Œuvres complètes de Frédéric Ozanam, 3e édition/Volume 11/001

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Lecoffre (Œuvres complètes volume 11, 1873p. 1-8).


I


À M. SOULACROIX


Paris, 27 janvier 1842


Mon bon père,

Il y a bien des jours que j’aurais dû vous écrire ; aujourd’hui je profite du triste loisir que nous ont donné les obsèques de M. Jouffroy ; et je viens répondre brièvement, à quelques-unes de vos obligeantes questions.

Votre paternelle sollicitude s’est intéressée à tous mes soucis, et vous nous écrivez des choses qui nous touchent trop pour que nous puissions jamais les oublier. Oui, nous le savons, au milieu des incertitudes du sort, de la santé, de la vie, nous pouvons nous livrer toujours à la Providence qui ne nous abandonnera pas, et à notre famille qui représente ici-bas la Providence pour nous. Il est consolant de ne point se sentir seul au monde, et tout en s’aimant tendrement l’un l’autre, de savoir que d’autres aussi nous aiment ailleurs.

J’ai repris mon cours, et bien que le sujet entamé l’an passé soit maintenant plus restreint, plus spécial, moins attrayant, l’auditoire se maintient ; je le trouve toujours nombreux et bien disposé.

Mais les embarras de l’arrivée, la multiplicité des visites, les démarches, quelques articles dans les journaux, ne m’ont pas encore laissé la liberté nécessaire pour m’occuper d’un livre.

Vos observations sur ma manière défectueuse de travailler et sur la fatigue excessive qu’elle me cause sont parfaitement justes, et plus d’une fois je me les suis adressées moi-même. Malheureusement, en matière de style, l’habitude devient une seconde nature ; et tout ce que je puis faire aujourd’hui, en luttant contre mes défauts, c’est d’empêcher qu’ils ne deviennent plus grands encore, sans pouvoir espérer de les corriger entièrement. Les difficultés résultent de l’état des sciences et des esprits. Aujourd’hui le progrès des sciences historiques et littéraires les a conduites à faire comme les sciences mathématiques et naturelles ; elles s’isolent dans leur spécialité ; elles se font un langage technique, et réservées à un petit nombre d’initiés, elles cessent d’être populaires. Il s’ensuit que des livres et des leçons accessibles à la foule des esprits éclairés n’acquièrent aucune considération parmi les hommes spéciaux, dont les œuvres à leur tour, par la sévérité de leur forme, découragent la bonne volonté du public. Assurément, avec du génie on saurait éviter à la fois le pédantisme des érudits et la superficielle médiocrité du vulgaire. Mais le génie est un don souverainement rare que Dieu donne une fois ou deux par siècle, et qui n’est pas prodigué dans celui-ci. Pour moi, il m’est presque toujours arrivé que mes compositions les plus faciles et les plus heureuses étaient les moins goûtées parmi les gens du métier.

Mon cours a bien eu cet avantage de réunir beaucoup d’auditeurs, et par conséquent de leur demeurer accessible, sans manquer aux devoirs d’un enseignement sérieux. Cependant parmi les personnages graves qui l’ont suivi, aucun ne m’a conseillé de publier mes leçons sténographiées et simplement revues. D’ailleurs, comme je touche à beaucoup de points, et à des points vivement controversés en Allemagne, un livre sur ce sujet, pour être fort et respecté, exigerait des vérifications immenses. La critique a bien plus dé prise sur la parole écrite. Et puis il est douteux qu’en France où les questions purement littéraires ont peu d’attrait pour les esprits, un ouvrage sur la littérature allemande au moyen âge obtint une certaine popularité. Aussi la plupart de ceux que j’ai consultés, et particulièrement M. Mignet et M. Ampère, m’ont-ils conseillé de choisir plutôt dans mon cours un sujet particulier et pour ainsi dire un épisode. Il le faudrait à la fois plus restreint, pour qu’il fût possible de le traiter à fond et de satisfaire ainsi les juges difficiles ; et cependant d’un intérêt plus général et plus positif, pour qu’il y eût lieu d’espérer une publicité étendue. J’ai cru trouver ce sujet dans quelques leçons de l’année passée, peut-être les meilleures que j’aie faites, sur le saint-empire romain du moyen âge. L’empire, la monarchie universelle des temps chrétiens, idée conçue par le génie de Charlemagne, imparfaitement réalisée par ses successeurs, développée dans le droit public, dans la philosophie, dans la poésie du douzième, treizième, quatorzième siècle, entrant en lutte avec la papauté, et succombant dans ce combat pour ne laisser après elle qu’un empire d’Allemagne, réduit lui-même de nos jours aux proportions d’empire d’Autriche.

