trouvée prête avec tout son cortège. La Pénitence mit d’abord dans le cœur de l’homme la crainte, qui jeta dehors la fausse sécurité ; elle y mit la honte, puis enfin une grande douleur d’avoir offensé Dieu. Mais par aucun moyen l’homme ne pouvait satisfaire. Car, étant tombé de lui-même, il fallait que de lui-même il se relevât l’ange n’était pas tenu de l’aider et ne le pouvait point. La Pénitence envoie la Prière à la cour du Ciel « Je demande miséricorde, dit-elle, et non justice. » Aussitôt la Miséricorde est entrée à la cour céleste : Seigneur, je pleure mon héritage, que la Justice m’a ravi. En frappant l’homme, c’est moi qu’elle a blessée à mort, et de tout mon honneur elle m’a dépouillée. »

LA JUSTICE. « Seigneur, la loi fut donnée à l’homme. Par félonie, il voulut la mépriser. J’ai prononcé la peine, et je ne l’ai pas faite égale à l’offense. Examinez mon jugement, et corrigez-le, si en quelque point j’ai excédé la mesure.  »

DIEU LE PÈRE. «  Ô mon Fils, ma souveraine Sagesse ! en toi réside tout le secret de la Rédemption de l’homme, telle que notre conseil l’agrée, et telle qu’en tressaillira de joie la céleste cour.  »

DIEU LE FILS. «  Ô mon doux et révéré Père dans votre sein j’ai toujours habité. Mais la vertu d’obéissance sera toujours la mienne. Qu’on me trouve seulement une demeure convenable, et je ferai cet accord, où toutes deux, Justice et Miséricorde, conserveront leurs droits. » Ici le poëte raconte la création de Marie, l’annonciation, l’enfantement divin. « De même qu’Adam fut formé de terre vierge, dit, l’Écriture, ainsi d’une Vierge naquit le Christ, qui venait payer pour Adam. Il naquit en hiver, dans la grande froidure ; et, né sur la terre de ses ancêtres, personne ne lui prêta ni un toit ni un manteau. » Les Vertus rassemblées devant Dieu font de grandes lamentations « Seigneur, voyez à quel veuvage nous sommes condamnées par le crime d’autrui. Fiancez-nous à quelqu’un qui nous délivre de l’opprobre et qui nous rende l’estime et l’honneur. »

DIEU LE PERE. « Mes filles allez trouver mon bien-aimé, car je vous fiance à lui. Entre ses mains je vous remets, afin qu’auprès de lui vous ayez le repos, l’honneur sans tache, qui vous attireront l’admiration des hommes. Et quand vous me le rendrez, je l’élèverai au-dessus-des cieux. »

Les sept Dons du Saint-Esprit viennent faire les mêmes plaintes, et Dieu le Père les envoie de même au Rédempteur. Enfin paraissent les sept Béatitudes.

LES BÉATITUDES. « Seigneur, nous sommes des pèlerines nées sur vos terres : hébergez-nous. Voilà que nous avons fait pèlerinage hiver comme été, coulant des jours amers et des nuits cruelles. Chacun nous chasse et croit faire sagement car nous sommes plus détestées que la mort. »

DIEU LE PÈRE. « L’homme n’est pas encore digne de loger un si grand trésor. Je vous héberge chez le Christ : vous lui servirez de signe, et le montrant à la terre « Voilà, direz-vous, le maître de notre réparation. »

LE POËTE. « Notre Rédempteur très-doux a parlé pour nous à la Justice. »

LA JUSTICE. « Seigneur, s’il vous plaît de payer la dette que l’homme a contractée, bien le pouvez vous, puisque vous êtes Dieu, et homme cependant. Vous seul me pouvez contenter, et volontiers avec vous j’en fais l’accord. »

LA MISERICORDE. « Seigneur, l’infirmité de l’homme est si grande, qu’en aucune manière’ il ne pourra guérir, si vous ne revêtez les faiblesses de quiconque est, fut et sera dans tous les siècles. Ainsi me consolerez-vous, mort malheureuse qui ai tant pleuré.  »

LE CHRIST. « Tu demandes sagement, et je te veux contenter. Je suis enivré d’amour à ce point que je me ferai réputer pour insensé si misérable est le rachat que je vais conclure, si grande la rançon que je paye. Afin que l’homme sache combien je l’aimai, pour son péché je veux mourir. »

A la prière de la Miséricorde, le Christ prépare un bain où l’homme souillé retrouvera sa première blancheur. Mais la Justice veut mettre la main au divin remède et l’homme n’entre au bain du baptême qu’en renonçant au démon. Puis est instituée la confirmation, puis l’eucharistie et les autres Sacrements, et dans chacun d’eux le Christ fait la part de la Justice et de la Miséricorde. Les sept Vertus s’attachent aux sept Sacrements, et les sept Dons sont venus célébrer leurs noces avec les Vertus. De leur union naîtront les sept Béatitudes. « La paix est rentrée dans le cœur de l’homme ; et maintenant, conclut le poëte, prions la Trinité souveraine qu’elle nous pardonne nos péchés. » Je ne pense pas exagérer le mérite de cette composition, en y louant la naïveté, le mouvement et la vie. Les allégories que le poëte met en œuvre n’ont rien que de conforme aux traditions de l’art chrétien. Dès le quatrième siècle, Prudence, célébrant dans sa Psychomachie le combat des Vertus et des Vices, avait personnifié la Foi et l’Idolâtrie, la Pudeur et la Volupté, la Patience et la Colère. Trois cents ans après Jacopone, Calderon animera la scène de ses Auto sacramentales, en y jetant des personnages allégoriques avec ceux de l’histoire, Adam et le Christ avec l’Entendement et la Volonté, David et Abigaïl avec la Chasteté et la Luxure[13]. La Peinture n’avait pas d’autres règles et quand Taddeo Gaddi, à Florence, dans l’admirable chapelle des Espagnols, voulut représenter le triomphe de saint Thomas d’Aquin, il fit d’abord asseoir le saint docteur sur une chaire élevée, entourée d’anges, de prophètes et d’évangélistes ; mais il peignit au-dessous quatorze femmes d’une grande beauté, pour représenter les sept Sciences et les sept Vertus. L’allégorie, qui ne prête que des fictions languissantes aux artistes des siècles savants, s’échauffait sous la main des hommes du moyen âge. La foi dont ils débordaient passait dans leurs créations : ils finissaient par croire à leurs personnages, et par leur donner cette simplicité, ce naturel et cette verve qui les font vivre. Le poëme de la Réparation de la nature humaine, avec ses belles stances de huit vers hendécasyllabes, a déjà l’allure de l’épopée : je trouve l’essor lyrique dans le cantique suivant, où Jacopone représente le Christ en quête de l’âme errante.

