Œuvres complètes de Frédéric Ozanam, 3e édition/Volume 05/7/21

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XXI
Comment saint François convertit trois larrons homicides, qui se feront frères ; et l’admirable vision que vit l’un d’eux, lequel devint un très saint religieux.


Saint François allait une fois par le désert à San Sepolcro, et, passant par un château qui s’appelle Monte Casale, il vit venir à lui un jeune homme noble et délicat, qui lui dit : « Père, je voudrais bien volontiers être de vos frères. » Saint François répondit « Mon fils, tu es un jeune homme délicat et noble peut-être ne pourrais-tu pas supporter notre pauvreté et notre rigueur. » Et celui-ci dit « Mon Père, n’êtes-vous point des hommes comme nous ? Donc, comme vous supportez ces choses, ainsi le pourrai-je, avec la grâce de Jésus-Christ. » Cette réponse plut beaucoup à saint François, de sorte qu’il le bénit et le reçut immédiatement dans l’Ordre, et le nomma frère Ange ; et ce jeune homme se conduisit si merveilleusement, qu’à peu de temps de là saint François le fit gardien dans le couvent de Monte Casale.

En ce temps-là, il y avait dans le pays trois voleurs renommés qui faisaient beaucoup de mal ; ils vinrent un jour au couvent que j’ai dit, et prièrent frère Ange le gardien de leur donner à manger, et le gardien leur répondit, en les reprenant durement : « Voleurs cruels et homicides, vous n’avez pas de honte de voler les fatigues d’autrui, mais encore, impudents et effrontés, vous voulez dévorer l’aumône donnée aux serviteurs de Dieu, vous qui n’êtes seulement pas dignes que la terre vous porte, parce que vous n’avez aucun respect ni des hommes ni de Dieu qui vous créa. Allez donc à votre besogne, et ne paraissez plus ici. »

