Œuvres complètes de Lamartine (1860)/Tome 2/Le dernier chant du Pèlerinage d’Harold

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Œuvres complètes de LamartineChez l’auteur (p. 87-150).
LE DERNIER CHANT

DU

PÈLERINAGE D’HAROLD




I


Muse des derniers temps, divinité sublime,
Qui des monts fabuleux n’habites plus la cime ;
Toi qui n’as pour séjour, pour temples, pour autels ;
Que le sein frémissant des généreux mortels ;
Toi dont la main se plaît à couronner ta lyre
Des lauriers du combat, des palmes du martyre,
Et qui fais retentir l’Hémus ressuscité
Des noms vengeurs du Christ et de la liberté ;
Sentiment plus qu’humain que l’homme déifie,
Viens seul : c’est à toi seul que mon cœur sacrifie !
Les siècles de l’erreur sont passés, l’homme est vieux :
Ce monde, en grandissant, a détrôné ses dieux,

Comme l’homme qui touche à son adolescence
Brise les vains hochets de sa crédule enfance.
L’Olympe n’entend plus, sur ses sommets sacrés,
Hennir du dieu du jour les coursiers altérés ;
Jupiter voit sa foudre, entre ses mains brisée,
Des fils grossiers d’Omar provoquer la risée ;
Le Nil souille au désert, de son impur limon,
Les débris mutilés de l’antique Memnon ;
Délos n’a plus d’autels, Delphes n’a plus d’oracles :
Le Temps a balayé le temple et les miracles.
Hors le culte éternel, vingt cultes différents,
Du stupide univers bienfaiteurs ou tyrans,
Ont passé : cherchez-les dans la cendre de Rome !…
Mais il reste à jamais au fond du cœur de l’homme
Deux sentiments divins, plus forts que le trépas :
L’amour, la liberté, dieux qui ne mourront pas !


II


L’amour ! je l’ai chanté, quand, plein de son délire,
Ce nom seul murmuré faisait vibrer ma lyre,
Et que mon cœur cédait au pouvoir d’un coup d’œil,
Comme la voile au vent qui la pousse à l’écueil.
J’aimai, je fus aimé ; c’est assez pour ma tombe ;
Qu’on y grave ces mots, et qu’une larme y tombe !
Remplis seule aujourd’hui ma pensée et mes vers,
Toi qui naquis le jour où naquit l’univers,
Liberté ! premier don qu’un Dieu fit à la terre,
Qui marquas l’homme enfant d’un divin caractère,
Et qui fis reculer, à son premier aspect,
Les animaux tremblant d’un sublime respect ;

Don plus doux que le jour, plus brillant que la flamme,
Air pur, air éternel qui fais respirer l’âme !
Trop souvent les mortels, du ciel même jaloux,
Se ravissent entre eux ce bien commun à tous :
Plus durs que le destin, dans d’indignes entraves,
De ce que Dieu fit libre ils ont fait des esclaves ;
Ils ont de ses saints droits dégradé la raison :
Qu’ai-je dit ? ils ont fait un crime de ton nom !
Mais, semblable à ce feu que le caillou recèle,
Dont l’acier fait jaillir la brûlante étincelle,
Dans les cœurs asservis tu dors ; tu ne meurs pas !
Et quand mille tyrans enchaîneraient tes bras,
Sous le choc de ces fers dont leurs mains t’ont chargée
Tu jaillis tout à coup, et la terre est vengée !


III


Ces temps sont arrivés ! Aux rivages d’Argos
N’entends-tu pas ce cri qui monte sur les flots ?
C’est ton nom ! Il franchit les écueils des Dactyles ;
Il éveille en sursaut l’écho des Thermopyles ;
Du Pinde et de l’Ithome il s’élance à la fois ;
La voix d’un peuple entier n’est qu’une seule voix :
Elle gronde, elle court, elle roule, elle tonne ;
Le sol sacré tressaille à ce bruit qui l’étonne,
Et, rouvrant ses tombeaux, enfante des soldats
Des os de Miltiade et de Léonidas !
N’entends-tu pas siffler sur les flots du Bosphore
Tous ces brûlots armés du feu qui les dévore ;
Qui, sillonnant la nuit l’archipel enflammé,
À travers les écueils dont Mégare est semé,

Comme un serpent de feu glissent dans les ténèbres,
Illuminent les mers de cent phares funèbres,
Surprennent sur les flots leurs tyrans endormis,
Se cramponnent aux flancs des vaisseaux ennemis.
Et, leur dardant un feu que la vengeance allume,
Bénissent leur trépas, pourvu qu’il les consume ?…

Ce sont là les flambeaux dignes de tes autels !
Viens donc, dernier vengeur du destin des mortels,
Toi que la tyrannie osait nommer un rêve !
La croix dans une main et dans l’autre le glaive,
Viens voir, à la clarté de ces bûchers errants,
Ressusciter un peuple et périr des tyrans !