Ce n’est point l’histoire détaillée des faits, c’est surtout l’histoire philosophique de l’institution, telle qu’elle résulte pour moi des écrivains allemands, que je trouve tout remplis de cette pensée. Un semblable travail qui n’est point fait jetterait une grande lumière sur les affaires générales de la Vieille Europe. On y trouverait, les causes de la chute de l’Italie et de la grandeur de la France : il y aurait place pour les plus célèbres personnages de ces temps : Grégoire VII, Innocent IV, Frédéric Barberousse, Rodolphe de Habsbourg. Les docteurs, les juristes et les poètes y figureraient aussi à titre de témoins, et là reviendraient toutes mes études, seulement remaniées et mises en œuvre.

Ce sujet est fort approuvé de ceux à qui j’en parle. Après en avoir encore un peu mûri le dessein je m’occuperai de l’exécution, et aussitôt après Pâques je rassemblerai les matériaux nécessaires. J’y rattacherai en même temps mes dernières leçons de cette année qui porteront sur les prosateurs, c’est-à-dire les chroniqueurs, les publicistes et les philosophes scolastiques.

Je sens bien que j’ai besoin de me remettre à écrire et qu’une trop longue interruption achèverait de me rouiller. C’est pourquoi j’ai commencé un article assez long sur les Nibelungen et sur la Poésie épique[1]. Il vient d’être fini, et ne tardera pas à paraître : il en sera imprimé à part un certain nombre d’exemplaires. Mais j’ai assez éprouvé en le faisant combien il y a de différence entre la composition et la parole. Croyez que beaucoup l’éprouvent comme moi.

La nomination de M. Cousin au conseil royal est un événement favorable. Il portera au sein de ce corps, avec l’autorité de son talent nécessaire pour la défense de l’Université, un esprit moins hostile que M. Jouffroy et moins déclaré contre la religion.

On dirait que depuis quelques mois il y a recrudescence de mauvaise volonté à l’égard des principes conservateurs, dont cependant le gouvernement déplore la décadence. On vient d’envoyer prêcher le saint-simonisme au Collège de France, et un réfugié italien va remplacer M. Bautain à Strasbourg, pendant qu’on décerne la croix d’honneur, non-seulement à l’auteur d’un livre aussi antifrançais qu’anticatholique, mais à l’auteur d’un poème encore plus licencieux que ses feuilletons. D’un autre côté, on autorise des cours publics pour les ouvriers, professés par des hommes notoirement hostiles aux idées chrétiennes, et qui s’emploient à ranimer de leur mieux les préjugés mourants et les haines éteintes.

Tout ceci m’inquiète souvent, mais ne me décourage pas. Je sais que dans nos convictions il y a une force plus grande que le mauvais vouloir de nos adversaires. Je ne gagnerais rien à les dissimuler, je n’acquerrais pas la confiance des supérieurs qui me connaissent, j’y perdrais celle de la jeunesse qui m’aime. Il n’est pas inopportun, dans les temps où nous sommes, de conserver quelque dignité et quelque indépendance.

