Œuvres complètes de Frédéric Ozanam, 3e édition/Volume 10/041

La bibliothèque libre.
Lecoffre (Œuvres complètes volume 10, 1873p. 228-232).
XLI
À M.X.
Lyon, 9 mars 1837.


Cher ami,

Je ne suis point trop content de moi, et cependant je trouve en moi une chose, une seule chose qui ne me déplaît pas c’est le besoin d’aimer d’avoir, de conserver des frères qui m’aiment. Surtout lorsque l’amitié s’est formée pour ainsi dire d’elle-même, par un concours de circonstances imprévues, par la volonté de Dieu, qui s’est servie de ces circonstances pour rapprocher deux hommes, alors cette amitié me semble plus précieuse encore et en quelque sorte sacrée. Telle est celle qui s’est formée entre nous il y a six ans et que le temps et la distance n’ont pas diminuée, n’est-ce pas ? Il faut cependant convenir que l’amitié, étant une harmonie entre les âmes, ne saurait subsister dans un éloignement prolongé, si elles ne se donnaient d’intervalle en intervalle quelques signes de bon accord ; et ces signes peuvent être de deux sortes les paroles et les actions. Les paroles portées par le papier fidèle vont apprendre à celui qui oublie qu’il n’est point oublié ; elles dissipent les inquiétudes, mettent en commun les chagrins et les tristesses ; c’est vraiment un commerce épistolaire où l’on gagne toujours et ne perd jamais. Toutefois il est des liens plus forts encore que les paroles, ce sont les actions. Je ne sais si vous l’avez observé, rien ne familiarise deux hommes entre eux comme de manger ensemble, de voyager ensemble, de travailler ensemble or, si des actes purement matériels ont cette puissance, des actes moraux en auront bien davantage, et si deux ou plusieurs s’entendent pour faire ensemble le bien, leur union sera parfaite. Ainsi du moins l’assurait Celui qui dit dans l’Evangile « En vérité, quand vous serez assemblés enmon nom, je serai au milieu de vous. »

C’est pour cette raison qu’à Paris nous avions voulu fonder notre petite Société de Saint-Vincent de Paul, et c’est aussi pour cette raison peut-être que le ciel a bien voulu la bénir. Vous verrez dans la circulaire ci-jointe, que sous les auspices de notre humble et illustre patron sont déjà réunis. dans la capitale deux cent vingt jeunes gens, et que l’oeuvre a envoyé bien loin des colonies, à Rome, à Nantes, à Rennes, à Lyon. Ici, en particulier, nos intentions prospèrent et se réalisent ; nous sommes plus de trente, l’argent ne nous manque pas, et la bienveillance des autorités ecclésiastiques, après quelques légers nuages ; s’est montrée à nous dans toute sa plénitude. Vous verrez qu’à Paris on désirerait resserrer cette confédération d’hommes de bonne volonté, en établissant entre eux des relations régulières, afin qu’ils se connaissent, s’encouragent, se soutiennent mutuellement par la force de l’exemple et par la force de la prière. La société de Nîmes, la première-née de celles des provinces, ne se refusera pas cette fraternelle invitation ses sœurs seront heureuses et fières d’entrer en communication avec elle.

Ne trouvez-vous pas qu’il est merveilleusement doux de sentir son cœur battre à l’unisson avec les cœurs de deux cents autres jeunes gens épars sur le sol de notre France ? Ne trouvez-vous pas qu’en jetant la bonne œuvre qu’on vient de faire, comme un humble denier dans le trésor commun, on aime à le voir se perdre dans un millier de bonnes œuvres qui viennent d’y être déposées en même temps, et toutes se confondre pour n’être qu’une seule offrande à celui de qui tout bien procède ? Et, indépendamment de la jouissance présente qui résulte de cette communauté de charité, n’y a-t-il pas de grandes espérances pour l’avenir même temporel de la société où cette génération nouvelle va prendre place, et pour l’avenir éternel de chacun de nous, auquel il sera —tenu compte de ce que tous auront fait ?

Hélas ! nous voyons chaque jour la scission commencée dans la société se faire plus profonde ; ce ne sont plus les opinions politiques qui divisent les hommes ; c’est moins que les opinions, ce sont les intérêts ici le camp des riches, là le camp des pauvres. Dans l’un l’égoïsme qui veut tout retenir, dans l’autre l’égoïsme qui voudrait s’emparer de tout entre deux une haine irréconciable, les menaces d’une guerre prochaine qui sera une guerre d’extermination. Un seul moyen de salut reste, c’est que, au nom de la charité, les chrétiens s’interposent entre les deux camps, qu’ils aillent, transfuges bienfaisants, de l’un à l’autre ; qu’ils obtiennent des riches beaucoup d’aumônes, des pauvres beaucoup de résignation qu’ils portent aux pauvres des présents, aux riches des paroles de reconnaissance qu’ils les accoutument à se regarder de nouveau comme frères, qu’ils leur communiquent un peu de mutuelle charité, et, cette charité paralysant, étouffant l’égoïsme des deux partis, diminuant chaque jour les antipathies, les deux camps se lèveront, ils détruiront leurs barrières de préjugés, ils jetteront leurs armes de colère, et ils marcheront à la rencontre l’un de l’autre, non pour se combattre, mais pour se confondre, s’embrasser et ne plus faire qu’une seule bergerie sous un seul pasteur : Unum ovile, unus pastor. Adieu, parlez-moi longuement de vos amis, de vous, de votre ville, de votre Reboul, et de tant d’autres choses auxquelles votre amitié saura deviner combien je prendrai d’intérêt.