IV


Mais où donc est Harold, ce pèlerin du monde,
Dont j’ai suivi longtemps la course vagabonde ?
A-t-il donc jeté l’ancre au midi de ses jours ?
Ou s’est-il endormi dans d’ignobles amours ?
Ai-je perdu ce fil de mes sombres pensées,
Qui, marquant de mes pas les traces effacées,
M’aidait à retrouver moi-même dans autrui ?
Mystérieux héros ! c’était moi, j’étais lui ;
Et, sans briser jamais le nom qui les rassemble,
Nos deux cœurs, nos deux voix sentaient, chantaient ensemble.
Mais depuis qu’en partant, la ville des Césars
Le vit se retourner vers ses sacrés remparts ;
Que Tibur, encor plein du chantre de Blanduse,
Tressaillit de plaisir sous les pas de sa muse ;

Et que de son sommet éclatant, d’où les yeux
Plongent sur une mer qui va s’unir aux cieux,
Albano l’entendit, en découvrant l’abîme,
Saluer l’Océan d’un adieu si sublime,
On n’a plus reconnu sa voix ; et l’univers,
Encor retentissant de ses derniers concerts,
Comme un temple muet, semble attendre en silence
Que l’hymne interrompu tout à coup recommence.
Que fait-il ? Sur quels bords ses astres inconstants
Ont-ils poussé ses mâts brisés avant le temps ?
Quels flots furent témoins de son dernier naufrage ?
Quel sol consolateur lui prêta son rivage ?
Ô muse qui donnais ta lyre à ses douleurs,
Viens donc ; suivons ses pas aux traces de ses pleurs !


V


Il est nuit, mais la nuit sous ce ciel n’a point d’ombre :
Son astre, suspendu dans un dôme moins sombre,
Blanchit de ses lueurs des bords silencieux,
Où la vague se teint du bleu pâle des cieux ;
Où la côte des mers, de cent golfes coupée,
Tantôt humble et rampante et tantôt escarpée,
Sur un sable argenté vient mourir mollement,
Ou gronde sous le choc de son flot écumant.
De leurs vastes remparts les Alpes l’environnent ;
Leurs sommets colorés que les neiges couronnent,
De colline en colline abaissés par degrés,
Montrent, près de l’hiver, des climats tempérés
Où l’aquilon, fuyant de son propre royaume,
De leurs tièdes parfums s’attiédit et s’embaume.

À travers des cyprès dont l’immobilité,
Symbole de tristesse et d’immortalité,
Projette sur les murs des ombres sépulcrales
Que les reflets du ciel percent par intervalles,
S’étend sur la colline un champêtre séjour :
Un long buisson de myrte en trace le contour ;
Sur des gazons naissants, de flexibles allées,
D’un rideau de verdure à peine encor voilées,
Égarant au hasard leur cours capricieux,
Conduisent, en tournant ou les pas ou les yeux,
Jusqu’au seuil où, formant de vertes colonnades,
La clématite en fleur se suspend aux arcades ;
Sur les toits aplatis, des jardins d’oranger
Ornent de leurs fruits d’or leur feuillage étranger ;
L’eau fuit dans les bassins, et, quand le jour expire,
Imite en murmurant les frissons du zéphire.
De là, l’œil enchanté voit, au pied des coteaux,
Gênes, fille des mers, sortir du sein des eaux ;
Les dômes élancés de ses saintes demeures,
D’où l’airain frémissant fait résonner les heures ;
Et les mâts des vaisseaux qui, dormant dans ses ports,
S’élèvent au niveau des palais de ses bords,
Et quand le flot captif les presse et les soulève,
D’un lourd gémissement font retentir la grève.
Quel silence !… Avançons… Tout dort-il en ces lieux ?
L’éclat d’aucun flambeau n’y vient frapper mes yeux ;
Nul pas n’y retentit, nulle voix n’y murmure :
Seulement, au détour de cette route obscure,
Un page et deux coursiers attendent ; et plus bas,
Dans cette anse où les flots expirent sans fracas,
Un brick aux flancs étroits, que l’on charge en silence,
Tend sa voile, et déjà sous son poids se balance.
Ces armes, ces coursiers, ce vaisseau loin du port,
Tout révèle un départ, et cependant tout dort !…


VI


Mais non, tout ne dort pas ! De fenêtre en fenêtre,
Voyez ce seul flambeau briller et disparaître :
Il avance, il recule, il revient tour à tour.
Éclaire-t-il les pas du crime ou de l’amour ?
Aux douteuses clartés qu’il jette sur le sable,
On croit le voir trembler dans une main coupable.
Il descend, il s’arrête à l’angle du palais ;
Et l’œil, à la faveur de ses brillants reflets,
S’insinue, et parcourt un réduit solitaire
Dont les rideaux légers trahissent le mystère.
Sur le pavé, couvert des plus riches tapis,
Du pied le plus léger les pas sont assoupis ;
Les murs en sont ornés d’opulentes tentures ;
Sous les lambris dorés, d’élégantes peintures,
De tout voile jaloux dépouillant la beauté,
Enchaînent le regard ivre de volupté ;
Et, sur trois pieds d’albâtre, une lampe nocturne
Y répand un jour doux, du sein voilé d’une urne.
Là, sous l’alcôve sombre où le pâle flambeau,
Semblable au feu mourant qui luit sur un tombeau,
Mêle d’ombre et de jour une teinte incertaine,
Une jeune beauté dort sur un lit d’ébène :
Son front est découvert ; le sommeil, en ses jeux,
Semble avoir dispersé l’or de ses blonds cheveux,
Qui, flottant sur son sein que leur voile caresse,
Jusqu’au pied de son lit roulent en longue tresse ;
Près d’elle on voit encor, confusément jetés,
Les ornements d’hier qu’à peine elle a quittés :

Ses anneaux, ses colliers, ses parures chéries,
Mêlés avec les fleurs que la veille a flétries,
Jonchent le seuil du lit d’ambre, de perle et d’or,
Qu’un de ses bras pendants semble y chercher encor.


