Œuvres complètes de La Fontaine (Marty-Laveaux)/Tome 5/Lettre à M. D. C. A. D. M.

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Œuvres complètes de La Fontaine (Marty-Laveaux)/Tome 5
Œuvres complètes, tome 5, Texte établi par Ch. Marty-LaveauxPaul Daffis (p. 3-6).

I.

LETTRE
À M. D. C. A. D. M.[1]

Tres-reverente Mere en Dieu,
Qui reverente n’estes guere,
Et qui moins encore estes mere,
On vous adore en certain lieu,

D’où l’on n’ose vous l’aller dire,
Si l’on n’a patente du Sire,
Qui fit attraper Girardin,
Lequel alloit voir son jardin,
Puis le mit à grosse finance :
Les Rocroix gens sans conscience
Me prendroient aussi bien que luy,
Vous allant conter mon ennuy.
J’aurois beau dire à voix soûmise :
Messieurs, cherchez meilleure prise ;
Phœbus n’a point de nourriçon
Qui soit homme à haute rançon ;
Je suis un homme de Champagne,
Qui n’en veux point au Roy d’Espagne ;
Cupidon seul me fait marcher.
Enfin, j’aurois beau les prêcher ;
Montal ne se souciroit guere
De Cupidon ny de sa mere
Pour cet homme en fer tout confit
Passe-port d’Amour ne suffit.
En attendant que Mars m’en donne un, et le sine ;
Mars ou Condé, car c’est tout un,
Comme tout un vous et Cyprine,
Je ne bouge, et j’ay bien la mine
De ne vous pas estre importun.
Vôtre séjour sent un peu trop la poudre ;
Non la poudre à testes friser,
Mais la poudre à testes briser ;
Ce que je crains comme la foudre ;

C’est à dire un peu moins que vous ;
Car tous vos coups
Ne sont pas doux
Comme ils le semblent ;
Le cœur dés l’abord ils nous emblent,
Puis le repos, puis le repas,
Puis ils font tant qu’ils causent le trépas.
 
Je vis pourtant, à ne vous point mentir ;
Que serviroit de déguiser les choses ?
Mais comment vis-je ! et qu’il nous faut pâtir
Dans vos prisons où l’on fait longues poses !
Noires ne sont, et pourtant sont mieux closes
Qu’aucun Châtel : Quand leans on se voit,
Pleurs, et soûpirs, ce sont boutons de roses,
On n’en sort pas ainsi que l’on voudroit.

Aussi quand on vous fit Abbesse,
Et qu’on renferma vos appas,
Qui fut camus ? c’est le trépas ;
Que les champs libres on leur laisse
Un peu,
Je gage,
Qu’on verra s’ils sortent de cage
Beau jeu :
Dessous la clef on les a mis,
Comme une chose, et rare et dangereuse ;
Et pour épargner ses amis,
Le Ciel vous fit jurer d’estre Religieuse.

Comme vos yeux alloient tout embraser,
Il fut conclu par vôtre parentage,
Qu’on vous feroit un Couvent épouser ;
Deux ans aprés se fit le mariage ;
De s’y trouver vôtre bonté fut sage ;
Sans point de faute Hymen en fit autant ;
Mot ne sonnoit, et quant à moy je gage
Que de l’affaire il n’estoit pas content.


Ce mesme jour pour le certain
Amour se fit Benedictin ;
Et sans trop faire la mutine
Venus se fit Benedictine ;
Les Ris ne bougeans d’avec vous
Benedictins se firent tous,
Et les Graces qui vous suivirent
Benedictines se rendirent :
Tous les Dieux qu’en Cypre on connoît,
Prirent l’habit de saint Benoît.

Vous vêtir d’or, ce seroit grand dommage ;
Puisqu’en habits sans coûts, et sans façon
De triompher vôtre beauté fait rage,
Si qu’à la Cour elle en feroit leçon :
Pardonnez-moy si j’ay quelque soupçon,
Que cet habit dont vous estes vêtuë,
En vous voilant soit receleur d’appas ;
N’en est-il point dont il puisse à ma veuë
Se confier ? je ne le dirois pas.

  1. Les pièces I-III ont paru pour la première fois dans les Fables nouvelles et autres poësies, 1671, pages 86-92. Voyez l’Avertissement et la Dédicace de ce recueil, tome III, pages 181 et 237 de la présente édition.

    Cette épître est intitulée dans les Œuvres diverses, 1729, tome I, page 41 : Lettre à Madame de C. Abbesse de M. M. Walckenaër explique ainsi ces initiales : « Madame de Coucy, abbesse de Mouzon. » Ses relations avec La Fontaine nous ont été racontées par Tallemant des Réaux dans une historiette que nous reproduisons parmi les documents biographiques relatifs à notre poète.

    Cette pièce a été écrite en 1657. La date en est déterminée par les événements dont il est question. Montal, qui commandait dans Rocroy pour l’Espagne, ne cessa de ravager la Champagne qu’après l’avantage que remporta le comte de Grandpré en août 1657. On ne sait pas au juste à quelle époque Girardin fut arrêté, en se rendant de Paris à Bagnolet, et transporté à Bruxelles ; mais Mathieu Marais nous apprend que Barbezière, auteur de cet enlèvement, fut décapité le 4 octobre 1657.