Les voleurs, troublés de ces paroles, s’en furent avec un grand dépit. Et voici revenir du dehors saint François, chargé d’une besace de pain et d’un petit vase de vin, que lui et son compagnon avaient mendiés ; et le gardien lui rapportant comme il avait chassé les voleurs, saint François le reprit fortement, lui disant qu’il s’était conduit avec cruauté « Car les pécheurs sont mieux ramenés à Dieu par la douceur que par des reproches durs ; d’où vient que notre maître Jésus-Christ, dont nous avons promis d’observer l’Évangile, dit que les bien portants n’ont pas besoin de médecin, mais au contraire les malades, et qu’il n’est pas venu pour appeler les justes, mais les pécheurs, à la pénitence ; et c’est pour cela que souvent il mangeait avec eux. Puis donc que tu as agi contre la charité et contre le saint Évangile du Christ, je te commande, par la sainte obéissance, de prendre incontinent cette besace de pain que j’ai mendié et ce vase de vin, et de courir après eux par monts et par vaux, les cherchant avec sollicitude jusqu’à ce que tu les trouves ; et de ma part tu leur feras présent de tout ce pain et de ce vin. Puis tu t’agenouilleras devant eux, tu leur confesseras humblement ta cruauté ; enfin tu les prieras en mon nom de ne faire plus de mal, mais de craindre Dieu et de ne l’offenser plus s’ils font ainsi, je leur promets de pourvoir à leurs besoins, et de leur assurer toujours le manger et le boire. Et, quand tu auras dit ceci, reviens humblement. » Pendant que le gardien allait accomplir le commandement de saint François, celui-ci se mit en oraison, et pria Dieu qu’il attendrît le cœur de ces larrons, et qu’il les convertît à la pénitence. L’obéissant gardien, arrivé auprès d’eux, leur offre le pain et le vin, et fait et dit ce, que saint François lui a commandé. Or il plut à Dieu que ces larrons, tout en mangeant l’aumône de saint François, commencèrent à dire entre eux : « Malheur à nous, misérables infortunés et comme sont dures les peines de l’enfer qui nous attendent, nous qui allons non-seulement volant le prochain, battant, frappant, mais tuant même ! Néanmoins, de tant de maux et d’actions scélérates que nous commettons, nous n’avons aucun remords de conscience ni crainte de Dieu, et voilà ce saint frère qui est venu à nous, et qui, pour quelques paroles qu’il nous avait dites justement à cause de notre malice, nous confesse humblement sa faute ; et outre cela, il nous apporte le pain et le vin, avec une si généreuse promesse du saint père François. Vraiment ceux-ci sont de saints frères et méritent le paradis de Dieu, et nous sommes les fils de l’éternelle perdition, qui méritons les peines de l’enfer. Chaque jour nous ajoutons à notre damnation, et nous ne savons pas si, du fond de ces péchés que nous avons commis jusqu’ici, nous pourrons retourner à la miséricorde de Dieu». Et l’un d’eux disant ces paroles et d’autres semblables, ses deux compagnons répondirent : « Certes, tu dis vrai mais maintenant que devons-nous faire ? Allons, dit l’un, à saint François et s’il nous donne espoir que nous puissions, du fond de nos péchés retourner à la miséricorde de Dieu, faisons ce qu’il nous commandera, et puissions-nous délivrer nos âmes des peines de l’enfer. » Ce conseil plut aux autres ; et ainsi, tous trois étant, d’accord, ils s’en vinrent en toute hâte à saint François, et ils lui parlèrent ainsi : « Père, à cause de la multitude de nos péchés et de nos scélératesses, nous ne croyons pas pouvoir revenir à la miséricorde de Dieu. Mais, si tu as quelque espoir que Dieu nous reçoive à merci, voilà que nous sommes prêts à pratiquer ce que tu nous prescriras, et à faire pénitence avec toi. » Alors saint François, les retenant avec bonté, les rassura par beaucoup d’exemples, et, les rendant certains de la miséricorde de Dieu, leur promit de la demander pour eux. Il leur montra que la miséricorde divine est infinie ; qu’eussions-nous commis des péchés infinis, la miséricorde divine est encore plus grande, selon la. parole de l’Évangile et de l’apôtre saint Paul, qui dit aussi : « Le Christ béni est venu pour racheter les pécheurs. » Ces enseignements, et d’autres semblables, firent que les trois larrons renoncèrent au démon et à ses œuvres, et saint François les reçut dans l’Ordre. Ils commencèrent à faire grande pénitence, et deux d’entre eux vécurent peu après leur conversion, et s’en allèrent en paradis .Mais le troisième survécut, et, repensant à ses péchés ; il se mit à faire telle pénitence, que pendant quinze ans continus, outre les carêmes ordinaires qu’il faisait avec les autres frères, trois jours de la semaine il jeûnait au pain et à l’eau. Il allait toujours déchaussé et avec une seule tunique sur le dos, et ne dormait jamais après matines.