VII


La porte s’ouvre ; un homme, à pas comptés, s’avance.
Une lampe à la main, il s’arrête en silence :
Est-ce Harold ?… C’est bien lui ! Que le temps l’a changé !
Que son front, jeune encor, de jours semble chargé !
L’éclat dont son génie éclairait son visage
Luit toujours, mais, hélas ! c’est l’éclair dans l’orage ;
Et, plus que ce flambeau qui tremble dans sa main,
On croit voir vaciller son âme dans son sein.
Dans l’amère douceur d’un sourire farouche,
L’amour et le mépris se mêlent sur sa bouche ;
L’œil n’y peut du remords discerner la douleur ;
Mais on dirait, à voir sa mortelle pâleur,
Qu’une apparition vengeresse, éternelle,
Le glace à chaque instant d’une terreur nouvelle.
Immobile, il contemple, au chevet de ce lit,
Cette femme qui dort, et qu’un songe embellit.
Encore dans la fleur de son adolescence,
Ses traits ont tout d’un ange… excepté l’innocence ;
Ses yeux sont ombragés du voile de ses cils ;
Mais un pli qui se cache entre ses deux sourcils,
Trace que le sommeil n’a pas même effacée,
Montre que sur ce front quelque peine est passée.
Sa lèvre, où le sourire erre encore au hasard,
Glace le sentiment en charmant le regard ;

Plus encor que l’amour, la volupté s’y joue ;
La peine en fait fléchir l’arc mobile, et sa joue
Ressemble au lis penché vers le midi du jour,
Qu’ont déjà respiré les zéphyrs ou l’amour.


VIII


« Dors, murmurait Harold d’une voix comprimée,
Toi que je vais quitter, toi que j’ai tant aimée ;
Toi qui m’aimas peut-être, ou dont l’art séducteur
Par l’ombre de l’amour trompa du moins mon cœur !
Qu’importe que le tien ne fût qu’un doux mensonge ?
Je fus heureux par toi ; tout bonheur est un songe !
Et je pars avant l’heure où le triste réveil
Eût dissipé pour nous cet enfant du sommeil.
Heureux qui, s’éloignant pendant que l’erreur dure,
Emporte dans son cœur une image encor pure ;
Qui peut, dans les horreurs de son triste avenir,
Nourrir, comme un flambeau, quelque cher souvenir,
Et ne voit pas du moins, en perdant ce qu’il aime,
Cette idole qui tombe, ou qu’il brisa lui-même,
D’un bonheur qui n’est plus étaler les débris
Où l’éternel remords rampe auprès du mépris !…
Gravez-vous dans mes yeux, voluptueuse image,
Front serein dont mon souffle écartait tout nuage ;
Beaux yeux dont le regard me cherchera demain ;
Lèvres dont les accents m’enivraient ; tendre main
Qui, s’ouvrant vainement pour s’unir à la mienne,
Ne rencontrera plus d’appui qui la soutienne ;
Bouche que le sommeil n’a pu même assoupir !
Je voudrais emporter… tout, jusqu’à ce soupir

Qui, soulevant ce sein plus mobile que l’onde,
Semble espérer en vain qu’un soupir lui réponde !

» Voilà donc ce qui fit mon bonheur un instant !
Mon bonheur !… Non, de toi je n’attendais pas tant :
Pourvu que le plaisir, les voluptés légères
Couronnassent de fleurs nos chaînes passagères ;
Que, dans ce doux climat par tes pas embelli,
Je pusse respirer les parfums… et l’oubli ;
Que le remords, fuyant aux accents de ta bouche,
Laissât le doux sommeil s’approcher de ma couche ;
Léna ! c’était assez pour un cœur profané !
C’était mon seul bonheur, et tu me l’as donné !
Mais, de quelque nectar qu’elle ait été remplie,
La coupe où nous buvons a toujours une lie :
N’épuisons donc jamais sa liqueur qu’à demi,
Et, consacrant le reste au destin ennemi,
Faisons-lui prudemment, quelque effort qu’il en coûte,
Une libation de la dernière goutte !
Je t’aime encor ; je pars. Adieu !… Trompeur sommeil,
Retarde un désespoir qui l’attend au réveil !


IX


Harold s’est élancé sur son léger navire ;
Dans les câbles tendus la nuit déjà soupire ;
La voile, qui s’entr’ouvre au vent qui l’arrondit,
Monte de vergue en vergue, et s’enfle, et s’agrandit ;
Et, couvrant ses flancs noirs de l’ombre de son aile,
Fait pencher sur les flots le vaisseau qui chancelle.

