Œuvres complètes de Frédéric Ozanam, 3e édition/Volume 10/076

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LXXVI
À M. L’ABBÉ ET M.CHARLES OZANAM.
Naples, 5 octobre 1841.

Mes chers frères,

Voici dix jours écoulés depuis notre arrivée à Naples. Demain le bateau à vapeur nous emporte à Palerme. Le court espace de temps pour visiter tant de merveilles expliquera, justifiera peut-être notre silence. Après avoir passé la journée entière à parcourir ces beaux lieux, à interroger leurs souvenirs, nous rentrons le soir enchantés, mais morts de faim et de fatigue. Le dîner se fait à la hâte, et c’est à peine s’il reste le temps de mettre en ordre quelques notes, de dresser le plan de l’excursion du lendemain, de régler les comptes ; onze heures sonnent souvent avant que nous puissions prendre un peu de sommeil. Au moment même de prendre la plume aujourd’hui, je suis assailli de si violentes tentations de dormir, que je ne sais plus si je parle ou si je rêve et je ne serais pas étonné de vous écrire dans le style le plus fantastiquedu monde.

Et quoi de plus fantastique, en effet, que cette longue suite de tableaux qui se sont succédé devant nous, remuant avec eux tant de pensées et de souvenirs ? D’abord une nature admirable et qui dépasse toutes les conjectures de l’imagination. Ce golfe de Naples et les. deux autres de Gaëte et de Salerne, tous trois si bien dessinés, tous trois déployant avec majesté les harmonieux contours de leurs rivages, de leurs promontoires et de leurs îles. Partout une végétation ardente, tropicale les arbres verts et les plantes grasses, se mêlant aux ombrages épais et à la fraîche culture des pays du Nord. Les vignes suspendues en festons innombrables aux peupliers, pour laisser place au-dessous à des récoltes plus modestes, de millet et de maïs. Des bois d’orangers avec des buissons de myrtes et d’aloès. Puis un ciel si pur, une lumière si transparente que les formes des objets s’y découpent avec une netteté parfaite, et semblent plus voisines à l’œil trompé. Sur cette voûte toujours bleue un seul nuage blanc flotte du côté du Midi : c’est la fumée du Vésuve dont la masse imposante occupe le premier plan, tandis qu’à perte de vue l’horizon est formé par la chaîne orgueilleuse de l’Apennin. Sur cette scène si richement décorée apparaissent tour à tour les civilisations successives qui l’ animèrent nimèrent, l’embellirent, et quelquefois aussi la désolèrent..Voilà aux confins de la Calabre l’antique Pestum. Ses temples, que nous ne nous lassions pas de regarder, annoncent par leurs proportions gigantesques, par la simplicité grandiose de leur architecture sans ornements, la première époque des colonies grecques : c’est encore la grossièreté des Étrusques, et c’est déjà l’art sévère des Doriens. Surtout, c’est l’ouvrage d’un peuple encore pénétré des sentiments religieux, tout corrompu qu’il est, et qui fait plus pour ses dieux que pour ses magistrats ou ses histrions. Plus tard il n’en sera pas de même, et voici Pompéi ou les temples, réduits aux plus mesquines dimensions, s’effacent devant la grandeur et l’opulence des habitations particulières. Cette prodigieuse quantité de marbres, de mosaïques, de peintures cette variété infinie d’instruments, d’ustensiles, de meubles, d’ornements ciselés, sculptés avec la plus extrême délicatesse, tout cela montre à la fois les raffinements d’un art avancé et d’un égoïsme insatiable de jouissances.

Le théâtre d’Herculanum, si merveilleusement conservé dans sa sépulture de lave, m’a extrêmement intéressé en me faisant comprendre ce que je ne m’étais jamais bien figuré, la mise en scène des tragédies anciennes. La beauté de cet édifice, et de l’amphithéâtre de Pouzzoles les immenses ruines des villas, des thermes, des piscines, des aqueducs ; sur la côte de Baïa, montrent bien le caractère dominant de l’architecture romaine qui ne fut jamais grande que pour les lieux de plaisir ou les travaux d’utilité matérielle. L’un et l’autre se trouvent réunis au plus haut degré dans le palais de Tibère à Capri, d’où l’œil du tyran pouvait planer en même temps sur les plus délicieux paysages du monde et sur toutes les tentatives de ses ennemis. Mais ces vastes constructions dont tant de restes subsistent encore, et dont les pierres arrachées ont suffi à bâtir la grande église du Gesù, par quels moyens mécaniques ont-elles pu s’exécuter à cette hauteur presque inacessible ? ou plutôt combien de milliers d’esclaves ont versé leurs sueurs pour faire cet asile aux turpitudes impériales ? Telle était la destinée humaine à ce moment où la rédemption se préparait. Et en effet quelques années encore, et l’apôtre touchera au port de Pouzzoles Ces lieux auront leur page dans le Livre sacré à la suite du premier évêque, plusieurs iront mourir l’un après l’autre dans les arènes, où des trappes encore ouvertes laissent voir les cages des bêtes féroces. Nous avons baisé le sol où coula le sang de saint Janvier et de ses compagnons quelques jours auparavant nous étions descendus aux catacombes où furent recueillis leurs ossements. Comme on se sent le cœur serré dans ces galeries sépulcrales, comme on y reconnaît avec une respectueuse joie les rendez-vous sacrés des premiers fidèles, l’emplacement de l’autel et du baptistère, et le lieu d’où la voix du prêtre se faisait entendre au peuple