LES ANGES. « Ô Christ tout-puissant quel voyage faites-vous ? Pourquoi cheminer pauvrement comme un pèlerin ? »

LE CHRIST. « J’avais pris une épouse, à qui j’avais livré mon cœur. Je la parai de joyaux pour en tirer honneur à ma honte, elle m’a quitté. C’est ce qui me fait aller triste et en peiné. Je lui prêtai ma forme et ma ressemblance. Afin que toutes ses vertus trouvassent leur emploi, je voulus que l’âme eût le corps pour serviteur c’était un bel instrument, si elle ne l’avait désaccordé ! – Afin qu’elle eût lieu d’exercer ses puissances, pour elle je formai toutes les créatures. Ces biens pour lesquels elle devait m’aimer, elle m’en a fait la guerre. »

LES ANGES. « Seigneur, si nous la trouvons, et qu’elle veuille revenir, lui faut-il dire que vous pardonnez ? »

LE CHRIST. « Dites à mon épouse qu’elle revienne, qu’elle ne me fasse point souffrir une mort si douloureuse. Pour elle je veux mourir, tant je suis épris d’amour. Avec grande joie je lui pardonne, je lui rends les ornements dont je l’avais parée. De toutes ses félonies je n’aurai plus souvenir. »

LES ANGES. « Âme pécheresse, épouse du grand époux, comment ton beau visage est-il plongé dans cette fange ? et comment donc as-tu fui celui qui t’accorda tant d’amour ? »

L’ÂME. « Quand je songe à son amour, je meurs de honte. Il m’avait mise en grand honneur où suis-je tombée maintenant ? Ô mort douloureuse comment donc m’avez-vous environnée ? »

LES ANGES. « Pécheresse ingrate, retourne à ton Seigneur. Ne désespère point : pour toi il meurt d’amour. Ne doute pas de son accueil, et ne tarde plus. »

L’ÂME. «  Ô Christ miséricordieux où vous trouverai-je, ô mon amour ? Ne vous cachez plus, car je meurs de douleur. Si quelqu’un a vu mon Seigneur, qu’il dise où il l’a trouvé. »

LES ANGES. « Nous l’avons trouvé suspendu à la la Croix, nous l’y avons laissé mort, tout brisé de coups. Pour toi il a voulu mourir. Il t’a achetée bien cher.  »

L’ÂME. « Et moi je commencerai les lamentations d’une cruelle douleur. C’est l’amour qui vous a tué, vous êtes mort pour mon amour. Ô amour en délire, à quel bois as-tu suspendu le Christ[14]

Nous avons accompagné Jacopone dans un monde idéal qu’il compose à son gré, tout peuplé d’anges et de vertus, tout rayonnant de vérités éternelles. Il est temps de descendre à sa suite dans le monde des réalités, et de le voir aux prises avec les hommes tels que le péché les a faits. Jacopone ne ressemble point à cet admirable Angelico de Fiesole, qui, après avoir tracé d’un pinceau immortel les joies du paradis, échoue à la peinture de l’enfer, et qui ne peut s’empêcher de prêter son innocence aux damnés et sa candeur aux démons. Au contraire, quand le pénitent de Todi s’arrache à ses extases pour retracer les désordres de la société contemporaine, telle est la force de ses tableaux, qu’on se demande s’il n’en a pas volontairement chargé les couleurs.

On ne sait pas assez quelle fut la part du mal au moyen âge. Durant ces siècles où l’on a coutume de se représenter le christianisme régnant sans combat sur les âmes pacifiées, deux causes mal connues firent le péril de la foi, et le scandale des mœurs. D’un côté, c’étaient les souvenirs du paganisme, plus vivaces qu’on ne pense, la superstition poussée jusqu’à ce point qu’à Florence, une sorte de terreur populaire environnait encore la statue de Mars, arrachée de son temple et transportée au Vieux-Pont. Le dualisme renaissait dans l’hérésie des Albigeois, et le matérialisme épicurien, sous le nom d’Averrhoës, envahissait les écoles. D’un autre côté, c’était le vieux levain de la barbarie, l’instinct du sang et de la chair. Vainement l’Église professait le respect de la vie humaine ce temps aimait le spectacle de la mort ; il se satisfaisait par les guerres incessantes, par les vengeances, par l’atrocité des supplices : Ugolin mourait de faim avec ses fils ; Eccelin le Féroce brûlait en un jour onze mille Padouans. En même temps la concupiscence, châtiée dans les monastères, prenait sa revanche dans les palais : elle poussait les rois à ces divorces fameux, tourments de tant de Papes ; elle peuplait les sérails de Frédéric II et de Manfréd. Les vaisseaux qui ramenaient les croisés rapportaient tous les vices de l’Orient, et, en présence des débordements qui suivirent les guerres saintes, saint Bernard eut à se défendre de les avoir prêchées. Mais, si le moyen âge eut le malheur de connaitre le mal, il eut le mérite de le haïr. Il n’usa pas de nos ménagements et de nos délicatesses. Les sages d’alors ne craignaient pas de diminuer le respect en publiant les vices des grands. Si la corruption pénétrait dans le sanctuaire, le fouet qui chassa les vendeurs du temple passait des mains de Pierre Damien à celles de Grégoire VII, et de saint Bernard à Innocent III. Ces siècles d’inspiration furent aussi des siècles de polémique : ils ne se refusèrent ni l’invective ni le sarcasme. Au-dessous des saints évêques sculptés au portail des cathédrales, le statuaire faisait grimacer les mauvais prêtres et les moines apostats. La poésie des troubadours se divisait en deux genres la chanson pour célébrer la bravoure et la beauté, et le sirvente pour flétrir la couardise. Quoi de surprenant si Jacopone céda au génie de son temps, s’il écrivit des satires, s’il y porta toutes les libertés de l’art, s’il y mit le grotesque auprès du sublime ?

