Œuvres complètes de Frédéric Ozanam, 3e édition/Volume 10/013

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Lecoffre (Œuvres complètes volume 10, 1873p. 61-67).

XIII
À M. ERNEST FALCONNET.
Paris, 5 janvier 1833.

Mon cher Falconnet,

Je t’écris samedi soir, il est minuit, bientôt une nouvelle journée grande et solennelle va commencer, l’anniversaire du premier hommage rendu par le monde païen au christianisme naissant. Il y a quelque chose de merveilleusement beau dans cette légende des trois mages, représentants de trois races humaines au berceau du Sauveur. Il y a quelque chose de vénérable dans cette fête de famille qui consacre la joie, qui jette au sort un gâteau, et qui crée dans son sein une royauté domestique de quelques heures, comme pour imiter ces royautés orientales députées au Christ enfant. Quelle que soit du reste l’origine de cette coutume, qu’elle vienne même des rois du banquet chez les Grecs et les Romains, elle est toujours une bonne occasion de plus pour réunir les parents, les amis, pour faire épanouir les coeurs. J’aurais aimé ce jour-là m’asseoir à une table , avec tous ceux qui me sont chers, avec toi, par conséquent, mon bon camarade, et, déposant ma gravité philosophique, j’aurais crié dans toute la simplicité de mon âme et de toute la force de mes poumons : Le roi boit ! roi boit ! car je me complais dans tout ce qui est vieux et populaire, et j’éprouve un sentiment profond de sympathie pour cette naïveté primitive, pour cette bonhomie qui s’en va tous les jours, à mesure que la fausse politesse se développe et grandit.

Et toi, mon ami, auras-tu pris ta part de ces fêtes joyeuses, te seras-tu ouvert à la gaieté et au plaisir, ou bien la mélancolie pèse-t-elle toujours comme un poids de fer, sur ton âme ? Tu m’as fait entrer dans le secret de tes pensées, tu m’as dit tes inégalités, tes jouissances, tes tristesses. Es-tu toujours le même ? Ou bien te fais-tu homme et te prépares-tu à conserver cette égalité d’âme qui fait le bonheur et la sûreté de la vie ?

Oh non pas encore, je te comprends bien, pas encore le calme et l’impassibilité de l’âge mûr, c’est la jeunesse avec sa fougue, avec ses tempêtes ; c’est le temps des grandes joies et des grandes douleurs ; c’est comme la barque qu’on lance pour la première fois à la mer inhabituée aux flots qui la balottent, tantôt elle cingle rapide et légère sur la pointe des vagues ; tantôt elle tombe et disparaît dans les abîmes, jusqu’à ce qu’une main plus assurée vienne tenir son gouvernail et la guider au port. Voilà comme est notre existence à nous qui commençons. Sommes-nous donc irrévocablement condamnés à ces inquiétudes qui nous dévorent, à ces tourments qui nous assiègent, et n’est-il aucun moyen de rendre à notre cœur un peu de paix et de consolation ?

Vois-tu, mon bon ami, nous avons-besoin, nous autres, de quelque chose qui nous possède et nous transporte, qui domine nos pensées et qui. les élève; nous avons besoin de poésie au milieu de ce monde prosaïque et froid, et en même temps d’une philosophie qui donne quelque réalité à nos conceptions idéales ; d’un ensemble de doctrines qui soit la base et la règle de nos études et de nos actions. Ce double bienfait, nous le trouvons dans le catholicisme, auquel nous nous sommes rattachés pour notre bonheur. C’est donc là le point de départ de tous les labeurs de notre Intelligence, de tous les rêves de notre imagination, c’est le point central auquel ils doivent aboutir. Ainsi disparaît ce vague qui nous fait mal et nous laisse abandonné à notre propre faiblesse. Or le sentiment de notre faiblesse étant l’une des principales sources de la mélancolie, la présence de la pensée catholique dans notre âme est le premier remède à lui opposer. Est-ce là tout ? Non certes, à mon avis ne reléguons point nos croyances dans un domaine de spéculation et de théorie, prenons-les au sérieux et que notre vie en soit l’impression continuelle. Ne restons jamais inoccupés formons, s’il le faut, des châteaux en Espagne et des entreprises gigantesques, mais ne laissons point notre esprit sans pâture., Commençons des études fortes, approfondies sur les matières les plus appropriées nos inclinations mais ne nous laissons point trop entraîner à la rêverie et à la littérature : ce sont choses excellentes, mais qui cessent d’avoir aucune valeur quand il n’y a pas au fond des idées et des connaissances précises.