L’Église ne restera pas longtemps ensevelie dans ces ténèbres funéraires. A la première aurore de liberté qui luit pour elle, elle se pare, elle se couronne, elle se donne de riches sanctuaires. C’est ainsi qu’à Saint-Janvier, on voit, dans la chapelle de Sainte-Restitute, les restes de l’ancienne cathédrale érigée sur les colonnes du temple d’Apollon et des débris de mosaïques du septième siècle. Plus tard, sous les princes normands, s’élève la basilique actuelle, avec sa façade gothique et sa nef en ogives. Mais surtout j’y ai examiné avec le plus grand intérêt un oratoire situé derrière le chevet de l’édifice, et fondé par la famille des Minutoli. Là, au pied d’un autel, couronné d’un dais richement t sculpté, se trouvent les tombeaux de ces vieux patriciens, depuis l’an 1.300 jusqu’à 1500 environ. Eux-mêmes sont peints sur le mur du pourtour, agenouillés, les uns avec les insignes de l'épiscopat, les autres sous leurs armures de chevalier, tous les mains jointes et la figure pieuse. Au-dessus, et comme pour consoler ces images de la mort, un des vieux maîtres de l’école napolitaine a peint la passion du Sauveur. Le mérite artistique et historique de ce monument a été reconnu par le goût éclairé du cardinal archevêque qui en fait poursuivre activement la restauration.

Que cette Italie renaissante du neuvième au treizième siècle était belle Quel énergique élan de foi, de courage, de génie ! En même temps que Naples secouait l’odieuse dépendance des empereurs grecs, toutes les petites cités éparses sur la côte imitaient cet exemple et rivalisaient de bravoure et d’activité. Alors de nombreux vaisseaux apportaient les richesses de l’Orient aux habitants d’Almafi, république puissante qui comptait parmi ses plus chères conquêtes le corps de l’apôtre saint André. Aujourd’hui nous l’avons vue solitaire et dépeuplée, suspendue à ses rochers pittoresques. Du haut du couvent des capucins, sous la voûte d’une grotte immense, nous regardions à la lueur de la lune les flots jeter leur blanche écume sur le rivage où jadis ils portaient tant de gloire et de trésors. A Salerne aussi, nous avons vénéré la tombe de Grégoire VII, qui vint y trouver un dernier abri, lorsque seul, il combattait pour la liberté du christianisme et l’affranchissement de la patrie italienne.

Malheureusement ces temps furent courts, et à dater de cette époque commencent les traces des invasions et des dominations étrangères qui se disputèrent les Deux-Siciles. C’est à Capri le château de l’empereur Frédéric Barberousse rivalisant avec celui de Tibère ; c’est auprès de-la place du marché, dans l’église Sainte-Croix, le billot sur lequel le dernier descendant de la dynastie allemande, Conradin, périt à seize ans, par les ordres de Charles d’Anjou, frère de saint Louis. Ce prince et ses successeurs ont élevé le château Neuf dont les vieilles tours féodales dominent le port. Le palais de la reine Jeanne rappelle cette femme sanguinaire, qui, meurtrière de son époux, perdit par ses crimes l’empire de la France en Italie. Alors commence l’ascendant de l’Espagne d’opulentes fondations dans les monastères, des palais plus somptueux qu’élégants, les noms même de Médine et de Tolède, etc., donnés aux rues de la ville, rappellent la dynastie castillane. Elle devait pourtant finir un jour et faire place à nos fleurs de lis qu’on retrouve avec la famille des Bourbons sur le trône napolitain. Ces dernières vicissitudes de l’histoire, ce sceptre tour à tour balancé entre des peuples rivaux, ce déchirement du pays par les armes de l’étranger, sont autant de mystères qui ne s’expliquent pas encore. Mais ceux des époques antérieures se sont si complétement dénoués, la Providence a si bien montré son doigt dans les destinées anciennes de cette contrée, qu’on peut être sûr de la reconnaître tôt ou tard dans ses révolutions modernes.

Je m’oublie à des récits sans intérêt pour vous. Alphonse vient de voir lui-même toutes ces choses lui-même peut de vive voix les décrire à Charles, mieux qu’on ne saurait le faire par écrit. Cependant je sais par expérience qu’on aime à entendre parler de ce qu’on a vu, surtout lorsque les circonstances ne sont pas les mêmes. Et maintenant la beauté de la saison prête à ce pays un charme qui sans doute n’y était pas alors ; puis le mieux n’est-il pas de vous écrire simplement mes impressions ? Et comme Amélie vient de raconter les détails de notre voyage, il ne m’est resté que la partie des généralités. J’aimerais bien mieux vous entretenir de nos affaires, mais comment le faire sans nouvelles ?’ Cette privation gâte un peu le plaisir de notre voyage; en songeant aux soucis de l’un, à la solitude de l’autre, je me reproche de ne pas partager avec vous ces mois de repos.

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