Œuvres complètes de Frédéric Ozanam, 3e édition/Volume 10/001

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Lecoffre (Œuvres complètes volume 10, 1873p. 1-11).

I


À M. HIPPOLYTE FORTOUL ET À M. H…, ÉTUDIANTS EN DROIT[1]


Lyon, 15 janvier 1851.


Mes bons amis,

Je dois à Fortoul une lettre, à H… une réponse, et ce que je voulais dire à l’un, j’avais besoin de le dire aussi à l’autre. D’ailleurs, vous êtes assez liés pour ne point avoir de secret entre vous deux. Vous ne recevrez donc qu’une lettre, mais aussi vous la recevrez grande, ample, pleine de paroles, sinon de pensées ; vous aurez bonne mesure.

Or donc la lettre d’H… m’a appris que vous jouissiez tous deux d’une fort bonne santé ; je vous en félicite : l’âme est bien plus à son aise quand le corps est dispos, et l’on étudie avec bien plus de facilité, de persévérance et de fruit ; quand la douleur ne vous assiége pas matin et soir de ses importunités. J’en parle avec quelque connaissance.

Mais, si vos organes sont bien portants, si le cerveau est libre, il paraît, d’après la lettre de l’ami H…, que c’est votre âme qui souffre, c’est votre pensée qui est malade, c’est vôtre-cœur qui est inquiet dans l’attente des choses qui vont arriver suspendus entre un passé qui s’écroule et un avenir qui n’est pas encore, vous vous tournez tantôt vers l’un, pour lui adresser un dernier adieu ; tantôt vers l’autre, pour lui demander : Qui es-tu ? Et comme il ne répond point, vous vous efforcez de pénétrer ses mystères, votre esprit s’agite en mille sens, se ronge, se dévore, et de là résulte un malaise invincible, inexprimable. Au milieu de ces travaux intellectuels, au milieu de cette agitation profonde qu’éprouve comme vous toute la capitale, vous songez à ce petit Ozanam, anciennement votre camarade de collège, aujourd’hui pauvre clerc de la bazoche, maigre disciple de la philosophie, et vous voulez savoir ce qu’il pense, ce qu’on pense autour de lui ?

Ce qu’on pense autour de moi ? je vous avoue que j’aurais bien de la peine vous en rendre compte. Je crois cependant qu’à parler d’une manière philosophique, en province on ne pense pas, ou du moins on pense fort peu. On vit une vie industrielle et matérielle ; chacun avise à sa commodité personnelle, à son bien-être particulier ; et puis, quand messire Γαςτήρ est satisfait, quand le coffre-fort est plein, on fait de la politique à l’entour des cheminées ou des tables de billard, on parle beaucoup de liberté sans y rien comprendre, on vante la conduite de la garde nationale et des écoles aux journées de décembre, mais on ne se soucie guère des protestations, des proclamations de messieurs de l’École de droit ; on les blâme fort de vouloir gouverner le gouvernement et d’essayer d’implanter leur petite république au milieu de notre monarchie. L’ordre matériel, une liberté modérée, du pain et de l’argent, voilà tout ce qu’on veut ; on est fatigué des révolutions, c’est du repos qu’on désire ; en un mot, nos hommes de la province ne sont ni des hommes du passé ni des hommes de l’avenir : ce sont des hommes du présent, les hommes de la bascule, comme dit la Gazette.

Tels sont mes entourages ; et puis vous voulez que je vous dise ce que je pense, moi, pauvre petit nain, qui ne vois les choses que de loin et à travers les récits souvent trompeurs des journaux et les raisonnements plus absurdes encore de nos politiques, comme à travers une mauvaise lunette ? Entouré que je suis de mille opinions directement contradictoires qui assiègent sans cesse mes oreilles de leurs arguments réciproques, j’ai déjà bâti vingt systèmes dont aucun n’a pu subsister ; j’ai fait cent conjectures que les événements sont venus démentir ; et voilà que maintenant, las de politiquer, de deviner, je regarde jouer la charade en action, et j’attends qu’on dise tout haut le mot de l’énigme.

En attendant, prendre patience, lire les nouvelles simplement pour savoir ce qu’on devient, me tenir autant que possible renfermé dans ma sphère individuelle, me développer à l’écart, étudier beaucoup maintenant en dehors de la société, pour pouvoir y entrer ensuite d’une manière plus avantageuse pour elle et pour moi : voilà le plan que j’ai eu besoin de former, que M. Noirot m’a encouragé à exécuter, et que je vous conseille d’adopter aussi, mes bons camarades : car, en conscience, nous sommes encore trop verts, nous ne sommes point encore assez nourris de la sève vivifiante de la science pour pouvoir offrir des fruits mûrs à la société. Hâtons-nous, et, pendant que la tempête renversera bien des sommités, grandissons dans l’ombre et le silence pour nous trouver hommes faits, pleins de vigueur, quand les jours de transition seront passés et qu’on aura besoin de nous.

Quant à moi, mon parti est pris, ma tâche est tracée pour la vie, et, en qualité d’ami, je dois vous en faire part.