Les satires de Jacopone ne s’adressent pas aux rois, ni aux seigneurs des villes italiennes il ne faut donc pas s’attendre à y voir foudroyer les grands crimes du treizième siècle. Écrites dans le langage du peuple, elles poursuivent d’abord les péchés du grand nombre, les désordres qui ôtent au pauvre le mérite de ses sueurs et de ses larmes. De là les images hardies et quelquefois repoussantes, sous lesquelles le poëte met en scène l’Avarice, la Luxure, l’Orgueil, afin de les livrer à l’horreur et a la risée de la multitude. Tantôt, comme les fossoyeurs de Shakspeare, il ramasse la tête d’un mort pour lui demander des nouvelles de ces yeux qui jetaient tant de flammes, de cette langue plus tranchante que l’épée. Tantôt il traduit le pécheur devant le tribunal du souverain Juge, et donne la parole au démon. « Seigneur, dit Satan, tu créas cet homme selon ton bon plaisir, tu lui prêtas le discernement et la grâce cependant il ne garda jamais un de tes commandements. Il est juste qu’il soit récompensé par celui qu’il a servi. –Il savait certes ce qu’il faisait, quand il’ exigeait l’usure, quand il donnait fausse mesure au pauvre. A ma cour il aura tel payement que de raison.- S’il voyait quelque assemblée de dames et de damoiseaux, il y courait avec ses instruments et ses chansons nouvelles c’est ainsi qu’il séduisait les jeunes-gens. A ma cour j’ai des pages qui lui enseigneront à chanter. » Aux accusations de Satan, l’ange gardien ajoute son témoignage la sentence est prononcée. Les démons enlèvent le coupable ; d’une grande chaîne ils l’ont étroitement lié, ils l’emmènent durement en enfer. « Venez, crie l’escorte armée de fourches, venez au-devant du damné. » Tout le peuple infernal se rassemble, et le pécheur est mis au feu[15]. Les femmes, qui ont inspiré tant de poëtes, devaient échauffer aussi la verve des satiriques. Mais le pénitent, le mondain converti par la mort d’une épouse chrétienne, ne pouvait porter, dans un tel sujet, ni la licence de Juvénal, ni la gaieté des fabliaux. Sans doute il sait que, selon l’expression d’un contemporain, il n’y a pas d’artiste qui emploie plus d’engins, d’outils et d’industrie pour l’exercice de son art, que les femmes d’Italie pour le soin de leurs personnes[16] . Il n’épargne aucun des artifices dont les Italiennes de son siècle usaient pour relever leur stature, pour rendre à leur teint la blancheur et l’éclat. Si leurs mains délicates ne peuvent manier la lance, il est des paroles acérées qui perceraient toutes les cuirasses. Mais ce qui touche surtout Jacopone, c’est le péril des âmes sollicitées par ces belles et dangereuses créatures. « Ô femmes ! considérez les mortelles blessures que vous faites : dans vos regards vous portez la puissance du basilic.- Le serpent basilic tue l’homme, rien qu’en le regardant. Son œil empoisonné fait mourir le corps. Le vôtre, plus a cruel, fait périr les âmes ; il les dérobe au Christ, leur doux Seigneur, qui les acheta bien cher. -Le basilic se cache, il ne se fait pas voir ; quand il reste sans regarder, il ne cause point de mal. Vos déportements sont pires que les siens, et vos perfides œillades vont chercher des victimes. Tu dis que tu te pares pour ton seigneur mari mais ta pensée te trompe, car tu ne gagnes point son amour. Que tu regardes seulement quelque sot, et ton mari a le soupçon dans le cœur. Puis tu te plains s’il te frappe, s’il te garde avec jalousie, s’il veut savoir les lieux que tu hantes, et en quelle compagnie; s’il te tend des embûches et te tient pour coupable – Il lui viendra une telle tristesse, qu’elle lui desséchera toutes les veines; il te traînera dans une chambre d’où le voisinage ne puisse t’entendre, et là tu trouveras la mort. » N’accusons pas le poète d’exagération, et rappelons-nous que nous sommes au siècle de Françoise de Rimini[17]. Si Jacopone jugea sévèrement la société, nous savons qu’il ne flatta pas l’Église. Quand ce déserteur du monde vint à découvrir dans le cloître plusieurs des vices qu’il avait cru fuir, son espérance trahie lui arracha des cris vengeurs. Sa muse irritée prit la férule des Pères du désert, et s’en alla de cellule en cellule châtier les déréglements des religieux. Un jour, elle arrête au passage l’âme d’une nonne qui vient de mourir en odeur de sainteté. Cette âme a vécu cinquante ans dans la virginité, dans le silence, dans le jeûne. « Mais je ne fus pas humble, dit-elle quand je m’entendais appeller la Sainte, mon cœur s’enflait d’orgueil, et c’est pourquoi Dieu m’a réprouvée. » Une autre fois c’est la Pauvreté qui parle. Dieu son père l’envoie visiter toutes les conditions, pour voir si elle y pourra trouver asile. Elle a commencé par les prélats mais ceux-ci ne pouvaient soutenir ses regards, et l’ont fait chasser par leurs gens. Elle entendait chez les religIeux de grandes psalmodies, mais elle les a trouvés couverts de bons manteaux, et nul n’a voulu lui prêter l’oreille. « Mes frères, disait-elle, souvenez-vous que vous avez promis au Christ de le suivre toujours. » Et les Frères ont répondu « Si tu ne sors au plus vite, on te fera bien voir qu’autre chose est dire, autre chose faire. » Enfin, la Pauvreté frappe à la porte des religieuses. Mais rien qu’à voir cette figure pâle et maigre, les nonnes se sont signées. « Dieu vous bénisse, mes sœurs ! Jadis j’habitai cette maison ; j’y trouvai beaucoup d’honneur et de repos. Maintenant elle me semble toute changée, et je ne reconnais ni les meubles ni les visages. » « Que «veut cette odieuse vieille ? » s’écrient les Sœurs et le valet du couvent la congédie à coups de bâton. Cette ironie, qui en d’autres temps est devenue le langage de l’impiété, convenait à une époque où la vie spirituelle menaçait de périr étouffée sous les richesses, comme le bon grain sous les épines. Saint Bernard ne pouvait croire que les Pères eussent toléré toutes les superfluités qu’il voyait chez les moines de son siècle, tant d’intempérance dans le manger et le boire, tant de mollesse dans les lits et les vêtements, tant de magnificence dans les montures et les constructions. Saint Pierre Damien portait ses coups plus haut, et ne craignait pas d’armer son zèle d’un trait satirique, quand il accusait le luxe des prélats, leurs tables où des pyramides de viandes exhalaient toutes les épices de l’Orient, les vins de mille sortes petillant dans des coupes de cristal, les lits plus riches que les autels, et les murailles ensevelies sous des tapisseries comme des morts sous leurs linceuls[18]. Pendant que le spectacle de ces maux animait le courage des grands réformateurs, d’autres âmes moins fortes, mais non moins pures, n’y trouvaient qu’un sujet d’épouvante, et pensaient reconnaître dans le lieu saint l’abomination de la désolation prédite comme un signe de la fin des temps. Voilà pourquoi le moyen âge aima les peintures de l’Apocalypse, et surtout cette terrible histoire de l’Antéchrist qu’on trouve encore au quinzième siècle, tracée d’une touche si fière par Luca Signorelli sur murs de la cathédrale d’Orvieto. Le visage de l’Antechrist y rappelle, par une effrayante ressemblance, la face adorable du Sauveur, en même temps qu’il respire toutes les passions de l’enfer. A ses pieds sont entassées les richesses de la terre qu’il distribue à ses adorateurs, et, au seuil du temple, des bourreaux tranchent la tête aux deux prophètes. Mais déjà dans les airs plane l’ange armé du glaive qui va précipiter l’imposteur, au moment où il tentera de s’enlever au ciel. Ces images n’ont rien de plus hardi que le poëme dans lequel Jacopone de Todi voulut peindre d’un seul trait toutes les erreurs de son temps, et qu’il intitula le Combat de l’Antechrist. « C’est maintenant l’heure de savoir qui aura du courage : la tribulation prédite approche de tous côtés ; je la vois éclater comme la foudre. La lune s’est obscurcie, et le soleil voilé de ténèbres : je vois tomber les étoiles du ciel. L’antique serpent semble déchaîné ; je vois à sa suite le monde entier: il a bu les eaux de toute la terre, il pense engloutir le fleuve du Jourdain, et dévorer le peuple du Christ. —Le soleil, c’est le Christ qui ne fait plus de signes pour fortifier ses serviteurs. Nous ne voyons plus de miracle qui soutienne la fidélité du peuple les mauvais en font un sujet de doute ; ils nous insultent méchamment, et les raisonnements vrais ne peuvent les entraîner. —La lune aussi s’est faite obscure, elle qui autrefois éclairait le monde dans la nuit ; elle qui fut notre guide s’est tournée en ténèbres. C’est le corps du clergé qui se fourvoie, et qui a pris le mauvais chemin. Ô Seigneur Dieu qui pourra échapper ? Les étoiles tombées du ciel représentent le corps des religieux. Beaucoup ont quitté la route pour se jeter dans des voies périlleuses. Les eaux du déluge sont montées, elles ont couvert les montagnes et submergé toutes choses. Dieu, soyez en aide, soyez en aide à ceux qui nagent ! –Homme, mets-toi sous les armes, car l’heure est venue fais en sorte d’échapper à cette mort. On n’en vit jamais de si cruelle ; jamais on n’en verra de si terrible. Les saints en furent dans l’épouvante bien insensé me semble qui ne la craint pas[19]. » Mais la satire de Jacopone est en même temps une prédication populaire elle rappelle les hardiesses des orateurs contemporains, accoutumés à déchaîner le ridicule, à réjouir la foule, s’il le faut, pour la convertir. L’insensé de Todi, qui autrefois entraînait à sa suite les enfants et les désœuvrés, afin de les instruire par ses paraboles, continuait maintenant d’évangéliser le peuple par ses vers. Les chants des anges avaient annoncé le Christ aux bergers comment la poésie chrétienne aurait-elle dédaigné les pauvres ? Aussi l’Église, à côté de sa liturgie solennelle, avait fait place aux cantiques familiers : elle tolérait le chant des épîtres farcies et la représentation des mystères. Toutefois ces drames religieux, qui faisaient la joie du peuple de ce côté des monts, semblent avoir pénétré plus tard en Italie. Si l’on trouve les mystères représentés au treizième siècle à Padoue, à Florence, dans le Frioul[20] , rien ne prouve encore que la poésie s’y joignît à la mise en scène. Je crois découvrir dans les écrits de Jacopone les premiers essais du drame populaire en langue italienne. On y remarque, en effet, une suite de poëmes pour les principales fêtes de l’année : pour la Nativité, la Passion, la Résurrection, la Pentecôte, l’Assomption ; pour les anniversaires de saint François, de sainte Claire, de saint Fortunat, patron de Todi. Mais souvent le génie du poëte ne peut se contenir dans le récit de l’action ; il faut qu’il y assiste, qu’il voie les personnages, qu’il les fasse voir, et que, s’effaçant derrière eux, il laisse l’auditoire ravi d’avoir entendu le Christ lui-même, les anges et les saints. Je distingue plusieurs pièces dont les rôles et les dialogues semblent distribués pour une récitation publique : c’est le Sauveur et les deux disciples d’Emmaüs ; ce sont les apôtres recevant l’Esprit-Saint et se partageant le monde[21] . C’est surtout un petit drame de la Compassion de la Sainte Vierge, où je retrouve toute l’inspiration du Stabat Mater.

