Œuvres complètes de Frédéric Ozanam, 3e édition/Volume 11/078

La bibliothèque libre.
Lecoffre (Œuvres complètes volume 11, 1873p. 421-425).
LXXVIII
M. L’ABBÉ MARET
Biarritz, 14 septembre 1852.

Monsieur et cher ami, Voici un homme exact, car votre lettre m’arrive hier soir, et j’y réponds ce matin, tant je désire vous rejoindre a Lons-le-Saunier et vous embrasser avant votre départ pour Paris ! Et comment ne serais-je pas pressé de vous répondre quand vous m’écrivez avec tant de bonté ? Justement j’allais faire demander chez vous où je pouvais vous adresser mes épîtres, car je m’ennuyais de ne savoir plus rien de vous : Cependant je savais bien que vous pensiez a moi, que vous ne m’oublieriez, ni auprès de nos amis communs, ni surtout auprès de Dieu. Je vous remercie de m’avoir confirmé dans cette douce certitude je vous prie de continuer, et de me faire encore une bonne place dans vos souvenirs, comme on donne au malade la meilleure place au coin du feu. On ne la mérite pas, mais il en a besoin. Oui, j’aurai toujours besoin de votre amitié, mais elle m’est encore plus nécessaire dans ces temps d’épreuve. Sans vouloir gâter les excellentes nouvelles qu’on vous a données de moi, il faut bien vous avouer que tout n’est pas encore pour le mieux, et que mon microcosme n’est pas devenu le meilleur des mondes possibles. De là bien des maux, un peu de fièvre quelquefois, et beaucoup de faiblesse, qui afflige madame Ozanam et ne permet pas monsieur de grands projets. Sans doute je nourris toujours l’espérance d’aller passer un mois à Paris, et l’hiver à Pise. Mais, puisque je trouve à Bayonne un climat fort doux. ne ferais-je pas sagement d’y achever mon exil, ou du moins d’y attendre le retour de mes forces ? Voilà, monsieur et très-cher ami, la question que vous m’aiderez à résoudre, car Dieu seul, sollicité par les prières de mes amis, peut montrer ce qu’il veut faire de moi. Sans doute il a voulu me sauver et m’accorder quelques jours de plus pour devenir meilleur qu’il en soit béni ! Mais son dessein est-il de me rendre la santé, ou de me faire expier mes péchés par de longues souffrances ? qu’il en soit encore béni ! Alors qu’il me donne le courage, qu’il, m’envoie la douleur qui purifie, et, s’il faut porter une croix, que ce soit celle du bon larron ! N’allez pas croire toutefois que je me désespère. Ce serait une grande ingratitude envers la divine Providence. Car si ma convalescence ne va pas aussi vite que je voudrais, elle m’a permis de faire avec madame Ozanam un fort joli tour dans les Pyrénées. Nous avons visité avec beaucoup de charme ces montagnes qui n’ont point la grandeur des Alpes, mais qui ne manquent pas d’une cértaine majesté tempérée de grâce. Il n’y faut pas chercher beaucoup de glaciers ; et les neiges éternelles n’y couvrent qu’un petit nombre de cimes ; mais on ne se lasse pas d’admirer la beauté de la lumière qui dore les rochers, la courbe élégante des croupes, surtout les eaux qui jaillissent de toutes parts bruyantes et limpides. Les Alpes mêmes n’ont peut-être rien de comparable au cirque de Gavarnie. Figurez-vous, non pas un cirque, mais plutôt, une abside de cathédrale, haute de dix-huit cents pieds, couronnée de neiges, sillonnée de cascades, dont la blanche écume se détache sur des rochers de la plus chaude couleur. Les murs en sont comme taillés à pic. Quand les nuages flottent au-dessus ils semblent comme les draperies du sanctuaire, et si le soleil y brille, le flambeau ne paraît pas trop éclatant pour éclairer cet édifice qu’on dirait commencé par les anges, et interrompu par quelque faute des hommes.

Cependant les populations ne sont pas mauvaises. Il y a bien un méchant proverbe qui dit les Béarnais fiers, faux et courtois , et j’ai trouvé plus de le vérifier chez MM. les hôteliers et les loueurs de voitures, Mais il faut imputer la moitié de ces torts aux étrangers qui gâtent le pays. Il y reste beaucoup de foi, des traditions antiques, et surtout des costumes nationaux qui ont eu le bon goût de se conserver intacts. Comment supposer notre corruption moderne à ces paysans qui ont gardé le béret de leurs pères, les cheveux tombant jusque sur l’épaule, la veste rouge se détachant sur un beau gilet blanc, la ceinture, la culotte courte, la guêtre, et dans toute leur personne je ne sais quoi de naïf et de fin, de lourd et de dégagé? Je les ai vus recueillis et graves a la procession, et un moment après, menant la danse avec une franche gaieté au bruit d’un chant monotone qui ressemblait à la litanie des saints.

Tout en faisant ainsi l’école buissonnière dans les Pyrénées, nous avons accompli le pèlerinage de Bétharran, sanctuaire fréquenté dès le quinzième siècle ; la piété des peuples honore en ce lieu la Vierge au Rameau d’or. Ce rameau d’or fut offert par une jeune fille qui, tombée dans le torrent voisin, fit un vœu à Notre-Dame, et au même instant trouva sous sa main un rameau où. elle s’attacha. Je me suis aussi cramponné de toutes les forces de mon âme à la branche libératrice, à celle que nous appelons la Consolatrice des affligés et le Refuge des pécheurs. Puis, comme il fallait achever notre -route, nous avons fini par arriver à Biarritz. C’est bien sans mentir un des plus jolis pays du monde, un village tout blanc et tout riant, jeté sur des rochers rougeâtres, au bord d’une mer parfaitement


bleue, qui creuse et découpe le rivage en mille manières et va expirer du côté du midi, au pied des montagnes d’Espagne. L’air y est singulièrement doux, et nous n’y avons plus trouvé ces temps détestables qui nous poursuivaient aux Eaux-Bonnes comme vous à Lyon. Nous allons rester la jusqu’au 15 octobre avec les huîtres et les lézards dont nous envions le calme et la santé. Ma femme et ma nlle nagent déjà comme des poissons, il nous reste donc peu à faire pour passer à l’état de reptiles et de mollusques. Pour ce qui regarde l’esprit, j’ai déjà fait la métamorphose complète, et je sais parfaitement l’art de perdre mes journée.

J’excepte néanmoins celle où je vous écris, je ne la tiens pas pour perdue, si cette lettre va entretenir vos bons sentiments en faveur du pauvre exilé. Je ne renonce pas à l’espérance de vous embrasser dans quelques semaines. Puissé-je vous embrasser bien portant, remis de vos fatigues ! Madame Ozanam prétend que je vous présente ses compliments les plus affectueux, elle vous veut du bien parce que vous aimez un homme très-peu aimable qu’elle a le tort d’aimer aussi. La petite personne qui se porte à ravir vous offre tous ses respects. Enfin il y a un coin de rocher où l’on est tout à vous et où l’on voudrait bien vous voir.