Comme vous, je sens que le passé tombe, que les bases du vieil édifice sont ébranlées et qu’une secousse terrible a changé la face de la terre. Mais que doit-il sortir de ces ruines ? La société doit-elle rester ensevelie sous les décombres des trônes renversés, ou bien doit-elle reparaître plus brillante, plus jeune et plus belle ? Verrons-nous « novos coelos et novam terram ? » Voilà la grande question. Moi qui crois à la Providence et qui ne désespère pas de mon pays comme Charles Nodier, je crois à une sorte de palingénésie. Mais quelle en sera la forme, quelle sera la loi de la société nouvelle ? Je n’entreprends pas de le décider.

Néanmoins, ce que je crois pouvoir assurer, c’est qu’il y a une Providence et que cette Providence n’a point pu abandonner pendant six mille ans des créatures raisonnables, naturellement désireuses du vrai, du bien et du beau, au mauvais génie du mal et de l’erreur ; que, par conséquent, toutes les créances du genre humain ne peuvent pas être des extravagances et qu’il y a eu des vérités de par le monde. Ces vérités, il s’agit de les retrouver, de les dégager de l’erreur qui les enveloppe ; il faut chercher dans les ruines de l’ancien monde la pierre angulaire sur laquelle on reconstruira le nouveau. Ce serait à peu près comme ces colonnes qui, selon les historiens, furent élevées avant le déluge pour transmettre le dépôt des traditions à ceux qui survivraient, comme l’arche surnageait à travers les eaux emportant avec elle les pères du genre humain.

Mais cette pierre d’attente, cette colonne de traditions, cette barque de salut, où la chercher ? Parmi toutes les idées de l’antiquité, où déterrer les seules vraies, les seules légitimes ? Par où commencer, par où finir ?

Ici je m’arrête et je réfléchis le premier besoin de l’homme, le premier besoin de la société, ce sont les idées religieuses le cœur a soif de l’infini. D’ailleurs, s’il est un Dieu, et s’il est des hommes, il faut entre eux des rapports. Donc une religion ; par conséquent, une révélation primitive ; par conséquent encore, il est une religion primitive, antique d’origine, essentiellement divine, et par là même essentiellement vraie.

C’est cet héritage, transmis d’en haut au premier homme et du premier homme à ses descendants, que je suis pressé de rechercher. Je m’en vals donc à travers les régions et les siècles, remuant la —poussière de tous les tombeaux, fouillant les débris de tous les temples, exhumant tous les mythes, depuis les sauvages de Koock, jusqu’à l’Égypte de Sésostris ; depuis les Indiens de Vishnou, jusqu’aux Scandinaves d’Odin. J’examine les traditions de chaque peuple, je m’en demande la raison, l’origine, et, aidé des lumières de la géographie et de l’histoire, je reconnais dans toute religion deux éléments bien distincts un élément variable, particulier, secondaire, qui a son origine dans les circonstances de temps et de lieu dans lesquelles chaque peuple s’est trouvé, et un élément immuable, universel, primitif, inexplicable à l’histoire et à la géographie. Et comme cet élément se retrouve dans toutes les croyances religieuses et apparaît d’autant plus entier, d’autant plus pur qu’on remonte à des temps plus antiques, j’en conclus que c’est lui seul qui régna dans les premiers jours, et qui constitue la religion primitive. J’en conclus, par conséquent, que la vérité religieuse est celle qui, répandue sur toute la terre, s’est retrouvée chez toutes les nations, transmise par le premier homme à sa postérité, puis corrompue, mêlée à toutes les fables et à toutes les erreurs. Voilà le besoin que je sentais dans la société ; en moi-même, j’en sentais un tout à fait analogue ; il me fallait quelque chose de solide ou je pusse m’attacher et prendre racine pour résister au torrent du doute. Et alors, ô mes amis ! mon âme est remplie de joie et de consolation :car voilà que, par les forces de sa raison, elle a retrouvé précisément ce catholicisme qui me fut jadis enseigné par la bouche d’une excellente mère, qui fut si chère à mon enfance, et qui nourrit si souvent mon esprit et mon cœur de ses beaux souvenirs et de ses espérances plus belles encore : le catholicisme avec toutes ses grandeurs, avec toutes ses délices ! Ébranlé quelque temps par le doute, je sentais un besoin invincible de m’attacher de toutes mes forces à la colonne du temple, dut-elle m’écraser dans sa chute ; et voilà qu’aujourd’hui je la retrouve, cette colonne, appuyée sur la science, lumineuse des rayons de la sagesse ; de la gloire et de la beauté ; je la retrouve, je l’embrasse avec enthousiasme, avec amour. Je demeurerai auprès d’elle, et de là j’étendrai mon bras, je la montrerai comme un phare de délivrance à ceux qui flottent sur la mer de la vie. Heureux si quelques amis viennent se grouper autour de moi ! Alors nous joindrions nos efforts, nous créerions une œuvre ensemble, d’autres se réuniraient à nous, et peut-être un jour la société se rassemblerait-elle tout entière sous cette ombre protectrice ; le catholicisme, plein de jeunesse et de force, s’élèverait tout à coup sur le monde, il se mettrait à la tête du siècle renaissant pour le conduire à la civilisation, au bonheur ! Oh mes amis, je me sens ému en vous parlant, je suis tout plein de plaisir intellectuel car l’œuvre est magnifique, et je suis jeune j’ai beaucoup d’espoir, et je crois que le temps viendra où j’aurai nourri, fortifié ma pensée, où je pourrai l’exprimer dignement. Oui, les travaux préliminaires m’ont déjà découvert la vaste perspective que je viens de vous découvrir et sur laquelle mon imagination plane avec transport. Mais c’est peu de contempler la carrière que j’ai a parcourir, il faut se mettre en chemin car l’heure est venue ; et si je veux faire un livre à trente-cinq ans, je dois commencer à dix-huit les travaux préliminaires, qui sont en grand nombre.