On lève l’ancre, il fuit ; le flot qu’il a fendu
Sur sa trace un moment demeure suspendu,
Et, retombant bientôt en vapeur qui surnage,
De blancs flocons d’écume inonde au loin la plage.
Voilà tout ce qu’Harold a laissé dans ces lieux !…
Et la vague a repris son bord silencieux.
Mais, sur le pont tremblant du vaisseau qui dérive,
Un bruit sourd et confus monte, et frappe la rive ;
La voix des vents s’y mêle aux cris des matelots ;
On y voit confondus, rouler au gré des flots,
Des faisceaux éclatants de harnais et d’armures,
Qui rendent en tombant de sinistres murmures ;
Des sabres, des mousquets brillants d’argent et d’or,
Que la poudre et le sang n’ont pas ternis encor ;
Des lances, des drapeaux où, parmi le tonnerre,
Brille un signe inconnu sur les champs de la guerre.
On voit, autour des mâts, des coursiers enchaînés,
Battre le pont tremblant sous leurs pieds étonnés
Et, secouant leurs crins qu’un flot d’écume inonde,
Hennir à chaque vent qui les berce sur l’onde.
Mais Harold, que fait-il ? Seul, au bout du vaisseau,
Enveloppé des plis de son large manteau,
Sombre comme la nuit dont son cœur est l’image,
D’un œil insouciant il voit fuir le rivage.


X


Où va-t-il ?… Il gouverne au berceau du soleil.
Mais pourquoi sur son bord ce terrible appareil ?
Va-t-il, le cœur brûlant d’une foi magnanime,
Conquérir une tombe au désert de Solyme ;

Ou, pèlerin armé, son bourdon à la main,
Laver ses pieds souillés dans les flots du Jourdain ?
Non : du sceptique Harold le doute est la doctrine ;
Le croissant ni la croix ne couvrent sa poitrine ;
Jupiter, Mahomet, héros, grands hommes, dieux,
(Ô Christ, pardonne-lui !) ne sont rien à ses yeux
Qu’un fantôme impuissant que l’erreur fait éclore,
Rêves plus ou moins purs qu’un vain délire adore,
Et dont par ses clartés la superbe raison,
Siècle après siècle, enfin délivre l’horizon.
Jamais, d’aucun autel ne baisant la poussière,
Sa bouche ne murmure une courte prière ;
Jamais, touchant du pied le parvis d’un saint lieu,
Sous aucun nom mortel il n’invoqua son dieu !
Le dieu qu’adore Harold est cet agent suprême,
Ce Pan mystérieux, insoluble problème,
Grand, borné, bon, mauvais, que ce vaste univers
Révèle à ses regards sous mille aspects divers ;
Être sans attributs, force sans providence,
Exerçant au hasard une aveugle puissance ;
Vrai Saturne, enfantant, dévorant tour à tour ;
Faisant le mal sans haine et le bien sans amour ;
N’ayant pour tout dessein qu’un éternel caprice ;
Ne commandant ni foi, ni loi, ni sacrifice ;
Livrant le faible au fort et le juste au trépas,
Et dont la raison dit : « Est-il ? ou n’est-il pas ? »


XI


Ses compagnons épars, groupés sur le navire,
Ne parlent point entre eux de foi ni de martyre,

Ni des prodiges saints par la croix opérés,
Ni des péchés remis dans les lieux consacrés.
D’un plus fier évangile apôtres plus farouches,
Des mots retentissants résonnent sur leurs bouches :
Gloire, honneur, liberté, grandeur, droit des humains,
Mort aux tyrans sacrés égorgés par leurs mains,
Mépris des préjugés sous qui rampe la terre,
Secours aux opprimés, vengeance, et surtout guerre !
Ils vont, suivant partout l’errante Liberté,
Répondre en Orient au cri qu’elle a jeté ;
Briser les fers usés que la Grèce assoupie
Agite, en s’éveillant, sur une race impie ;
Et voir dans ses sillons, inondés de leur sang,
Sortir d’un peuple mort un peuple renaissant.


XII


Déjà, dorant les mâts, le rayon de l’aurore
Se joue avec les flots que sa pourpre colore ;
La vague, qui s’éveille au souffle frais du jour,
En sillons écumeux se creuse tour à tour ;
Et le vaisseau, serrant la voile mieux remplie,
Vole, et rase de près la côte d’Italie.
Harold s’éveille ; il voit grandir dans le lointain
Les contours azurés de l’horizon romain ;
Il voit sortir grondant, du lit fangeux du Tibre,
Un flot qui semble enfin bouillonner d’être libre,
Et Soracte, dressant son sommet dans les airs,
Seul se montrer debout où tomba l’univers.
Plus loin, sur les confins de cette antique Europe,
Dans cet Éden du monde où languit Parthénope,

Comme un phare éternel sur les mers allumé,
Son regard voit fumer le Vésuve enflammé :
Semblable au feu lointain d’un mourant incendie,
Sa flamme, dans le jour un moment assoupie,
Lance, au retour des nuits, des gerbes de clartés ;
La mer rougit des feux dans son sein reflétés ;
Et les vents, agitant ce panache sublime
Comme un pilier en feu d’un temple qui s’abîme,
Font pencher sur Pæstum, jusqu’à l’aube des jours,
La colonne de feu, qui s’écroule toujours.
À la sombre lueur de cet immense phare,
Harold longe les bords où frémit le Ténare ;
Où l’Élysée antique, en un désert changé,
Étalant les débris de son sol ravagé,
Du céleste séjour dont il offrait l’image
Semble avoir conservé les astres sans nuage.
Là, près de cette tombe où le grand cygne dort,
Le vaisseau tout à coup tourne sa poupe au bord.
Fuyant de vague en vague, Harold, avec tristesse,
Voit sous les flots brillants la rive qui s’abaisse ;
Bientôt son œil confond l’océan et les cieux ;
Et ces bords immortels, disparus à ses yeux,
Semblent s’évanouir en de vagues nuages,
Comme un nom qui se perd dans le lointain des âges.