LE MESSAGER, LA VIERGE, LA FOULE, LE CHRIST.

LE MESSAGER. « Dame du paradis, ils ont pris ton fils, le Christ bienheureux ; accours, et vois je a crois qu’ils le tuent, tant ils l’ont flagellé[22] . »

LA VIERGE. « Comment cela peut-il être, qu’un homme ait mis la main sur lui ? car il ne fit jamais aucun mal, le Christ, mon espérance. »

LE MESSAGER. « Ô dame ! hâte-toi, et viens à son aide. Ils ont craché au visage de ton fils, et la foule l’entraîne d’un lieu à l’autre : chez Pilate ils l’ont mené. »

LA VIERGE. « Ô Pilate ! ne fais point tourmenter mon fils !car je puis te montrer comme on l’accuse à tort... »

LA FOULE. « Crucifiez-le ! crucifiez-le !L’homme qui se fait roi désobéit au sénat.

LE MESSAGER. « Madame, voici la croix que le peuple amène, et sur laquelle la vraie lumière doit être élevée.  »

LA VIERGE. « Ô croix ! que vas-tu faire ? Tu m’ôteras mon fils ! Et que lui reprocheras-tu, puisqu’en lui le péché n’est pas ?... »

LE MESSAGER. « Madame, voici qu’on lui saisit la main, et que sur la croix ils l’ont étendue ; ils la fendent d’un gros clou, tant ils ont enfoncé le fer. Maintenant, c’est l’autre main qu’ils prennent ; ils l'étendent sur la croix, et la douleur s’embrase à mesure qu’elle se multiplie. Madame, le moment est venu de percer les pieds ; on les cloue au bois, et, par le poids qu’ils supportent, ils ont rompu tout le corps. »

LA VIERGE. « Et moi, je commencerai le chant funèbre. Ô fils qui fus ma joie ! Qui a tué mon fils ?... Ils auraient mieux fait de m’arracher le cœur...  »

LE CHRIST. « Femme, pourquoi te plains-tu ? Je veux que tu survives, que tu me sois en aide aux compagnons que je me suis donnés sur la terre. »

LA VIERGE. « Mon fils, ne parle point de la sorte. Avec toi je veux mourir je veux monter sur la croix, et mourir à ton côté. Ainsi le fils et la mère auront la même sépulture, puisque le même malheur jette dans le même abîme la mère et le fils. »

LE CHRIST. « Femme, je remets dans tes mains mon cœur affligé. Jean, mon bien-aimé, sera nommé ton fils. Jean, ma mère est à toi, reçois-la charitablement ; prends pitié d’elle, car son cœur est percé. »

LA VIERGE. « Mon fils, l’âme s’est échappée de tes lèvres. Ô mon fils innocent ! ô mon fils resplendissant, qui es allé éclairer un autre monde, comme je te vois obscurci !… Ô mon fils blanc et blond, mon fils au doux visage ! ah ! par quelle raison le monde a-t-il voulu ton opprobre et ta mort ? Fils admirable et cher, fils de la femme désolée, ah que ce peuple t’a traité méchamment ! Et toi, Jean, mon nouveau fils, ton frère est mort. Ah j’ai senti la pointe du glaive qui me fut prophétisé ! »

Supposez cette scène représentée le vendredi saint, sous le portique d’une église, par des paysans italiens, les plus passionnés des hommes, et vous avez les commencements de la tragédie chrétienne. Jamais la douleur ne jeta des cris plus déchirants que ceux-ci et jamais non plus la joie n’eut des accents plus aimables que les noëls de Jacopone, soit qu’il mène les bergers à la crèche, soit qu’il conduise aux pieds de la Vierge une troupe de pieux fidèles qui la supplient de leur prêter un moment l’Enfant divin. Il faut lire dans leur langue ces chants, dont on ne peut traduire ni la mélodie musicale ni la grâce enfantine. On voit le théologien, le censeur de l’Église et du monde, se faire petit avec les petits, s’occuper de leurs plaisirs, et trouver des cantiques d’une simplicité et d’une douceur incomparables pour réjouir la bonne fileuse au berceau de son nouveau-né, ou pour élever à Dieu l’âme du pâtre perdu dans la montagne. Comme il est de toutes leurs fêtes, il connaît aussi leurs devoirs et leurs peines. C’est pour eux qu’il résume en soixante-six couplets une série de proverbes qui sont la philosophie du peuple « A qui la vie est douce, la mort, est douloureuse. Sache de la poussière tirer la pierre précieuse, de l’homme sans grâce une gracieuse parole, du fou la sagesse, et de l’épine la rose. Secours ton ennemi quand tu le trouves en péril. Si la souris peut délivrer le lion, si le moucheron peut précipiter le taureau, je te donne ce conseil de ne mépriser personne. Quand tu peux être humble, ne te montre pas fort[23]. »