Pendant ce temps, saint François quitta cette misérable vie. Donc, le converti ayant continué sa pénitence pendant plusieurs années, il arriva qu’une nuit après, matines, il lui vint une telle tentation de dormir, qu’en aucune manière il ne pouvait résister et veiller comme d’habitude. A la fin, ne pouvant combattre le sommeil ni prier, il alla se jeter sur un lit pour dormir : aussitôt qu’il y eut posé la tête, il fut ravi et mené en esprit sur une très-haute montagne bordée d’un précipice très profond et deçà, delà, on voyait des rochers déchirés et rompus en éclats et tout hérissés de pointes, en sorte que le fond de cet abîme était effroyable à regarder. L’ange qui menait ce frère le poussa avec violence et le jeta dans le précipice ; et lui, bondissant et retombant de pointe en pointe et de roc en roc, il arriva finalement au fond, tout démembré et tout en pièces, ainsi qu’il lui parut. Et, comme il était étendu à terre en si pitoyable état, celui qui le menait lui dit :« Lève-toi, car il te faut faire encore un plus long voyage. » Le frère lui dit :« Tu me parais un homme bien déraisonnable et bien cruel ; tu me vois mourant de cette chute qui m’a brisé de la sorte, et tu me dis de me lever» . Et l’ange s’approche de lui, le touche, lui remet parfaitement tous les membres, et le guérit. Puis, lui montrant une grande plaine remplie de pierres aiguisées et tranchantes, de ronces et d’épines, il lui dit qu’il fallait courir par toute cette plaine et la traverser pieds nus, jusqu’à ce qu’il en eût gagné le bout, où l’on voyait une fournaise ardente, dans laquelle il devait entrer. Et le frère ayant traversé toute la plaine avec grandes peines et angoisses, l’ange lui dit : « Entre dans cette fournaise, car il faut que tu le fasses. » Et l’autre répondit : « Hélas que tu es un cruel conducteur ! tu me vois près de la mort pour avoir traversé cette horrible plaine, et maintenant, pour repos, tu me dis d’entrer dans cette fournaise ardente. » Et, regardant, il vit à l’entour une multitude de démons armés de fourches de fer, avec lesquelles, comme il hésitait à entrer, tout à coup ils le poussèrent dedans. Entré qu’il fut dans la fournaise, il regarda, et vit un homme qui avait été son compère, et qui brûlait tout entier, et il lui demanda : « Oh ! compère infortuné, comment es-tu venu ici ? » Et il répondit : « Va un peu plus avant, et tu trouveras ma femme, ta commère, laquelle te dira la cause de notre damnation. » Et le frère allant plus avant, voilà que lui apparut ladite commère tout embrasée, enfermée dans une mesure à grains toute de feu ; et il lui demanda : « Oh commère infortunée et misérable, pourquoi es-tu tombée dans un si cruel tourment ? » Et elle répondit : « Parce que, au temps de la grande famine que saint François m’avait prédite, mon mari et moi nous fraudâmes sur le blé et le grain que nous vendions à la mesure. » Ces paroles dites, l’ange qui menait le frère le poussa hors de la fournaise, puis il lui dit : « Prépare-toi, car tu as à faire un horrible voyage. Et celui-ci disait en gémissant : « Oh très-dur conducteur qui n’as aucune compassion de moi,. tu vois que je suis quasi tout brûlé des feux de cette fournaise, et tu veux me mener encore dans un voyage périlleux et plein d’horreur. » Alors l’ange le toucha, et le rendit sain et fort. Puis il le mena vers un pont qu’on ne pouvait passer sans grand péril, parce qu’il était mince, étroit, très-glissant et sans parapets. Au-dessous passait un fleuve terrible, plein de serpents, de dragons et de scorpions, qui jetaient une très-grande puanteur. L’ange lui dit « Passe ce pont ; à toute force il le faut passer. » Et il répondit « Comment pourrais-je le passer, sans tomber dans ce fleuve menaçant ? » L’ange lui dit « Viens après moi, et pose ton pied où tu verras que je poserai le mien, et ainsi tu passeras heureusement. » Le frère marcha donc derrière l’ange, comme celui-ci le lui avait enseigné ; et, arrivé, au milieu l’ange s’envola, et, le laissant, il s’en alla sur une très haute montagne, fort au delà du pont. Et, le frère regardait bien le lieu où s’était envolé l’ange. ; mais, se retrouvant sans guide, et regardant en bas, il vit ces bêtes si terribles se tenir la tête hors de l’eau et la gueule béante, prêtes le dévorer s’il tombait. Il était si tremblant, qu’il, ne savait que faire ni que dire, car il ne pouvait retourner en arrière ni avancer. Se voyant donc dans une telle tribulation, et ne trouvant d’autre refuge que Dieu, il se baissa, embrassa le pont, et se recommanda à Dieu de tout son cœur et avec larmes, le priant, par sa sainte miséricorde, de le secourir. Sa prière faite, il lui parut qu’il commençait~ lui pousser des ailes, et, rempli de joie, il attendait qu’elles fussent assez grandes pour voler au delà du pont, où s’était envolé l’ange. Mais, au bout de quelque temps, à cause du grand désir qu’il avait de passer, il se mit à voler ; et comme ses ailes n’avaient pas assez grandi, il tomba sur le pont, et en même temps ses plumes se détachèrent. Alors il, embrassa le pont derechef, et comme la première fois il se recommanda à Dieu, et, sa prière faite, il lui sembla de nouveau qu’il lui poussait des ailes. Mais, comme la première fois, il n’attendit pas qu’elles eussent grandi jusqu’au bout, et, se mettant à voler avant le temps, il tomba derechef sur le pont, et ses plumes se détachèrent encore. Alors, voyant que, par la hâte qu’il avait de voler avant le temps, il tombait toujours, il se dit en lui-même « Certainement, s’il me vient des ailes une troisième fois, j’attendrai tant, qu’elles seront assez grandes pour que je puisse voler sans, retomber encore. » Étant dans ces pensées, il se vit, pour la troisième fois, pousser des ailes, et il attendit longtemps, jusqu’à ce qu’elles fussent assez grandes or il lui parut qu’entre la première, la seconde et la troisième pousse d’ailes, il s’était bien passé cent cinquante ans, ou plus.

