Œuvres complètes de Frédéric Ozanam, 3e édition/Volume 11/097

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Lecoffre (Œuvres complètes volume 11, 1873p. 516-522).

XCVII
À M. AMPERE.
Pise, mardi de Pâques 1853.

Mon très-cher ami,


Que vous êtes bon de m’écrire et d’excuser votre retard, quand je songeais moi-même à me faire pardonner mon silence ! Vraiment c’était œuvre de Jeudi-Saint de visiter ainsi les exilés de Pise, de porter de bonnes paroles aux malades et aux affligés. Qu’il est aimable à vous, au milieu d’un monde qui vous adore, de vous rappeler la petite cellule de Sceaux et la table frugale de la rue de Fleurus ! Nous autres solitaires, nous avons tout le loisir de regretter ces beaux jours ; et quand je m’enfonce à votre suite dans les déserts de l’Ohio, ou au milieu du tourbillon vivant de New-York, je voudrais entendre encore le lecteur charmant qui nous conduisait avec tant d’émotion sur les bords de la Moselle, ou même dans les pêcheries enfumées de Drontheim. Si donc je suis resté trop longtemps sans répondre à vos dernières lettres, cher ami, ce n’est pas le bon vouloir qui a manqué j’évitais de vous affliger en vous donnant de fâcheuses nouvelles, j’en attendais de meilleures. Depuis deux mois vos amis d’Italie ont été bien éprouvés. On ne me laisse pas ignorer qu’il sagit d’une maladie longue et difficile à guérir ; mais comme je n’ai point de fièvre, comme je garde auprès de moi deux bons médecins, le sômmeil et l’appétit, on me donne bon espoir, et l’on me permet de songer à mon retour pour la fin d’avril, à mon cours pour le 15 mai. En attendant, nous avons eu des heures pénibles, peu de souffrances, mais beaucoup d’inquiétudes. On s’accordait à déclarer qu’il me fallait, un climat sec et chaud, et nous vivons depuis tantôt soixante jours dans une pluie éternelle, qui’me remet sans cesse sur les lèvres ces vers de Dante

Io sono al terzo cerchio detia piova
Eterna, maledetta, fredda e greve :
Regola e quatita mai non l’è nuova.

Sous ce voile de pluie on peut encore relire l’Enfer, mais on ne peut pas porter ses rêves au Campo Santo, ou ces tristes averses achèvent d’effacer le peu qui reste de l’histoire de Job. Il a fallu renoncer au pèlerinage de Rome, aux catacombes, au tombeau de saint Pierre, à cette messe de Pâques, pour moi la plus grande des choses visibles. On vit au logis ; au coin d’une cheminée prussienne mais les consolations ne manquent pourtant pas dans cet intérieur que l’épreuve a visité ; vous savez quel ange de bonté l’habite, et quel lutin l’égaye. Quelques nouveaux amis viennent quelquefois y porter la distraction mais aucun, n’y est plus fêté que le facteur de la poste, quand il arrive avec des lettres des vieux amis et qu’on reconnaît votre écriture. En vous lisant, je me rappelais cette année douloureuse que vous avez passée au retour d’Egypte, ces longues journées de lit et de solitude, et quels exemples vous me donniez de courage et de sérénité. Ce souvenir m’encourageait à être patient. Et Dieu enfin, le meilleur des amis, n’abandonne pas ceux qu’il afflige : en ce moment il m’accorde un calme d’imagination dont je n’avais pas l’habitude. Dans cette ville si paisible, dans cette vie si reposée, il me semble quelquefois que je goûte plus profondément mes affections de famille, que je caresse plus à mon aise mes souvenirs d’amitié j’ai le loisir de rentrer dans mon cœur, j’y trouve beaucoup à corriger ; mais enfin j’y crois trouver la foi et la paix, et c’est assez pour donner bien des moments de bonheur.