XIII


« Italie ! Italie ! adieu, bords que j’aimais !
Mes yeux désenchantés te perdent pour jamais !
Ô terre du passé, que faire en tes collines ?
Quand on a mesuré tes arcs et tes ruines,

Et fouillé quelques noms dans l’urne de la mort,
On se retourne en vain vers les vivants : tout dort,
Tout, jusqu’aux souvenirs de ton antique histoire,
Qui te feraient du moins rougir devant ta gloire !
Tout dort, et cependant l’univers est debout !
Par le siècle emporté tout marche, ailleurs, partout !
Le Scythe et le Breton, de leurs climats sauvages
Par le bruit de ton nom guidés vers tes rivages,
Jetant sur tes cités un regard de mépris,
Ne t’aperçoivent plus dans tes propres débris,
Et, mesurant de l’œil tes arches colossales,
Tes temples, tes palais, tes portes triomphales,
Avec un rire amer demandent vainement
Pour qui l’immensité d’un pareil monument ;
Si l’on attend qu’ici quelque autre César passe,
Ou si l’ombre d’un peuple occupe tant d’espace ?
Et tu souffres sans honte un affront si sanglant !
Que dis-je ? tu souris au barbare insolent ;
Tu lui vends les rayons de ton astre qu’il aime ;
Avec un lâche orgueil, tu lui montres toi-même
Ton sol partout empreint des pas de tes héros,
Ces vieux murs où leurs noms roulent en vains échos,
Ces marbres mutilés par le fer du barbare,
Ces bustes avec qui son orgueil te compare,
Et de ces champs féconds les trésors superflus,
Et ce ciel qui t’éclaire et ne te connaît plus !
Rougis !… Mais non : briguant une gloire frivole,
Triomphe ! On chante encore au pied du Capitole !
À la place du fer, ce sceptre des Romains,
La lyre et le pinceau chargent tes faibles mains ;
Tu sais assaisonner des voluptés perfides,
Donner des chants plus doux aux voix de tes Armides,
Animer les couleurs sous un pinceau vivant ;
Ou, sous l’adroit burin de ton ciseau savant,

Prêter avec mollesse, au marbre de Blanduse,
Les traits de ces héros dont l’image t’accuse.
Ta langue, modulant des sons mélodieux,
A perdu l’âpreté de tes rudes aïeux ;
Douce comme un flatteur, fausse comme un esclave,
Tes fers en ont usé l’accent nerveux et grave ;
Et, semblable au serpent, dont les nœuds assouplis
Du sol fangeux qu’il couvre imitent tous les plis,
Façonnée à ramper par un long esclavage,
Elle se prostitue au plus servile usage,
Et, s’exhalant sans force en stériles accents,
Ne fait qu’amollir l’âme et caresser les sens.

» Monument écroulé, que l’écho seul habite ;
Poussière du passé, qu’un vent stérile agite ;
Terre, où les fils n’ont plus le sang de leurs aïeux,
Où sur un sol vieilli les hommes naissent vieux,
Où le fer avili ne frappe que dans l’ombre,
Où sur les fronts voilés plane un nuage sombre,
Où l’amour n’est qu’un piége et la pudeur qu’un fard,
Où la ruse a faussé le rayon du regard,
Où les mots énervés ne sont qu’un bruit sonore,
Un nuage éclaté qui retentit encore :
Adieu ! Pleure ta chute en vantant tes héros !
Sur des bords où la gloire a ranimé leurs os,
Je vais chercher ailleurs (pardonne, ombre romaine !)
Des hommes, et non pas de la poussière humaine !…


XIV


» Mais, malgré tes malheurs, pays choisi des dieux,
Le ciel avec amour tourne sur toi les yeux ;
Quelque chose de saint sur tes tombeaux respire,
La Foi sur tes débris a fondé son empire !
La Nature, immuable en sa fécondité,
T’a laissé deux présents : ton soleil, ta beauté ;
Et, noble dans son deuil, sous tes pleurs rajeunie,
Comme un fruit du climat enfante le génie.
Ton nom résonne encore à l’homme qui l’entend,
Comme un glaive tombé des mains du combattant :
À ce bruit impuissant, la terre tremble encore,
Et tout cœur généreux te regrette et t’adore.