Voilà bien assez de réflexions. Maintenant je vais te dire quelques mots de ce qui se passe autour de moi pour te faire un peu connaître le monde dans lequel je vis et dans lequel tu auras à vivre. Comme avocat, comme homme, j’aurais dans le monde trois missions à remplir et je devrais être, pour arriver à mon but, jurisconsulte, homme de lettres, homme de société. Ici donc commence mon apprentissage, et la jurisprudence, les sciences morales et quelque connaissance du monde envisagé sous le point de vue chrétien, doivent être l’objet de nos études.

Plusieurs moyens nous sont donnés en ce moment par la Providence pour nous essayer dans cette triple carrière : ce sont les conférences de droit, celles d’histoire et les réunions chez M. de Montalembert. Les conférences de droit se tiennent deux fois par semaine on y plaide des questions controversées Il, a a dans. chaque affaire deux avocats et un troisième qui fait fonction de ministère public. Les autres jugent et le fond de la cause et le mérite des plaidoiries. Il n’est pas permis de lire, le plus souvent on improvise; c’est surtout aux répliques qu’il faut s’exercer. Il y a des jeunes gens très-spirituels qui s’en acquittent d’une manière admirable. J’ai déjà parlé deux fois et notamment ce soir, j’ai suppléé un procureur du roi absent ; on ne m’a donné qu’une heure pour préparer mon affaire ; cependant on a paru assez satisfait pour moi, je me suis trouvé faible et hésitant, parce que je ne me sentais point maître de mon sujet.

Mais la conférence d’histoire est bien une autre chose. Composée d’une quarantaine de membres, elle se rassemble tous les samedis. Là tous les travaux sont libres : histoire, philosophie, littérature, tout est admis. Toutes les opinions trouvent les portes ouvertes, et de là résulte une émulation bien plus forte car si l’on vise à bien faire, ce n’est pas pour chercher des applaudissements et des éloges, c’est pour donner de plus solides appuis à la cause qu’on a embrassée. Puis chaque travail, après avoir été lu, est soumis à une commission qui le critique, le discute et nomme un rapporteur qui est son organe devant la conférence ; rien n’échappe à la sévérité de cette censure, il s’y fait des recherches sérieuses, un contrôle quelquefois très-malin. Enfin. un comité supérieur est établi pour donner à toute la conférence une vaste impulsion, pour indiquer les moyens de perfectionnement, pour faire des rapports généraux et constater les résultats du travail commun. Il y a eu déjà des dissertations fort intéressantes et des morceaux de poésie charmants ; on lit six à sept compositions par séance. Une proposition vient d’être faite pour qu’il soit nommé des membres correspondants en province ; si tu veux en être, tu me le manderas ; tu n’auras aucune démarche à faire seulement, quand il te semblera bon, tu enverras quelque opuscule de ta façon, que je lirai en ton nom à la conférence. Voilà pour les études. Il y a en outre tous tes dimanches des soirées pour les jeunes gens chez M. de Montalembert on y cause beaucoup et d’une manière variée on prend du punch et des petits gâteaux, et l’on s’en revient tout joyeux par bandes de quatre ou cinq. J’y compte aller de temps en temps. Dimanche passé j’y vis MM. de Coux, d’Ault- Dumesnil, Mickiewicz, célèbre poëte lithuanien, Félix de Mérode, que la nation belge voulait se donner pour roi ;Sainte-Beuve y est aussi venu, Victor Hugo doit y venir. Il respire dans ces réunions un parfum de catholicisme et de fraternité. M. de Montalembert a une figure angélique et une conversation très-instructive.

Les points de doctrine sur lesquels Rome a demandé le silence ne sont pas remis sur le tapis la plus sage discrétion règne à cet égard. Mais l’on s’entretient de littérature, d’histoire, des intérêts de la classe pauvre, du progrès de la civilisation on s’anime, on réchauffe son cœur et l’on emporte avec soi une douce satisfaction, un plaisir pur, une âme maîtresse d’elle-même, des résolutions et du courage pour l’avenir. L’avenir est à nous, jeunes gens que nous sommes, réservons-nous donc et roidissons-nous contre les ennemis et les tourmentes; songeons que la condition du progrès est la souffrance, et que l’amitié adoucisse les tristesses que nous ne saurions éviter.

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