A la fin il se leva pour la troisième fois, et de tout son effort il prit son vol, et il vola en haut jusqu’au lieu où l’ange s’était posé. Et, comme il frappait à la porte du palais dans lequel l’ange était entré, le portier lui demanda : « Qui es-tu pour « venir ici ? » Il répondit : « Je suis frère Mineur. » Le portier dit : « Attends-moi, car je vais amener saint François pour voir s’il te connaît. » Le portier étant allé quérir saint François, le frère se mit à regarder les murs merveilleux de ce palais, et ces murs paraissaient si lumineux et si transparents, que l’on voyait clairement les chœurs des saints et tout ce qui s’y passait. Et pendant qu’il était ravi à cette vue, voici venir saint François, frère Bernard et frère Gilles, et après eux les saints et les saintes qui avaient suivi la même vie, en si grande multitude qu’ils paraissaient presque innombrables. Et, en arrivant, saint François dit au portier : « Laisse-le entrer, parce qu’il est de mes frères. » Aussitôt qu’il fut entré, il sentit tant de consolation, tant de douceur, qu’il oublia toutes les tribulations qu’il avait eues, comme si jamais elles n’eussent été. Alors saint François, le menant plus avant, lui montra beaucoup de choses merveilleuses , et lui dit ensuite : « Mon fils, il te faut retourner dans le monde ; tu y resteras sept jours, pendant lesquels tu te prépareras avec soin et avec une grande dévotion, car, au bout de sept jours, j’irai te chercher ; alors tu viendras avec moi dans ce repos des bienheureux. » Saint François était vêtu d’un manteau admirable orné d’étoiles très-belles, et ses cinq stigmates étaient comme cinq étoiles parfaitement belles, et de tant de splendeur que tout le palais était illuminé de leurs rayons. Et frère Bernard avait aussi à la. tête une couronne de très-belles étoiles, et frère Gilles était orné d’une merveilleuse lumière. Le pénitent vit parmi eux beaucoup d’autres frères qu’il n’avait jamais vus sur la terre. Saint François l’ayant donc congédié, il retourna, bien malgré lui, dans ce monde.

Au moment où il se réveillait, revenant à lui et reprenant ses sens, les frères sonnaient primes si bien qu’il n’était resté dans cette extase que de matines à primes, quoiqu’il lui parût y avoir passé un grand nombre d’années. Il redit à son gardien toute sa vision de point en point. Or, avant la fin des sept jours, il commença à prendre la fièvre, et, le huitième jour, saint François vint le chercher, selon sa promesse, avec une grande multitude de saints glorieux, puis emmena son âme au royaume des bienheureux et à la vie éternelle.