En effet, connaître une douzaine de langues pour consulter les sources et les documents, savoir assez passablement là géologie et l’astronomie , pour pouvoir discuter les systèmes chronologiques et cosmogoniques des peuples et des savants, étudier enfin l’histoire universelle dans toute son étendue, et l’histoire des croyances religieuses dans toute sa profondeur : voilà ce que j’ai à faire pour parvenir à l’expression de mon idée. Vous vous récriez sans doute, vous vous moquez de la témérité de ce pauvre Ozanam, vous songez à la grenouille de la Fontaine et au ridiculus mus d’Horace. Comme vous voudrez ! Moi aussi j’ai été étonné de ma hardiesse ; mais qu’y faire ? Quand une idée s’est emparée de vous depuis deux ans et surabonde dans l’intelligence, impatiente qu’elle est de se répandre au dehors, est-on maître de la retenir ? Quand une voix vous crie sans cesse: Fais ceci, je le veux! peut-on lui dire de se taire ? -Au reste, j’ai communiqué ma pensée à M. Noirot, qui m’a fort encouragé à accomplir mon plan. Et comme je lui témoignais que je craignais de trouver la charge trop lourde pour moi, il m’a assuré que je trouverais bien des jeunes gens studieux prêts à m’aider de leurs conseils et de leurs travaux alors j’ai pense à vous, mes bons amis. Je voudrais vous dire encore bien des choses, mais le départ du porteur de la lettre ne m’en laisse pas le temps. Une autre fois je vous parlerai de ma manière de penser sur le Saint-Simonisme ; il ne prend point ici, et l’on n’en pense généralement pas d’une manière favorable.


Mon petit frère Charlot a écrit à H., mais je n’ai, pas là sa lettre pour l’envoyer.

Adieu, bien des choses aux camarades de Paris ; à vous, chers amis, l’amitié sincère de votre compagnon de collège..

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A l’époque où Ozanam écrivait cette lettre, il venait de sortir du collège depuis peu de mois trop jeune encore pour commencer son droit à Paris, son père, qui le destinait être notaire, le mit dans une étude d’avoué. Le pauvre clerc, qui rêvait toute autre chose, fut très-malheureux et de la besogne qu’il avait à faire et de là mauvaise compagnie qui l’entourait mais il était fils obéissant et il se consolait en apprenant l’allemand ; il commença aussi l’hébreu et lisait énormément. Dans le courant de l’hiver, les saint-simoniens étant venus prêcher avec éclat à Lyon, Ozanam, fidèle-à sa promesse de défendre la vérité, les combattit dans le Précurseur’, journal de Lyon, et écrivit ses Réflexions sur la doctrine de Saint-Simon, petit volume qui parut au mois d’avril.[2]

« Ozanam opposait à cette doctrine antichrétienne et (1) nouvelle à la fois, dit M. Ampère, l’Evangile et l’antiquité, cherchant dès lors, d’une main novice encore, mais d’une main déjà résolue, à saisir l’enchaînement des traditions du genre humain. C’était comme une préface du livre auquel H .devait travailler jusqu’à son dernier jour».[3]

«Cet écrit est encore remarquable en ce qu’on y trouve. déjà en germe la-plupart des qualités qui se sont depuis développées chez Ozanam: un goût vif, bien que novice encore, pour l’érudition puisée aux sources les plus variées, de la chaleur, de l’élan, et, avec une conviction très-arrêtée sur les choses, une grande modération envers les personnes. J’aime a signaler cette libéralité de vues qui lui faisait reconnaître des sympathies même hors du camp dans lequel il combattait, et trouver généreuses, par exemple, dans ce livre catholique, s’il en fut, les luttes que la philosophie spiritualiste soutenait contre le matérialisme . »[4]

  1. Ozanam écrivit cette lettre a l’âge de dix-sept ans. Elle explique toute sa vocation. Des deux amis auxquels elle est adressée, aucun n’a survécu, et, par un singulier partage des destinées, l’un est mort ministre, l’autre à l’hôpital.
  2. Œuvres complètes, VII, p. 171.
  3. Préface aux Œuvres complètes d'Ozanam, t.I p. 30.
  4. J.-J. Ampère, Notice biographique. Journal des Débats, 9 octobre 1853.