Avant ma rechute, j’avais eu le plaisir de faire une course à Florence, j’y revoyais mes parents, et quelques-unes de mes connaissances qui sont aussi des vôtres. Je ne pouvais manquer d’aller visiter M. Capponi. C’est vraiment un sage et un saint. Il porte son malheur avec une majesté et une douceur admirables. Il m’a parlé beaucoup de vous, beaucoup de votre illustre père. Affligé du présent, il ne désespère pas cependant de l’avenir de son pays mais ses pensées semblent tournées surtout vers une meilleure patrie. J’ai eu par Vieusseux des nouvelles de Tomaseo. On avait espéré l’attirer en Piémont, mais il reste sur les rochers de Corfou. Cependant il n’oublie point ses amis de Paris et il me charge de les saluer dans un billet qu’il répond à quelques lignes de moi. Je n’ai point vu M. Capei, mais j’ai su qu’il avait gardé ses honneurs. Le pauvre M. Niccolini n’a pas gardé sa santé, il est dans-un état fort pénible. Vraiment on ne se lasserait jamais de revoir Florence, surtout les Vies de Vasari à la main. Chaque fois j’y prends quelque nouvelle passion. Cette fois c’est pour Orsanmichele, cette halle transformée en sanctuaire d’art et de piété par les corporations d’ouvriers et de marchands florentins. Cette vieille basilique domine la Via Calziaoli, la nouvelle rue Vivienne de Florence, elle est là comme pour rappeler à notre siècle industriel, que d’autres siècles ont su élever et purifier l’industrie par le culte du saint et du beau. Je veux du bien aux orfèvres et forgerons italiens d’y avoir fait sculpter notre bon saint Éloi; le serviteur de Dieu est représenté s’escrimant à ferrer le diable en personne sous la figure d’un cheval rétif. Chaque fois aussi, je trouve quelque nouvelle merveille à visiter car si le temps fait des ravages, il fait aussi des réparations et si d’un côté la pluie efface bien des fresques, d’autres se découvrent sous le badigeon qui tombe. C’est ainsi qu’à Santa Croce on a trouvé dernièrement toute une chapelle de Giotto. J’ai pu m’introduire en fraude, grimper sur les échafauds, et m’assurer que le peintre restaurateur avait vraiment peu de choses faire pour rendre la vie à l’œuvre du vieux Maître. C’est une histoire de saint François en six tableaux, dont quatre ont déjà revu la lumière. Le plus beau peut être, le plus animé est celui où le Saint vient de se dépouiller de ses habits devant son père Pierre Bernardone. Le père irrité lève la main pour frapper, ses amis le retiennent : cependant le sublime mendiant s’est rejeté dans les bras de l’évêque d’Assise qui le couvre d’un pan de sa chape. On ne peut rien imaginer de plus pathétique et en même temps de plus calme que cette scène, ni mieux opposer aux cupidités triviales du monde la pauvreté évangélique dans toute sa puissance et sa grandeur. Je ne sais si je me trompe mais plus je vais en Italie, plus Giotto grandit pour moi : maintenant je le trouve de la taille de Dante ; cependant ne craignez pas que je pousse le fanatisme jusqu’à lui sacrifier Raphaël.

Je ne me sens point encore la force d’écrire la Vie de Savonarola, mais j’ai lu de ce fougueux adversaire de la renaissance des paroles que je voudrais recommander a plus d’un écrivain de nos jours : « E vorrebbe si che non si leggesse per le scuole poeti cattivi… Leggete san Geronimo, e san Agostino… ovvero Tullio e Virgilio. »

Pendant le peu de beaux jours que nous avons eus nous avons beaucoup visité les monuments de Pise et des environs. Que de belles choses détruites ou délaissées ! Les étrangers ne sortent guère de ta grande place, sauf pour s’arrêter un moment à la Spina. Mais outre ces incomparables édifices, la vieille ville de Pise avait d’autres merveilles ; il était impossible que le rayon descendu sur le Dôme et le Campo Santo n’illuminât pas les nombreux sanctuaires qui s’élevaient autour. Nous avons vu l’antique basilique de Saint-Pierre in Grade, où la tradition raconté que saint Pierre débarqua, et qui garde encore des fresques précieuses de Giunta de Pise, le précurseur de Cimabue.

Connaissez-vous l’église de Saint-François et dans le cloître de cette église la chapelle peinte par Niccolo di Pietro en 1391 ? Si vous ne l’avez pas vue, rendez-vous ou revenez à Pise tout exprès car cette chapelle, que l’humidité détruit chaque jour, pourrait encore rivaliser avec le Cappellone de Spagnuoli à Sainte-Marie-Nouvelle. On y voit un Christ ressuscitant, et mettant le pied sur le bord du tombeau, avec une majesté si divine, et des regards si impassibles, qu’on reconnaît bien le vainqueur de la mort. J’ai aussi une ancienne amitié pour Sainte-Catherine, l’église des dominicains, l’une des plus anciennes Écoles de cet ordre. Oh y conserve la chaire de saint Thomas d’Aquin, et les restes d’une curieuse bibliothèque. J’y ai trouvé dans un manuscrit du treizième siècle la traduction française des sermons de Maurice, évêque de Paris. J’en ai fait quelques extraits que je publierai peut-être dans le journal des Missions scientifiques, si Dieu me permet encore de publier. Vous voyez, cher ami, que je m’oublie à causer avec vous. Je m’y abandonne d’autant plus volontiers, que c’est vous prouver que je ne suis pas tout à fait mort, ni même désespéré. Vous m’aimez tant que vous avez besoin de cette assurance. Je ne saurais vous dire combien nous touchent les tendres expressions de votre lettre. Amélie en est aussi bien reconnaissante. Elle se joint à moi pour vous prier de nous rappeler comme vous savez le faire, de la manière la plus aimable, chez madame Lenormant, et chez madame de Salvo. A vous la plus vive et la plus fraternelle affection d’un homme qui vous doit tant et qui ne pourra jamais s’acquitter.

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