Mais j’honore surtout ce poëte des pauvres lorsqu’il célèbre la pauvreté. Le peuple n’a jamais eu de plus grands serviteurs que les hommes qui lui apprirent à bénir sa destinée, qui rendirent la bêche légère sur l’épaule du laboureur, et firent rayonner l’espérance dans la cabane du tisserand. Plus d’une fois sans doute, au coucher du soleil, quand les bonnes gens de Todi revenaient du travail des champs et serpentaient le long de la colline, les hommes aiguillonnant leurs bœufs, les femmes portant sur le dos leurs enfants basanés, derrière eux quelques religieux franciscains, les pieds tout couverts de poussière, on les entendit chanter la chanson de Jacopone qui se mêlait aux tintements de l’Angélus : « Doux amour de pauvreté, combien, « faut-il que nous t’aimions –Pauvreté, ma pauvrette, l’Humilité est ta sœur ; il te suffit d’une écuelle et pour boire et pour manger[24] .- Pauvreté ne veut que ceci : du pain, de l’eau et un peu d’herbes. Si quelque hôte lui vient, elle y ajoute un grain de sel.- Pauvreté chemine sans crainte ; elle n’a pas d’ennemis ; elle n’a pas peur que les larrons la détroussent. –Pauvreté frappe à la porte des gens ; elle n’a ni bourse ni besace ; elle ne porte rien avec elle, si ce n’est son. pain. –Pauvreté meurt en paix ; elle ne fait pas de testament ; on n’entend point parents et parentes se disputer son héritage.— Pauvreté, pauvrette, mais citoyenne du ciel, nulle chose de la terre ne peut réveiller tes désirs.— Pauvreté, grande monarchie, tu as le monde en ton pouvoir, car tu possèdes le souverain domaine de tous les biens que tu méprises. —Pauvreté, science profonde ; en méprisant les richesses, autant la volonté s’humilie, autant elle s’élève à la liberté ; –Pauvreté gracieuse, toujours en abondance et en joie qui peut dire que ce soit chose injuste d’aimer toujours la pauvreté ? » Nous savons que cette pauvreté glorifiée, donnée en spectacle au moyen âge par saint François et ses disciples, n’a pas eu les louanges des modernes. On accuse l’Église d’avoir réhabilité, non la pauvreté même, mais la mendicité, mais l’aumône, qui humilie le pauvre, qui l’oblige et le constitue redevable. On reproche à la société chrétienne d’avoir inventé la charité pour se dispenser de la justice. Mais pour nous, la mendicité et l’aumône sont deux conditions inséparables de toute la destinée humaine. Nous croyons que la Providence, avant l’Église, a pris soin d’obliger l’homme à l’homme et les générations aux générations par un enchaînement de bienfaits dont on ne s’acquitte pas, et qu’elle a su mettre les plus fiers dans la nécessité de demander la charité et de la recevoir.D’un côté, il n’est pas d’homme si libre qui ne soit redevable au moins à son père, à sa patrie ; qui ne soit pauvre des biens de la terre ou des biens de l’intelligence, qui ne les attende d’autrui. Quel savant ne s’est assis aux pieds d’autres plus savants que lui, et ne leur a mendié des lumières ? Les heureux mendient des plaisirs, et les affligés qui viennent pleurer auprès de vous mendient une de vos larmes. Au milieu de cette mendicité universelle des hommes, saint François se fit mendiant comme eux pour les servir ; car les malheureux ne se laissent volontiers servir que.par leurs pareils. D’un autre côté, l’aumône que les disciples de saint François reçoivent, celle que le christianisme prêche et bénit, n’est point l’encouragement de l’oisiveté. L’aumône est la rétribution des services qui n’ont pas de salaire. Les grands services sociaux, ceux dont une nation ne se passe jamais, ne peuvent ni s’acheter, ni se vendre, ni se tarifer à prix d’argent, La société paye la denrée du marchand, mais elle ne paye ni le sacrifice du prêtre, ni la justice du juge, ni le sang du soldat. Seulement, elle leur donne le pain pour qu’ils continuent de vivre et de servir, mais elle le leur mesure avec une parcimonie honorable, précisément pour qu’il soit manifeste qu’elle n’a pas prétendu les payer. De même l’ouvrier valide qui donne son travail reçoit le salaire ; mais le pauvre qui souffre, qui mérite, qui, dans l’Eglise, représente et continue le Christ, le pauvre reçoit l’aumône. Voilà pourquoi les grands ordres religieux du moyen âge, les plus savants, les plus actifs, firent profession de recevoir l’aumône publiquement, la rendant ainsi à jamais respectable ; car qui pouvait dire désormais que la société humiliât le pauvre, quand elle rétribuait ses mérites du même prix que l’enseignement de saint Bonaventure et de saint Thomas d’Aquin ?

Les intentions de Jacopone ne furent pas trompées. Pendant que tant de poëtes attendirent vainement dans leur tombeau la gloire qu’ils s’étaient promise, l’humble popularité que cherchait le pénitent de Todi ne manqua point à ses vers. J’en juge par les nombreux manuscrits disséminés en Italie, en France, eh Espagne, et par les huit éditions publiées du seizième au dix-septième siècle[25]. En même temps que les reliques du Bienheureux étaient portées sur les autels, la piété publique s’attachait aux restes de sa pensée : Ses poésies furent commentées d’abord par le Calabrais Modio, l’un des compagnons de saint Philippe de Néri ensuite par, Tresatti de Lugnano, théologien de l’Ordre de Saint-François. Traduites, en langue castillane, elles animèrent l’ardeur des milices franciscaines qui allaient porter l’Évangile et chercher le martyre sous le ciel de l’Amérique méridionale ; encore plus homicide que ses peuples[26].Mais en comparant les éditions, en les rapprochant des manuscrits, on trouve une différence singulière dans le nombre des pièces qu’on y compte. Le recueil de Jacopone a subi des interpolations nombreuses ; les copistes y ont introduit plusieurs cantiques du Franciscain Ugo della Panciera[27], et peut-être d’autres poëmes dont nous ne connaissons pas les auteurs. Ce fut le sort des livres vraiment populaires, au moyen âge, qu’on se servît de leurs pages pour conserver des compositions moins sûres de vivre ; à peu près comme on abritait dans une église les fragments de sculpture profane qu’on voulait sauver.