» Et toi qui m’as vu naître, Albion, cher pays
Qui ne recueilleras que les os de ton fils,
Adieu ! Tu m’as proscrit de ton libre rivage ;
Mais dans mon cœur brisé j’emporte ton image,
Et, fier du noble sang qui parle encore en moi,
De tes propres vertus t’honorant malgré toi,
Comme ce fils de Sparte allant à la victoire,
Je consacre à ton nom ou ma mort ou ma gloire.
Adieu donc ! Je t’oublie, et tu peux m’oublier :
Tu ne me reverras que sur mon bouclier.


XV


» Que ce vent dans ma voile avec grâce soupire !
On dirait que le flot reconnaît mon navire,
Comme le fier coursier, par son maître flatté,
Hennit en revoyant celui qu’il a porté.
Oui, vous m’avez déjà bercé sur vos rivages,
Ô vagues, de mon cœur orageuses images,
Plaintives, sans repos, terribles comme lui !
Vous savez qui j’étais ! mais qui suis-je aujourd’hui ?
Ce que j’étais alors : un mystère, un problème ;
Un orage éternel qui roule sur lui-même ;
Un rêve douloureux qui change sans finir ;
Un débris du passé qui souille l’avenir ;
Un flot, comme ces flots errant à l’aventure,
Portant de plage en plage une écume, un murmure,
Et qui, semblable en tout au mobile élément,
Sans avancer jamais, flotte éternellement.
Qu’ai-je fait de mes jours ? où sont-ils ? quel usage
Aux autres, à moi-même, atteste leur passage ?
Quelle borne éternelle a marqué mon chemin ?
Quel fruit ai-je cueilli qui n’ait trompé ma main ?
Tentant mille sentiers sans savoir lequel suivre,
Où n’ai-je pas erré ?… Mais errer, est-ce vivre ?…
N’est-il pas dans le ciel, en nous-même, ici-bas,
Quelque but éclatant pour diriger nos pas,
Et vers qui l’Espérance, en marchant, puisse dire :
« S’il m’échappe, du moins je sais à quoi j’aspire ? »


» L’hirondelle, en suivant les saisons dans les airs,
Voit, des bords qu’elle fuit, l’autre rive des mers ;
Le pilote, que l’ombre entoure de ses voiles,
Suit un phare immobile au milieu des étoiles ;
L’aigle vole au soleil, la colombe à son nid ;
Sur l’abîme orageux que sa proue aplanit,
Sous des cieux inconnus guidé par sa boussole,
À travers l’horizon le vaisseau voit le pôle :
L’homme seul ne voit rien, pour marquer son chemin,
Qu’hier et qu’aujourd’hui, semblables à demain ;
Et, changeant à toute heure et de but et de route,
Marche, recule, avance, et se perd dans son doute !


XVI


» Mon but ! trop près de moi mes mains l’avaient placé.
J’ai fait deux pas à peine, et je l’ai dépassé !
J’ai chanté : l’univers, charmé de mon délire,
D’une gloire précoce a couronné ma lyre,
C’est assez ; je suis las de ce stérile bruit,
Par l’écho monotone en tout lieu reproduit.
Un nom ! toujours un nom ! Qu’est-ce qu’un nom m’importe,
Hélas ! et qu’apprend-il à celui qui le porte ?
Que dans l’urne sans fond un mot de plus jeté
Tombe en retentissant dans la postérité.
Qu’est-ce que cette gloire incertaine, éphémère,
Qui s’écrit sur la feuille en léger caractère,
Dont, par l’aile du Temps, un seul mot effacé
Emporte pour jamais le souvenir glacé ?
Simulacre de gloire, ombre de renommée,
Qui s’engloutit dans l’ombre, ou se perd en fumée ;

Fantôme dont mon cœur fut un jour ébloui,
Et que j’ai méprisé dès que j’en ai joui !

» Il me faut cette gloire impérissable, immense,
Qui, payant d’autres cœurs d’une autre récompense,
Aux derniers coups du bronze encor retentissant,
Sur la terre ou les flots s’écrit avec du sang,
Et, couvrant d’un trophée un champ de funérailles,
Grave à jamais nos noms sur l’airain des batailles,
Ou sur les fondements du temple ensanglanté
Que la Victoire enfin fonde à la Liberté.


XVII


» Souvent, le bras posé sur l’urne d’un grand homme,
Soit aux bords dépeuplés des longs chemins de Rome,
Soit sous la voûte auguste où, de ses noirs arceaux,
L’ombre de Westminster consacre ses tombeaux,
En contemplant ces arcs, ces bronzes, ces statues,
Du long respect des temps par l’âge revêtues,
En voyant l’étranger, d’un pied silencieux,
Ne toucher qu’en tremblant le pavé de ces lieux,
Et des inscriptions sur la poudre tracées
Chercher pieusement les lettres effacées,
J’ai senti qu’à l’abri d’un pareil monument
Leur grande ombre devait dormir plus mollement ;
Que le bruit de ces pas, ce culte, ces images,
Ces regrets renaissants, et ces larmes des âges,
Flattaient sans doute encore, au fond de leur cercueil,
De ces morts immortels l’impérissable orgueil ;

