Œuvres complètes de Frédéric Ozanam, 3e édition/Volume 05/7/25

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XXV

Comment saint Louis, roi de France, alla en personne, en habit de pèlerin, à Pérouse, visiter le saint frère Gilles.

Saint Louis, roi de France, alla par le monde en pèlerinage visiter les sanctuaires ; et, ayant entendu louer la grande sainteté de frère Gilles, qui avait été des premiers compagnons de saint François, le désir lui vint et il résolut d’aller le visiter en personne. C’est pourquoi il se rendit à Pérouse, où demeurait alors frère Gilles. Il arriva à la porte du couvent, comme un pauvre pèlerin inconnu, avec peu de compagnons, et demanda avec grande instance frère Gilles, ne disant pas au portier qui était celui qui le demandait. Le portier va donc à frère Gilles, et lui dit qu’à la porte est un pèlerin qui le demande ; il lui fut inspiré et révélé de Dieu que c’était le roi de France. Alors, avec une grande ferveur, il sortit précipitamment de sa cellule, il courut à la porte, et sans autres questions, sans qu’ils se fussent vus jamais, tous deux se jetèrent à genoux, s’embrassèrent et se baisèrent avec une grande dévotion et une grande familiarité, comme si depuis longtemps ils eussent entretenu une extrême amitié. Or, dans tout cela, ils ne parlaient ni l’un ni l’autre, mais ils se tenaient embrassés en silence avec tous les signes de l’amour spirituel. Ils restèrent ainsi pendant un grand espace de temps sans se dire aucune parole, puis ils se quittèrent : saint Louis s’en alla continuer son voyage, et frère Gilles retourna à sa cellule.

Le roi partant, un frère demanda à un de ses compagnons qui était celui qui avait si fort embrassé le frère Gilles ; et celui-ci lui répondit que c’était Louis, roi de France, qui était venu pour voir ce saint homme. Ce frère le dit aux autres, et ceux-ci eurent un grand chagrin de ce que frère Gilles ne lui avait point parlé, et tout affligés ils lui dirent : « Oh frère Gilles, pourquoi donc, as-tu été si peu courtois ? Un aussi saint roi vient de France pour te voir et pour entendre de toi quelque bonne parole, et tu ne lui as rien dit  ! » Et frère Gilles répondit « Mes très-chers frères, ne vous en étonnez point, parce que ni lui ni moi nous ne pouvions dire une parole. Aussitôt que nous nous embrassâmes, la lumière de la divine science révéla et manifesta à moi son cœur, et à lui le mien. Ainsi, par une divine opération, nous regardions dans nos cœurs et ce que nous voulions nous dire, lui à moi, moi à lui, nous le connaissions beaucoup mieux que si nous avions voulu expliquer avec la voix ce que nous sentions dans l’âme. Telle est l’impuissance de la parole humaine à exprimer clairement les mystères secrets de Dieu, que la parole nous aurait été plutôt un déplaisir qu’une consolation. Ainsi sachez que le roi est parti parfaitement content de moi et l’âme toute consolée. »