Œuvres complètes de Frédéric Ozanam, 3e édition/Volume 11/091

La bibliothèque libre.
Lecoffre (Œuvres complètes volume 11, 1873p. 480-488).
XCI
À M. AMPÈRE.
Pise, 13 janvier 1853.

Mon cher ami,

Je viens de faire un bien agréable voyage, non pas comme vous l’attendez, sur cette côte superbe qui va de Gênes à Livourne par la Spezia et Carrare mais en Amérique et dans votre compagnie. Avec vous j’ai senti frémir sous mes pieds les puissantes machines du Franklin, avec vous la vapeur intelligente m’a poussé au port de New-York j’ai vu ces chantiers infatigables, ces usines toujours embrasées, ces chemins de fer traversant les rues des grandes villes je me suis arrêté dans Broad-street à côté de ces deux sauvages qui flânaient aux portes des magasins. Vous m’avez fait admirer au milieu de la prodigieuse activité des hommes le caractère étrange de la nature, les couchers de soleil plus enflammés que ceux de la Grèce et de l’Italie. Enfin vous vouliez me faire des amis dans le nouveau monde comme dans l’ ancien : par vous j’ai pénétré au cœur de l’Université de Cambridge. Vous m’avez présenté à des hommes que je connaissais à peine et que j’aime à présent, Everett, Agassiz, et surtout le poëte Longfellow. Je vous dois un joli moment dans son cottage, le livre de ses poésies à la main et retrouvant toujours en vous ces lumières qui me sont aussi précieuses que votre amitié, j’ai appris à juger d’un seul trait la littérature américaine. Je la vois obligée de se rattacher à la tradition européenne, et je reconnais que pour elle il n’y a plus d’Océan.

Mais, mon cher voyageur, madame Ozanam vous jure qu’il y a toujours une Méditerranée ; à telles enseignes que pendant quatorze heures elle a ballotté de la façon la plus irrévérencieuse nos personnes, et quatre-vingt-dix autres chrétiens assez téméraires pour s’être confiés à ce perfide élément. Oui, tandis que vous filez des nœuds incalculables sur l’Atlantique, nous autres du vieux continent nous revenons aux navigations d’Homère, nous mettons une nuit et la moitié d’un jour à faire la course de Livourne, et il ne tient qu’à notre capitaine de nous procurer toutes les aventures de l’Odyssée. Enfin si nous avons échappé aux Lestrygons, aux Cyclopes et aux étables de Circé, nous sommes arrivés dimanche mouillés jusqu’aux os corps et biens, la lame avait passé sur le pont, balayé les magasins et visité les malles  : la pluie la plus furieuse favorisait notre débarquement. Jugez si la chose semblait faite pour la personne délicate de votre ami, et pour la santé de ses compagnes. Cependant les trois voyageuses n’en sont point mortes, et il paraît que votre ami vit encore puisqu’il écrit ou croit écrire. Bref on en fut quitte pour un peu de rhume, et lundi on remerciait Dieu dans la cathédrale de Pise. Ah ! devant la grande image du Christ qui remplit l’abside, c’est bien le lieu de réciter le Te Deum et de dire Tu Rex gloriae, Christe ! Je l’ai trouvée toujours aussi belle, cette basilique, une des premières admirations de ma jeunesse, je l’aime encore passionnément, même après Amiens et Chartres, même après Burgos.