Qu’un cercueil, dernier terme où tend la gloire humaine,
De tant de vanités est encor la moins vaine ;
Et que pour un mortel peut-être il était beau
De conquérir du moins, ici-bas, un tombeau !…
Je l’aurai !… Cependant mon cœur souhaite encore
Quelque chose de plus ; mais quoi donc ? il l’ignore.
Quelque chose au delà du tombeau ! Que veux-tu ?
Et que te reste-t-il à tenter ?… La vertu !
Eh bien ! pressons ce mot jusqu’à ce qu’il se brise !
S’immoler sans espoir pour l’homme qu’on méprise ;
Sacrifier son or, ses voluptés, ses jours,
À ce rêve trompeur… mais qui trompe toujours ;
À cette liberté que l’homme qui l’adore
Ne rachète un moment que pour la vendre encore ;
Venger le nom chrétien du long oubli des rois ;
Mourir en combattant pour l’ombre d’une croix,
Et n’attendre pour prix, pour couronne et pour gloire,
Qu’un regard de ce Juge en qui l’on voudrait croire…
Est-ce assez de vertu pour mériter ce nom ?
Eh bien ! sachons enfin si c’est un rêve, ou non ! »


XVIII


Silence !… Est-ce un nuage ou l’ombre d’une voile,
Qui du soir tout à coup vient dérober l’étoile,
L’ombre approche, s’étend. « Aux armes ! Un vaisseau ! »
Comme un noir ouragan son poids fait plier l’eau ;
Ses trois ponts élevés d’étages en étages,
Ses antennes, ses mâts, ses voiles, ses cordages,
Cachant l’azur du ciel aux yeux des matelots,
D’une nuit menaçante obscurcissent les flots.

Tel un vautour des mers, fondant sur l’hirondelle,
Couvre déjà l’oiseau de l’ombre de son aile.
Quel est le pavillon ? c’est l’odieux croissant.
Qu’entend-on sur son bord ? un soupir gémissant,
Les sanglots des enfants et des vierges plaintives
Qui pleurent de Chio les paternelles rives,
Et qu’un vainqueur cruel traîne en captivité,
Pour présenter leur tête ou vendre leur beauté.
« Délivrons, dit Harold, ou vengeons ces victimes !
Que l’amour ne soit pas le prix sanglant des crimes !
Feu !… » L’éclair est moins prompt : le tonnerre ennemi
Éveille tout à coup l’Ottoman endormi ;
Chaque boulet, fidèle au regard qui le guide,
Semble emprunter de l’homme un instinct homicide,
Trace un sillon sanglant dans les rangs qu’il abat,
Fait écrouler le pont sous les débris du mât,
Ou brise le timon dans les mains du pilote.
Déjà, comme un corps mort, la masse immense flotte ;
En vain, pour éloigner le plomb qui fond sur eux,
Ses trois ponts à la fois vomissent tous leurs feux :
Comme un adroit lutteur, le brick léger s’efface ;
Les coups mal dirigés se perdent dans l’espace ;
Cent boulets sur les flots vont jaillir en sifflant ;
Puis, d’un coup de timon rapporté sur son flanc,
Dans ses agrès brisés son mât penché s’engage.
Harold, le sabre en main, s’élance à l’abordage,
Et, faisant tournoyer son glaive autour de lui,
Trace un cercle sanglant : tout tombe, ou tout a fui.
C’en est fait ! ses guerriers, élancés sur sa trace,
Du pont jonché de morts ont balayé l’espace.


XIX


« Rendez-vous ! » Mais quel cri de surprise et d’horreur
Dans son sanglant triomphe arrête le vainqueur ?
L’Ottoman veut-il donc périr avec sa proie ?
Voyez, déjà la flamme en torrents se déploie ;
Du pied fumant des mâts monte un long cri de mort.
Harold épouvanté s’élance sur son bord,
Et, du navire en feu détachant son navire,
Hors du vent enflammé lentement se retire.
Pleurant sur son triomphe, il contemple de loin
Ce funèbre bûcher, dont l’abîme est témoin.
Excité par les vents, le rapide incendie,
De sabords en sabords, court, monte, se replie,
Remonte, redescend, rase les flots fumants,
Entoure le vaisseau de ses feux écumants,
Et, sous les coups du vent éparpillant ses flammes,
Revient, et l’engloutit sous ses brûlantes lames ;
Lançant ses dards de feu, glissant comme un serpent,
Le long des mâts noircis il s’élève en rampant ;
La vergue tombe en feu sur le pont qu’elle écrase ;
La voile en frémissant se déroule et s’embrase ;
Emportés dans les airs, ses lambeaux enflammés
Vont tomber sur les flots à demi consumés,
Et la mer, les portant sur ses vagues profondes,
Semble rouler au loin des flammes au lieu d’ondes.
Mais le salpêtre en feu lance un dernier éclair ;
L’air frémit, le coup part, le vaisseau vole en l’air :
Ses éclats, retombant de distance en distance,
Sèment d’un son lugubre un lugubre silence ;

L’onde éteint les débris, l’air emporte le bruit,
Et l’Océan n’est plus que silence et que nuit.