Il est vrai que le retour de fortune qui menace toutes les renommées d’ici-bas a fait depuis longtemps oublier Jacopone, comme tant d’écrivains, tant de peintres du même siècle. Nous aurions voulu tirer de l’ombre la figure de ce poète, qui se détache si bien de la foule, qu’il faut aller chercher sous des haillons et dans un cachot ; de ce poëte tout brûlant d’amour de Dieu et de passions politiques, humble et téméraire, savant et capricieux capable de tous les ravissements quand il contemple, de tous les emportements quand il châtie et lorsqu’il écrit pour le peuple, descendant à des trivialités incroyables, au milieu desquelles il trouve tout à coup le sublime et la grâce. Nous n’avons pas méconnu ses défauts : il a le génie ; il n’a pas le goût, le goût, cette pudeur de l’imagination qui ne supporte pas les excès. Il aime, au contraire, les images repoussantes et lorsque, par exemple, en expiation de ses péchés, il veut demander à Dieu tous les maux de cette vie, il se plaît à dresser un dénombrement de maladies dont les noms seuls font horreur. Mais tournez quelques feuillets, et vous verrez dans un de ses chants mystiques les Vertus descendre au-devant de lui toutes radieuses de beauté, sur une échelle de fleurs et de lumière. Ces contrastes me rappellent le grand peintre Orcagna et son Triomphe de la mort. On y voit trois cadavres à trois degrés divers de décomposition, des estropiés, des lépreux qui voudraient mourir, des démons grimaçants. Quoi de plus trivial ? Mais en même temps quoi de plus pathétique et de plus gracieux que le groupe des jeunes gens et des jeunes femmes devisant d’amour au son du luth, dans l’oubli de la mort qui va les moissonner, tandis que les solitaires l’attendent paisiblement sur leur montagne, occupés, l’un à lire la Bible, l’autre à tirer le lait de ses chèvres ? À vrai dire, le poëte et le peintre ont bien le caractère de leur temps, de cette époque plus douée d’inspiration que de mesure, plus prompte à concevoir les grandes pensées que persévérante à les soutenir, qui commença tant de monuments et en acheva si peu, qui poussa si rigoureusement la réforme chrétienne, et qui laissa subsister tant de désordres, capable de tout en un mot, hormis de cette médiocrité sans gloire dont se contentent volontiers les siècles faibles, Il est temps de rendre à Jacopone sa place au berceau de la poésie italienne. Quand il parut, toute l’Italie retentissait de ce concert poétique dont les préludes avaient salué l’aurore du treizième siècle les chants venus de Sicile avaient éveillé en Toscane un écho qui ne devait plus se taire. Cependant les Siciliens et les Toscans ne faisaient guère que répéter les Provençaux. Sans doute ils s’étaient approprié tout l’art des troubadours, toute l’harmonie de leurs chansons, toutes les formes du sonnet, du tenson et du sirvente. Mais le fléau de cette poésie, c’est le lieu commun, ce sont les fleurs, le printemps, les dames célébrées sur la foi d’autrui, et l’amour chanté par ceux qui n’aimèrent pas. Les imaginations réduites à vivre d’emprunt recouraient aux souvenirs de la mythologie et le fils de Vénus, avec son arc et ses flèches, venait au secours des poëtes épuisés. Jacopone, au contraire, a l’horreur du lieu commun. Il n’imite rien, si ce n’est peut-être les cantiques de saint François et des premiers Franciscains encore les surpasse-t-il de beaucoup par le nombre et la variété de ses compositions. Il ne puise plus aux fontaines profanées du vieux Parnasse, mais à la source des larmes, mais à la veine intarissable de la douleur et du repentir. Pour lui, l’art des vers n’est plus un jeu ; mais un devoir. L’impétuosité de ses sentiments passe tout entière dans son style, et lui donne l’essor. Avant Jacopone, on voyait bien, pour ainsi dire, pousser les ailes de la poésie italienne ; mais elle attend jusqu’à lui pour les déployer. Si Jacopone laissa bien loin derrière lui ses devanciers, il eut le second mérite d’ouvrir la voie au plus grand de ses successeurs. On rapporte que Dante connut le poëte de Todi, qu’il l’aima, et qu’envoyé en ambassade auprès de Philippe le Bel, il lui récita des vers de ce religieux, dont la verve tenait en échec la politique de Boniface VIII. Quoi qu’il en soit, Dante, au moment de prendre la parole, non devant un roi, mais devant l’auditoire immense que les siècles lui ont, donné, trouvait assûrement les esprits préparés par celui qui le précéda comme poëte théologique, comme poëte satirique, comme poëte populaire.

Comme poëte théologique, Jacopone osa, le premier des modernes, demander la métaphysique chrétienne, non des vérités seulement pour instruire les hommes, mais des beautés pour les ravir non plus des leçons, mais des chants. Au premier abord, rien ne paraît plus téméraire. Il semble qu’introduire un principe scientifique dans la poésie, ce soit y jeter un souffle glacé. La science reste froide, en effet, tant qu’elle demeure en présence du connu. Mais, tôt ou tard, il faut bien qu’elle arrive à l’inconnu, à des mystères qui la tourmentent, et qui par conséquent réchauffent. En remontant le cours des vérités secondaires, elle s’achemine vers la source première du vrai ; où est aussi la source du beau. Jacopone connaît ces chemins, il a exploré les abîmes et les hauteurs de l’infini. Soit qu’il nous donne tout le spectacle de la damnation dans une âme coupable, soit qu’il. décrive les cieux mystiques, et qu’il les traverse pour aller s’anéantir devant l’Incréé, que fait-il, sinon de frayer à Dante les routes de l’enfer et du ciel ? Il a touché d’avance aux grands problèmes religieux que son successeur soulève à chaque pas, et qu’on lui reproche injustement, comme si ce n’était pas un effort du génie d’avoir construit ce paradis tout spirituel, dont la première béatitude est de connaître, et la seconde d’aimer. Comme satirique, Jacopone exerce avant Dante la censure de son temps et de son pays. Tous deux désabusés des joies humaines, tous deux persécutés, condamnés à manger le pain d’autrui, ils virent sans illusion, l’un du fond de son cachot,. l'autre de son exil, le mal d’un siècle qui ouvrait la décadence du moyen âge. Ils en virent tout le mai, et trop peu le bien ils crurent à sa ruine, et tous deux, comme ce Juif de Jérusalem, allèrent, sur les remparts croulants de la société, crier « Malheur à la ville ! malheur au temple »! Jacopone fait plus, et, par un exemple quelquefois répréhensible, il favorise les libertés que Dante ne se refusera pas. Après tout, le vieil Alighieri aima l’Église comme il aima sa patrie, avec sévérité, mais avec passion. S’il eut des paroles dures, des paroles injustes pour plusieurs papes, sans cesser de vénérer en eux la puissance des clefs, quelles injures n’eut-il pas pour Florence ? Et cependant qui pourrait dire qu’il n’aimait pas sa patrie, quand tout son désir était de s’en faire rouvrir les portes, et, comme il le dit, d’aller finir ses jours « dans le beau bercail où il dormit petit agneau ? » Enfin, comme poëte populaire, nous avons entendu Jacopone chanter dans le dialecte des paysans dé l’Ombrie. De là l’inégalité prodigieuse de son style, où il porte tour à tour les inspirations de la Bible, les formules de l’école, quelquefois la délicatesse des troubadours, mais bien plus souvent la grossièreté des chevriers et des bûcherons. Mais de là aussi ces nouveautés de langage, ces alliances de mots, ces figures que n’aurait jamais trouvées le poëte d’une société plus polie et moins naïve. On chemine, pour ainsi dire, à travers ses poésies comme à travers les belles montagnes qu’il habita on y foule des herbes épineuses, mais qui, en se brisant sous le pied, exhalent un parfum inconnu aux gens de la plaine. Dante est bien plus engagé que Jacopone dans le commerce des lettres : il répudie les dialectes provinciaux, pour s’attacher à ce qu’il appelle l’idiome des cours. Toutefois, quand il s’agit de composer son style, ne croyez pas qu’il se contente de ce vocabulaire affadi que les rimeurs du temps se passaient de main en main. Lui aussi va chercher le langage poétique à sa véritable origine, c’est-à-dire dans le peuple il ramasse les fortes expressions, les rudes, métaphores que le moissonneur a laissé tomber sur le sillon, et le pèlerin sur le bord de la route. Il. n’hésite pas, j’oserai même dire-pas assez, à recueillir le terme trivial , dont il aime la saveur amère et sauvage. C’est ainsi qu’il se fait sa langue, et qu’il fixe en même temps celle de son pays. Car voici en quoi Dante me semble principalement redevable au poëte franciscain. Nourri dans les écoles, et pénétré de la lecture des classiques, non de Virgile seulement, mais d’Ovide, de Lucain, de Stace, Dante fut tenté d’écrire en latin, et composa d’abord en hexamètres le début de l’Enfer. Mais, quand il considérait la vanité, l’avarice des lettrés contemporains, il s’indignait de veiller et de pâtir pour le plaisir de ces esprits dégénères. Dans ces perplexités, il eut sous les yeux l’exemple de Jacopone, il vit que la foi n’enseignait pas de mystères si purs, ni la philosophie de spéculations si -hautes, qui ne pussent descendre dans l’idiome de la multitude. Il brûla donc ses vers latins ; et bientôt après les forgerons et les muletiers chantaient les stances de la Divine Comédie, en même temps que les docteurs montaient en chaire pour l’expliquer. C’est que Dante, comme nous t’avons déjà dit, venait de fixer la langue italienne. En effet, les langues sans grands ouvrages sont comme des villes sans monuments. Celles-ci se déplacent aisément, elles passent d’un bord du fleuve à l’autre, et de la colline à la vallée. Mais, si une grande basilique, un palais communal s’élève au centre de la cité, le puissant édifice retient, pour ainsi dire, les maisons qui s’appuient contre ses murs, et les habitants qui aiment l’ombre de ses tours. De même un monument littéraire retient, pour ainsi dire, autour de lui la langue dont il est le modèle, et la postérité ne s’en écarte pas facilement. La langue italienne était vivante : le poëme de Dante la fit immortelle.

