Œuvres complètes de Frédéric Ozanam, 3e édition/Volume 11/051

La bibliothèque libre.
Lecoffre (Œuvres complètes volume 11, 1873p. 281-286).

LI
À M. CHARLES OZANAM.
Saint-Gildas , 3 septembre 1850.

Mon cher frère,

Si je n’écoutais que mon coeur, je t’écrirais tous les jours. Je ressens tout l’ennui de ta solitude, et la tristesse de rester à Paris, dans un moment où chacun le quitte comme une ville empestée. Cette mélancolie qui te tourmente est une maladie que je connais trop pour ne pas la plaindre, pour ne pas t’aider. à la combattre car elle a ce danger, qu’elle plaît en même temps qu’elle énerve, et qu’elle épuise tes forces morales.. Je ne suis pas mécontent de ma santé au contraire, depuis que je vis au grand air, et je le dis à ma honte, dans une entière oisiveté ,je me trouve infiniment mieux. Enfin Dieu soit loué, lors même qu’il me donnerait seulement un moment d’interruption pour ménager ma faiblesse, et me préparer à souffrir plus chrétiennement ! Dimanche j’ai pu supporter sept heures de carriole par les plus détestables chemins. Le but de cette excursion si agitée était d’aller voir à Vannes la procession annuelle en l’honneur de saint Vincent Ferrier, dont on conserve les reliques dans cette ville nous espérions y voir les paysans du voisinage en assez grand nombre, et dans un de ces moments de fête où le peuple breton, circonspect et réservé d’ordinaire, se livre, et laisse paraître toute l’originalité de son caractère et de ses moeurs. En conséquence, après la messe ouïe, nous voilà partis à huit heures dans une indigne patache qui se décorait du nom de cabriolet, et qui par bonheur, chemin faisant, se changea en omnibus. Comme si nous ne trouvions pas la route assez mauvaise, nous prîmes des sentiers de traverse pour visiter le château de Susinio. Cette belle ruine valait bien un peu de fatigue. Six grosses tours, sans compter celles que l’ancien propriétaire a démolies, des murailles capables de soutenir plusieurs sièges, des créneaux, des fenêtres, une porte qui conservent les restes d’une certaine élégance, tout annonce le manoir antique des ducs de Bretagne qui y firent longtemps leur demeure. C’est le château qu’Eugène nous conseillait d’acheter : tu voudras bien dire à cet excellent ami que je le trouve trop féodal pour mes opinions démocratiques. Nous avons donc passé outre, comme tant d’autres voyageurs que ce vieux donjon a vus passer a ses pieds, et. après maint cahot, et mainte ornière franchie, nous sommes arrivés a Vannes, honnête ville sans beaucoup de physionomie, si ce n’est des maisons dont les étages débordent les uns sur les autres, et sa cathédrale qui a de curieuses parties. Le peuple en effet commençait a se mettre en émoi pour la procession de Saint-Vincent ; mais l’émoi des Bretons n’a rien de méridional : pas de cris, pas de chants, pas de joyeuses guirlandes. Seulement les habitants, avec le calme le plus parfait, tapissaient de draps blancs le devant de leurs maisons. Des groupes se formaient toujours plus nombreux, mais toujours uniformément vêtus de noir. Les femmes égayaient ce costume par la variété de leur coiffure qui se réduit à un petit voile blanc retroussé ou découpé de diverses manières, et par la couleur éclatante de leurs tabliers : nous en avons remarqué quelques-unes avec de petites vestes rouges, et une certaine matrone qui portait une large ceinture d’argent. Les hommes, généralement plus beaux que leurs compagnes, avaient le chapeau rond larges bords, le gilet blanc bordé de rouge ou de vert à revers pareils, une veste très-longue ou plutôt une courte redingote noire, doublée aussi de vert ou de rouge, avec des broderies pareilles sur les poches. La plupart portaient les cheveux longs ; mais la maigreur de cette chevelure n’a rien d’agréable aux yeux. A l’église, un grand nombre de ces braves gens se pressaient vers le tombeau de saint Vincent Ferrier. Leur dévotion est d’en faire le tour en priant la tête appuyée contre le marbre. Mais c’est une dévotion intelligente, et la vivacité de leur foi paraît bien au recueillement de leur prière.

Enfin la procession s’est faite, à peu près comme toutes celles que nous connaissons, excepté le grand nombre et la piété des assistants. Ce spectacle nous a édifiés, et j’étais ému de voir ces robustes paysans aux mâles figures, soldats et marins si intrépides quand la France a besoin d’eux, porter sur leurs épaules la statue de la sainte Vierge. Puis ce qui touche, c’est l’unanimité d’une population toute croyante, la bourgeoisie en habits de gardes nationaux faisant la haie, les autorités venant à la suite de l’évêque, et toute une ville enfin, si unie dans une même fidélité religieuse, qu’un ouvrier de Paris, transporté là, assurait à M. de Francheville qu’il était bien forcé de faire maigre les vendredis et samedis, sans quoi il ne trouverait pas de propriétaire qui voulût le loger.

Tout ceci rappelle l’Italie, mais avec moins de grâces et plus de vertus. Assurément il y a loin de cette foule silencieuse au joyeux concours des paysans du Latium, a ces processions que j’ai vues si poétiques à Castelgandolfo, à Marino, où les fêtes de Dieu et des Saints semblent instituées aussi pour le plaisir des hommes. Les femmes d’Albano avec leurs costumes éclatants ne ressemblent guère a nos Bretonnes, qui ont le voile et la guimpe des religieuses, mais qui en ont aussi la modestie. Les villageois de la campagne romaine se drapent et se posent comme un peuple d’artistes  : Ici hommes du Morbihan gardent le calme et la froideur d’une race de soldats. On voit qu’ils ont bien moins reçu de ces dons aimables si richement départis aux populations du mais on sent aussi que leur religion plus profonde est en même temps plus solide, et que ces gens-là n’auraient jamais trahi leur pape, surtout quand ce pape était Pie IX. A vrai dire, le peuple tient du pays. Tout a ici un faux air d’Italie, mais tout diffère. Figure-toi une mer aussi bleue que le golfe de Naples, les pins d.’Italie, les lauriers, les chênes verts en grand nombre, les grenadiers en pleine terre ; mais, si le froid n’y est jamais assez vif pour étouffer cette végétation d’un climat meilleur, le soleil n’y est pas, assez chaud, ni la terre végétale assez profonde, pour bien mûrir la figue et le raisin. Au fond, ce pays est excellent, il rapporte en blé deux fois sa consommation mais jusqu’ici le paysage n’y a rien de bien attrayant. Les rochers même de Saint Gildas, tout renommés qu’ils sont, ne valent pas ceux de Capri ou d’Amalfi ; et quand on a vu les bords du Rhin et ceux du Tibre, il ne faut pas venir chercher les beautés de la nature en Bretagne.

Adieu, cher frère, présente mes tendres respects à madame .Soulacroix, mes amitiés à Charles, ainsi qu’ à Alphonse dès qu’il sera de retour dis; à ma bonne Guigui que nous parlons d’elle du matin au soir.

Adieu, je t’aime comme tu sais.