Oui, Burgos ; car je ne m’y trompe pas vous me raillez sur ce point, moqueur aimable, et vous vous entendez avec Amélie qui prétend que j’ai vu des yeux de l’imagination les merveilles de la Castille. Je vous écris dans la sincérité de mon enthousiasme, et voilà que, grâce à votre amitié, ma lettre circule en hauts lieux, parmi des gens qui ont peut-être peu de foi au Cid et aux sept infants de Lara. Et qui sait s’il ne se trouvera point là quelque attaché d’ambassade qui, traversant Burgos au galop de ses chevaux, n’y aura vu qu’une cathédrale remarquable et de misérables masures ? Cette même dame ici présente qui n’a rien vu, mourant de peur que je tombasse malade, ose bien me soutenir que les campagnes de la Vieille-Castille n’ont point la beauté de la campagne romaine, que j’ai surfait Las Huelgas, et vanté outre mesure · Miraflores; elle donnerait le tombeau de Juan II pour trois maravédis, et elle craint qu’avec mes exagérations je n’aie fait la figure d’un don Quichotte dans les salons dont vous parlez. Mais je tiens bon j’ai toutes mes notes, et de retour à Paris, si Dieu me prête vie et me donne la force de faire quelques leçons sur le poëme du Cid, je me propose de tirer parti de ce voyage d’Espagne, et, vos conseils aidant, d’écrire une vingtaine de pages dont vous n’ayez pas à rougir. En attendant, et après m’être remis pendant quelques jours de mon naufrage, je vais suivre vos bons conseils. J’espère à la fois remplir la mission du ministre qui me charge d’étudier les commencements des institutions municipales en Italie, et me conformer à votre avis qui est de laisser un peu l’érudition pour un travail plus littéraire, plus animé et en même temps plus facile. Je crois vous avoir parlé plusieurs fois d’un épisode admirable négligé par Sismondi, ignoré de presque tous les historiens de l’Italie, et qui est cependant le commencement même des Républiques italiennes. C’est l'Émancipation de la Commune de Milan. Nous en avons le récit pathétique dans plusieurs chroniqueurs contemporains. Nous avons les discours prononcés aux assemblées du peuple ; les lettres des Papes et de leurs Légats. Grégoire VII et Pierre Damien s’y trouvent mêlés et les héros de cette liberté milanaise, un diacre et un chevalier, morts en combattant contre les archevêques simoniaques, ont été mis au nombre des saints. La riche bibliothèque de Pise m’offre tous les documents de cette révolution mémorable ; en revenant par Milan, je prendrai cette dernière impression des lieux qui colore et fait vivre l’histoire. Je voudrais écrire une narration dans le genre de celles de M. Augustin Thierry sauf à la faire précéder d’une préface où je rattacherais l’émancipation de Milan, à celles de Ravenne, Rome, Florence, qui semblent s’être accomplies sous le même souffle guelfe et à la faveur des mêmes tempêtes. Voilà un sujet circonscrit, intéressant, si je ne me trompe, pour tous les esprits cultivés, et en même temps qui ne demande pas de recherches trop profondes, mais surtout de la mise en œuvre, du choix, de fidèles traductions, ce que peut faire un malade de Pise, principalement si le soleil italien vient briller à sa fenêtre de Lung ' Arno et réchauffer ses pensées. Vous voyez donc que j’ai reçu votre bonne lettre, et je la compte parmi les plus aimables surprises de la nouvelle année. Vous m’attendiez patiemment à la poste de Pise, et au moment où je me croyais dans une ville étrangère, j’y trouvais le meilleur de mes amis. Vous avez le secret d’être

bon pour tous ; ma mère, ma femme et jusqu’à petite Marie étaient ravies de la part que vous leur faites dans vos souvenirs. Quant à notre cher Romain, il manquait encore à notre réunion de famille. C’est nous qui devons l’aller rejoindre dans la ville éternelle où il est non pas immobile sur sa chaise curule, mais retenu par l’exécution d’un tombeau à Saint-Louis des Français.

Il me semble honorable pour un jeune artiste d’avoir mis une pierre de sa façon dans un pays où il y a tant de pierres impérissables. J’envie à cet heureux frère le privilège qu’il eut de visiter Rome avec vous, et puisque vous le permettez, je vais faire les vœux les plus ardents pour que la foudre tombe sur le Collège de France.