Adieu, mon bon père, veuillez dire à Théophile que je m’associe par des souvenirs encore récents aux sollicitudes de son examen. Milles choses tendrement respectueuses à notre bonne mère. Je la remercie particulièrement de l’accueil que mes frères trouvent auprès d’elle. Mais je lui suis bien plus reconnaissant encore du bonheur qu’elle a créé autour de moi.




Dans cette année 1843, Ozanam s’établissait définitivement à Paris. Il commençait cette suite de cours qui attiraient chaque année un auditoire plus nombreux et qui firent sa renommée.

« Ceux qui n’ont pas entendu professer Ozanam, dit M. Ampère ; ne connaissent pas ce qu’il y avait de plus personnel dans son talent. Préparations laborieuses, recherches opiniâtres dans les textes, science accumulée avec de grands efforts, et puis improvisation brillante, parole entraînante et colorée, tel était l’enseignement d’Ozanam. Il est rare de réunir au même degré les deux mérites du professeur, le fond et la forme, le savoir et l’éloquence. Il préparait ses leçons comme un bénédictin, et les prononçait comme un orateur ; double travail dans lequel s’est usée une constitution ardente, et qui a fini par la briser. »

Nous joignons à ce jugement celui du P. Lacordaire sur les leçons d’Ozanam : « Ceux-là seuls qui ont dit leur âme devant un auditoire savent les tourments de la parole publique, tourments qui arrachaient à Cicéron ce cri plaintif : « Quel est l’orateur qui, au moment de parler, n’a senti ses cheveux se roidir et ses extrémités se glacer ! » Ozanam, plus qu’un autre, était sujet au mal de l’éloquence… Défiant de lui-même, il se préparait à chacune de ses leçons avec une fatigue religieuse, amassant des matériaux sans nombre autour de sa pensée, les

fécondant, par ce regard prolongé de l’intelligence qui les met en ordre, et enfin leur donnant la vie dans ce colloque mystérieux de l’orateur qui se dit à lui-même ce qu’il dira demain, ce soir, tout à l’heure, à l’auditoire qui l’attend. Ainsi armé, tout pâle cependant et défait, Ozanam montait à sa chaire, il n’y avait rien de bien ferme et de bien accentué dans son début ; sa phrase était laborieuse, son geste embarrassé, son regard mal sûr et craignant d’en rencontrer un autre ; mais peu à peu, par l’entraînement que la parole se communique à elle-même, par cette victoire d’une conviction forte sur l’esprit qui s’en fait l’organe, on voyait de moment en moment la victoire grandir, et lorsque l’auditoire lui même était une fois sorti de ce premier et morne silence si accablant pour l’homme qui doit le soulever, alors l’abîme rompait ses digues, et l’éloquence tombait à flots sur une terre émue et féconde. Des applaudissements sincères répondaient à l’orateur, et, tout palpitant d’un bonheur acheté par huit jours de travail et par une heure de verve, il retournait chez lui retrouver la peine qui est la condition de tout service et l’instrument de toute gloire.

« Il n’est pas ordinaire qu’un homme érudit soit un homme éloquent. La patience nécessaire à l’investigation des livres et des antiquités s’allie mal au feu qui jaillit d’une pensée créatrice… Ozanam, par un don singulier, possédait à la fois l’éloquence et l’érudition. L’une lui était aussi naturelle que l’autre. Il pouvait toute une nuit veiller dans les régions abstruses d’une langue ensevelie ou d’une œuvre inconnue, et le lendemain écrire des vers, préparer un discours, s’échauffer solitairement dans la contemplation directe du vrai et du beau. Non-seulement l’une et l’autre faculté lui appartenaient de naissance ; mais l’une et l’autre étaient éminentes chez lui. Il était grand dans la poudre avec la pioche du mineur, et grand dans la lumière avec le simple regard de l’esprit. Cela lui donnait sa physionomie, mélange de solidité et d’enthousiasme jeune et ardent. »



  1. Œuvres complètes d’Ozanam, t. VIII, P. 179