Si, en finissant, je m’arrête avec complaisance au glorieux poëte dont Jacopone fut le précurseur, c’est que Dante tient de plus près qu’on ne pense à l’école religieuse et littéraire dès disciples de saint François. Non qu’il faille le compter, comme on l’a fait trop naïvement, au nombre des écrivains franciscains. Mais il épuisa toutes les richesses de son génie pour célébrer le Pénitent d’Assise mais c’est aux leçons de saint Bonaventure qu’il déroba les plus pures clartés de sa théologie mystique mais surtout, quand mourut ce grand homme, tout chargé de l’admiration et de l’ingratitude de ses contemporains, il voulut être enseveli avec l’habit du tiers ordre, et dans l’église de Saint-François. Durant les orages de sa vie, il avait beaucoup péché mais il pensa chrétiennement que le jugement de Dieu lui serait plus doux, s’il s’y présentait sous les livrées de l’humilité, et que la foudre, qui n’épargne pas les lauriers du poëte, respecterait le vêtement du pauvre.

  1. Jacopone, Poesie spirituali, lib. VI, XXXIX
  2. Bibliothèque nationale, manuscrit n° 7785, f. 109 verso :


    Stabat Mater speciosa,
    Juxta fœnum gaudiosa,
    Dum jacebat parvulus.

    Cujus animam gaudentem,
    Lætabundam et ferventem,
    Pertransivit jubilus.

    O quam læta et beata
    Fuit illa immaculata
    Mater unigeniti !

    Quæ gaudebat, et ridebat,
    Exsultabat, cum videbat
    Nati partum inclyti.

    Quis est qui non gauderet, (sic)
    Christi Matrem si videret
    In tanto solatio ?

    Quis non posset collætari
    Christi Matrem contemplari
    Ludentem cum Filio ?

    Pro peccatis suæ gentis,
    Christum vidit cum jumentis,
    Et algori subditum.

    Vidit suum dulcem natum
    Vagientem, adoratum
    Vili diversorio.

    Nato Christo in præsepe,
    Cœli cives canunt læte
    Cum immenso gaudio.

    Stabat senex cum puella,
    Non cum verbo nec loqùela,
    Stupescentes cordibus.

    Eia Mater, fons amoris,
    Me sentire vim ardoris
    Fac ut tecum sentiamt

    Fac ut ardeat cor meum
    In amando Christum Deum,
    Ut sibi complaceam.

    Sancta Mater, istud agas :
    Prone (sic) introducas plagas
    Cordi fixas valide.

    Tui Nati cœlo lapsi,
    Jam dignati fœno nasci
    Pœnas mecum divide.

    Fac me vere congaudere,
    Jesulino cohærere,
    Donec ego vixero.

    In me sistat ardor tui,
    Puerino fac me frui,
    Dum sum in exilio.

    Hunc ardorem fac communem,
    Ne facias me immunem
    Ab hoc desiderio.

    Virgo Virginum præclara,
    Mihi jam non sis amara :
    Fac me parvum rapere.

    Fac ut portem pulchrum fantem, (sic)
    Qui nascendo vicit mortem,
    Volens vitam tradere.

    Fac me tecum satiari,
    Nato tuo inebriari,
    Stans inter tripudia.

    Inflammatus et accensus,
    Obstupescit onnis sensus
    Tali de commercio.

    Fac me nato custodiri,
    Verbo Dei præmuniri,
    Conservari gratia.

    Quando corpus morietur,
    Fac ut animae donetur
    Tui Nati visio.

    Ici doit finir la prose de Jacopone. Une main étrangère peut-être y ajouta les deux strophes suivantes :

    Omnes stabulum amantes,
    Et pastores vigilantes
    Pernoctantes sociant.


    Per virtutem Nati tui,
    Ora ut electi sui
    Ad patriam veniant.
    __________Amen.

    Voici l’indication des autres séquences latines insérées parmi les poëmes de Jacopone :
    F° 104, verso : Ave fuit prima salus.
    F° 106, recto : Jesu, dulcis memoria.
    F° 107 recto Verbum caro factum est.
    F° 108, recto ; Crux, te, te volo conqueri.
    F° 108, verso Cur mundus militat sub vana gloria.
    F° 109, recto Ave, regis angelorum.
    F° 111, recto : Stabat Mater dolorosa.

  3. Jacopone, Poesie spirituali , lib. I, sat. 1, sat. 10, sat. 18, sat. 8. Cf. saint Pierre Damien, Liber inscriptus Dominus vobiscum cap. I.»
  4. Jacopono, Poesie spirituali, lib . II, 9,11.
  5. Jacopone, lib. V, 15 ;ibid.. 23, stance 11

    O lacryma con grazia gran forza hai
    Tuo è lo regno e tua è la potenza
    Sola davanti al giudice ne vai
    Ne ti arresta da cio nulla temerenza etc...
      