Cependant ne me croyez point si égoïste que je veuille interrompre vos travaux, surtout quand vous voulez bien m’en dérouler un dessin si beau et si attrayant. Pendant que votre Amérique achèvera de nous déployer ses grands tableaux, vous réveillerez les Sphynx égyptiens qui dorment au fond de votre cabinet, et la France vous devra d’inscrire le nom de votre père une seconde fois à côté de Pascal et de Descartes. Ne craignez point aux yeux des plus mal prévenus, le mathématicien fera passer le philosophe pour le grand nombre de ceux que les choses du temps n’enivrent pas, il sera doux de trouver à la suite de ce beau génie un refuge dans les régions inaltérables du vrai et du bien. Avec de telles préoccupations, je vous admire de pouvoir conduire encore la pensée d’un cours, qui est lui-même l’introduction d’un livre impatiemment attendu. Car vous avez raison de le dire tant d’études et de voyages, une si, juste faveur du public pendant trente ans, donnent droit d’attendre de vous une œuvre impossible à tout autre. Je ne parle pas en flatteur, mais en ami exigeant et jaloux, quand je dis que vous devez à votre siècle un monument. Dieu vous a tout donné pour le mener à fin il y ajoutera ce qu’il se réserve de nous accorder jour à jour, le temps et la santé. C’est l’un de mes vœux du nouvel an : joignez-y le souhait très-vif de vous revoir, et de reprendre avec vous ces entretiens d’où le cœur sort aussi content que l’esprit. Heureusement les jours qui fuient nous rapprochent. Voilà déjà plus qu’à moitié passé cet hiver dont les rigueurs m’éloignaient de Paris. On dit cependant que vous n’avez vu ni les neiges ni les glaces ; et nous, en suivant jusqu’à Gênes cette merveilleuse route de la Corniche, nous avons joui d’un ciel toujours pur, d’un soleil d’été nous cheminions entre les forêts d’oliviers, d’orangers, de citronniers tout chargés de leurs fruits d’or. Et lorsqu’arrivant à Bordighera j’ai aperçu non plus quelques touffes, mais des bois entiers de palmiers balançant leurs feuillages superbes, je me suis cru transporté avec vous sur la terre des tropiques. Sans doute nos avaries de dimanche dernier et les pluies de cette semaine ont un peu refroidi cette chaleur. Mais ce soir le temps redevient beau, d’ailleurs l’extrême douceur de l’air est toute consolante pour ma personne. Je continue donc de me soutenir, et les forces que le traitement de mon frère m’avait rendues ne s’en vont pas. J’espère bien que j’achèverai de renaître au printemps. Quelle que soit la volonté de Dieu, il faut que je l’attende avec amour, puisqu’il mêle tant de joies aux amertumes de son calice. Ma belle-mère, ma femme, et ma petite fille, sont toujours pour moi comme les trois anges dans la maison d’Abraham, avec la différence qu’elles me servent, quand je voudrais les servir et vivre pour elles. Ma femme et ma mère craignent que ces anges ne vous fassent sourire. Mais je viens d’en voir tant et de si beaux de Guirlandaio et de Benozzo Gozzoli que je ne rêve plus autre chose. Mon Dieu quand donc aurons-nous fini d’admirer le Campo Santo ? Noé, le Triomphe de la Mort, les Pères du Désert, tout est jeune et nouveau comme au premier jour.

Ceux qui m’entourent me comblent de bontés, et les absents me touchent par la tendre fidélité de leurs affections, ce n’est pas assez vous voulez en multiplier le nombre et vous me promettez la connaissance de M. de Tocqueville. Dites-lui d’avance combien cet espoir me charme et m’honore.

Adieu, très-cher ami ; mais tout en restant le plus laborieux et le plus fêté des hommes, ne vous laissez pas abîmer par les veilles. Tous ceux qui vous aiment avec moi vous prient de vous conserver. Adieu encore : que je voudrais vous serrer la main !

                     ____________