Œuvres complètes de Frédéric Ozanam, 3e édition/Volume 10/033

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Lecoffre (Œuvres complètes volume 10, 1873p. 181-183).

XXXIII
À M.L...
Lyon, 10 novembre 1835.

Mon cher ami,

Votre lettre bien attendue m’est arrivée enfin je vous remercie non pas de m’avoir écrit, mais de m’avoir écrit de la sorte, d’une manière si bonne et si amicale. Je crains, au contraire, que la lettre que je vous ai écrite à Joigny ne vous ait fait quelque peine vous vous êtes aperçu, je suis sûr , qu’elle avait une certaine tendance à me faire valoir auprès de vous, à vous faire sentir mon amitié. Si vous vous en êtes aperçu, vous ne vous êtes pas trompé. Je vous l’avoue, mon cher ami, malgré tous mes efforts, je sens toujours au fond de mon cœur l’aiguillon de l’égoïsme. Je tiens infiniment à l’estime et encore plus à l’affection d’autrui. Vous savez combien de fois a Paris, causant avec vous, je mendiais pour ainsi dire des éloges ; plus souvent encore, j’ai mendié indirectement quelques paroles de bienveillance de votre part je vous harcelais dans votre silence, parce que je le prenais pour de la froideur. Bien des fois, cependant, vous m’avez donné des témoignages qui ont surpassé mon attente. Un soir, par exemple, vous me dites que vous priiez tous les jours nominativement pour moi, et ces mots depuis ne sont pas sortis de mon cœur en vous écrivant donc, je voulais provoquer quelque témoignage pareil de- votre amitié pour moi, et vous m’en avez comblé. J’ai eu tort, j’ai manqué de confiance, pardonnez-le-moi, je vous en prie j’essayerai d’être désormais plus désintéressé dans mon affection pour vous.

Que vous avez raison dans ce que vous dites des combats intérieurs ! Hélas j’ai le malheur de parfaitement comprendre ces combats douloureux. Au milieu des jouissances qui me sont prodiguées, une inquiétude vague et multiforme ne me quitte pas. Ma conscience a eu de terribles orages à souffrir maintenant qu’elle est assez calme, c’est le tour de l’esprit, l’ambition d’agir me dévore : j’ai mille choses devant les yeux qui toutes me sollicitent et dont je ne puis saisir aucune.

J’ai travaillé un mois à mon Saint Thomas de Cantorbéry et n’ai encore fait que quelques pages. Pendant ce temps-là de la Perrière a fait achever une église dans le faubourg qu’il habite et l’a fait bénir : il a procuré de la sorte le bienfait de l’instruction religieuse et du saint sacrifice sept cents âmes qui maintenant le comblent d’actions de grâces. Que les actions valent donc mieux que les paroles et que j’ai honte de mon rôle d’écrivassier, d’ailleurs si mal soutenu ! Je pense toujours partir du 25 de ce mois au 5 du mois prochain, sans pouvoir rien décider encore parce que mon frère est absent. Quand je serai à Paris, il faudra me mettre dans mes meubles. Vous devez être dans la même nécessité. Ne pourrionsnous pas louer un petit appartement ensemble ? Attendez-moi pour cela, si cela vous est possible. La solitude serait fatale à mon repos mon imagination me dévore. Seul, il me semble toujours que quelque démon soit à mon côté. Avec des amis chrétiens, je sens aussitôt l’accomplissement de la promesse de celui qui s’est engagé à se trouver partout où l’on se rassemblerait en son nom. Nous vivrions comme deux frères ; je vous prierais de mortifier mon amour-propre indomptable ; nous tacherions ensemble de devenir meilleurs. Nous combinerions nos œuvres de charité, nous mûririons nos projets de travail nous nous ferions courage dans nos abattements, nous nous consolerions dans nos tristesses mais je vois que je fais encore de l’égoïsme. Adieu.