    Ces beaux vers rappellent un admirable passage de saint Pierre
    Damien sur la puissance des larmes : De perfectione monachorum, 
    

    cap. XII : « Lacrymarum quippe mador animam ab omni labe purificat, et ad proferenda virtutum germina nostri cordis arva fecundat. Lacrymae porro quo a Deo sunt, divine exauditionis tribuna fiducialiter adeunt, et impetrantes prœsto quod petunt, de peccatorum nostrorum certa remissione confidunt. Lacryma sunt in fœderanda inter Deum et hommes pace sequestres, et veraces sunt atque doctissimae in qualibet humanae ignorantiae dubietate magistrae

    IV, 33 :

    Udite una tenzone
    Ch’ è fra l’ anima e ’l corpo.

  6. Jacopone, II, 31, 26 ; v. 23, stances 19-22. Cf. saint Bernard, De scala claustralium…
  7. Jacopone, II, 23, 20 v. 34 ; VII, 19 v. 23, stance 18

    Quando tu fossi poi piu alto salita.
    Allor ti guarda ~piu di non cadere.

  8. Jacopone, II, 20

    De l’inferno non temere,
    Ne del cielo speme avere.

    II, 26

    Dimandai à Dio l’infermo,
    Lui amando e me perdendo.


    On reconnaît ici toutes les idées agitées dans la controverse de Bossuet et de Fénelon sur le quiétisme. Voyez surtout Bossuet, Instructions sur les états d’oraison, liv. III. Les expressions du poëte ne permettent pas de reconnaître si cet anéantissement, où la crainte et l’espérance disparaissent, est pour lui un état passager, ou bien un état durable et définitif, ce qui constituerait l’une des erreurs condamnées dans les Maximes des saints. A vrai dire, la question n’était pas posée de son temps comme elle le fut depuis ; il ne faut donc pas s’étonner s’il ne la résout point dans les termes qu’approuverait une théologie exacte.

  9. Raynaldus, Annales eccles.. contin. ad ann.1294, 1297, 1511, 1512. Muratori, Scriptores Rer. Italic., IV, Historia Dulcini haeresiarchae . Wadding, Annales, ad ann. 1297.
  10. Jacopone, lib. V, 23, stances 18, 52, 34, st. 8.

    Vuol amor che cosi sia,
    Che noi stiam contenti al quia ;
    Ma impero che tutta via
    Noi ne sforziamo di fare.

    Je remarque ici une locution que Dante reproduira

    State contenti, umana gente, al quia.

    Purgatorio, III, 37 .

    Lib.V, 1 :

    Amore contrafatto
    Spogliato di virtute.

    Quelquefois les chants de Jacopone rappellent les plus belles pages de l’Imitation. Ainsi, quand il donne à l’âme deux ailes pour monter à Dieu, savoir, la chasteté du cœur et la pureté de l’intelligence (lib. V, 55), on reconnaît un passage admirablement traduit par Corneille.

    Pour t’élever de terre, homme, il te faut deux ailes,
    La pureté du cœur et la simplicité ;
    Elles te porteront avec facilité
    Jusqu’à l’abîme heureux des clartés éternelles.

    Imitation, Liv. II, chap. IV.
  11. Jacopone, lib.V, 23 ; lib.IV, 33 ; lib II, 14 :

    Anima che desideri
    D’andare a paradiso.

  12. Jacopone, lib. II, 2 :

    L’uomo fu creato virtuoso
    Volselo disprezzar per sua follia
    Il cadimento fu pericoloso,
    La luce fu tornaia in tenebra
    li risalire posto e fatigoso  ;
    A chi nol vede par grande follia,
    A chio passa pargli glorioso,
    E paradiso sente in questa via.

  13. Calderon, la Nave del Mercader, la primer flor del Carmelo.
  14. Jacopone, lib. IV, 6.
  15. Jacopone, IV, 10

    Quando t’allegri, o huomo, di altura,
    Va, poni mente a la sepoltura.

    Ibid. 12 :

    O signor Christo pietoso,
    Deh perdona il mio peccato.

  16. Benvenuto d’Imola , Comment. ad cant. 23, Purgatorii  : « Nam nulli artifices in mundo habent tam varia organa et diversa instrumenta, et subtilia argumenta pro artificio suae artis, sicut mulieres florentinae pro cultu suae personae ».
  17. Jacopone, I, 6.
  18. Jacopone, IV, 36, I, 9. Cf. saint Bernard, Ad Guglielmum abbatem. Saint Pierre Damien, Opusc. XXXI, cap. VI ; apud Muratori, Antiquit. italic., t. II, p. 310: « Dilari cupiunt, ut turritœ dapibus lances indica pigmenta redoleant, ut in cristallinis vasculis adulterata mille vina flavescant, ut quocumque veniunt, praesto cubiculum operosis et mirabiliter textis cortinarum phaleris induant, sicque parietes domùs ab oculis intuentium tanquam sepeliendum cadaver involvunt. »
  19. Jacopone, IV, 14.
  20. Muratori, Antiquit. ital., t.II, dissertat. 29. De spectaculis et ludis publicis medii aevi.
  21. Jacopone, lib. III, 2, 3, 8, 9, 10, 13, 15. 21, 23, 25, 26, 27, 16, 18.
  22. Jacopone, lib. III, 12.
  23. Jacopone, lib. II, 32.
  24. Jacopone, lib. II, 4.

    Dolce amor di povertade,
    Quanto ti degiamo amare
    Povertade poverella
    Umiltade è tua sorella ;
    Ben ti basta la scodella ;
    E al bere e a mangiare.

    Cette pièce et quelques autres compositions de Jacopone ont été

    publiées par M. Chavin de Malan, à la suite de son Histoire de saint François d’Assise .

  25. Wadding, Script. ord. Minor. .. p. 566, cite ptusieurs manuscrits de Jacopone, conservés dans les bibliothèques de Rome, d’Assise et de Séville. On y peut joindre deux manuscrits de la Bibliothèque nationale, le premier, sous le no 8146, petit in-8o d’une excellente écriture, ayant appartenu au grand sonpteur Luca della Robbia ; le second, sous la no 7783, in-8o d’un plus grand format et d’une écriture moins belle. L’édition princeps, imprimée par Bonaccorsi parut à Florence le 28 septembre 1490. Voici les autres éditions indiquées par Wadding : Florence, Bonaccorsi, 1540 : Rome ; Salviani 1558 ; Naples Lazare Scorrigia, 1615 ; Venise. 1514 ; ibid., 1556 ; ibid. Misserini, 1617. Wadding cite encore une édition de Bologne, dont il ne donne pas la date. Une partie des poésies de Jacopone a paru à la suite de la Theologie mystique de saint Bonaventure, publiée par Tempesti, Lucques, 1746 . L’Académie della Crusca a mis les poésies de Jacopone au nombre des testi di lingua.
  26. Wadding, ibid. La traduction espagnole parut à Lisbonne, en 1576.
  27. Le manuscrit 8146 de la Bibliothèque nationale contient quatre-vingt-dix poèmes ; le manuscrit 7785 en renferme cent quinze ; l’édition princeps en a cent deux ; celle de Venise (1617), à laquelle je me suis attaché, n’en compte pas moins de deux cent onze. Dans ce nombre sont deux cantiques attribués par saint Bernardin de Sienne à saint François

    Amor de caritate.
    In foco l’amor mi mise

    Wadding cite un manuscrit de la bibliotheque Chigi (cod : 577) qui contient, avec des poésies de Jacopone, celles de Ugo de Prato, surnommé della Panciera, missionnaire en Tartario vers 1307, et mort vers 1330.