XX


Mais sur les flots obscurs quel son renaît, expire,
Et comme un cri plaintif roule autour du navire ?
Serait-ce… ? Harold, rebelle aux cris des matelots,
Reconnaît une voix,… s’élance au sein des flots,
Nage au bruit, voit flotter sur la nuit de l’abîme
Un débris qu’embrassait une jeune victime,
L’arrache aux flots jaloux, l’emporte triomphant,
Et revient sur le pont déposer… une enfant.
Essuyant ses beaux yeux du flot qui les inonde,
De ses cheveux trempés il fait ruisseler l’onde,
La réchauffe aux rayons d’un foyer rallumé,
Et, sous son vêtement à demi consumé,
Aux anneaux d’un collier qui pend sur sa poitrine,
Il découvre un portrait !… Il le prend, il s’incline ;
Aux lueurs de la flamme il contemple… Grands dieux !
Ces traits !… sont ceux d’Harold !!! Il n’en croit pas ses yeux.
« Quel est ton nom ? — Adda. — Ton pays ? — Épidaure.
— Ta mère ? — Éloydné. — Ton père ? — Je l’ignore :
Ma mère, en expirant sous le glaive assassin,
Cacha, sans le nommer, son image en mon sein.
On dit qu’un étranger… Mais qui sait ce mystère ?
— C’est assez, dit Harold ; va, je serai ton père ! »
Et, pressant sur son cœur l’enfant abandonné,
Il murmurait tout bas le nom d’Éloydné,
Soit qu’il sût le secret de sa triste naissance,
Soit qu’il fût attendri des grâces de l’enfance,

Et voulût opposer à son cœur attristé
Cette image du ciel : innocence et beauté !


XXI


Mais déjà le navire, aux lueurs de l’aurore,
Du sein brillant des mers voit une terre éclore ;
Terre dont l’Océan, avec un triste orgueil,
Semble encor murmurer le nom sur chaque écueil,
Et dont le souvenir, planant sur ses rivages,
Se répand sur les flots comme un parfum des âges.
C’est la Grèce ! À ce nom, à cet auguste aspect,
L’esprit anéanti de pitié, de respect,
Contemplant du destin le déclin et la cime,
De la gloire au néant a mesuré l’abîme.
Par les pas des tyrans ses bords sont profanés,
Ses temples sont détruits, ses peuples enchaînés,
Et sur l’autel du Christ, brisé par la conquête,
L’Ottoman fait baiser le turban du prophète :
Mais, à travers ce deuil, le regard enchanté
Reconnaît en pleurant son antique beauté,
Et la nature au moins, par le temps rajeunie,
Y triomphe de l’homme et de la tyrannie.
C’est toujours le pays du soleil et des dieux ;
Ses monts dressent encor leurs sommets dans les cieux,
Et, noyant les contours de leur cime azurée,
Semblent encor nager dans une onde éthérée.
Ses coteaux, abaissant leurs cintres inclinés,
Par l’arbre de Minerve à demi couronnés,
Expirent par degrés sur la plage sonore
Où Syrinx sur les flots semble gémir encore ;

Et, présentant aux yeux leurs penchants escarpés,
Du soleil tour à tour selon l’heure frappés,
Au mouvement du jour qui chasse l’ombre obscure,
Paraissent ondoyer en vagues de verdure.
Là, l’histoire et la fable ont semé leurs grands noms
Sur des débris sacrés, sur les mers, sur les monts.
Ce sommet, c’est le Pinde ; et ce fleuve est Alphée !
Chaque pierre a son nom, chaque écueil son trophée ;
Chaque flot a sa voix, chaque site a son dieu ;
Une ombre du passé plane sur chaque lieu.
Ces marais sont le Styx, ce gouffre est la Chimère ;
Et, touchés par les pieds de la muse d’Homère,
Ces bords où sont écrits vingt siècles éclatants,
Retentissant encor des pas lointains du temps,
D’un poëme scellé par la gloire et les âges
Semblent, à chaque pas, dérouler d’autres pages.
Le regard, que l’esprit ne peut plus rappeler,
Avec ses souvenirs cherche à les repeupler ;
Et, frappé tour à tour de son deuil, de ses charmes,
Brille de leur éclat ou pleure de leurs larmes.
Tel, si, pendant le cours d’un songe dont l’erreur
Lui rappelle des traits consacrés dans son cœur,
Un fils, le sein gonflé d’une tendresse amère,
Dans un brillant lointain voit l’ombre de sa mère ;
Dévorant du regard ce fantôme chéri,
Il contemple, en pleurant, ce sein qui l’a nourri,
Ces bras qui l’ont porté, ces yeux dont la lumière
Fut le premier flambeau qui guida sa paupière ;
Ces lèvres dont l’accent, si doux à répéter,
Dicta les premiers sons qu’il tenta d’imiter ;
Ce front qu’à ses baisers dérobe un voile sombre :
Et, lui tendant les bras, il n’embrasse qu’une ombre.


XXII


Homère ! À ce grand nom, du Pinde à l’Hellespont,
Les airs, les cieux, les flots, la terre, tout répond.
Monument d’un autre âge et d’une autre nature,
Homme, l’homme n’a plus le mot qui te mesure !
Son incrédule orgueil s’est lassé d’admirer,
Et, dans son impuissance à te rien comparer,
Il te confond de loin avec ces fables même,
Nuages du passé qui couvrent ton poëme.
Cependant tu fus homme, on le sent à tes pleurs !
Un dieu n’eût pas si bien fait gémir nos douleurs !
Il faut que l’immortel qui touche ainsi notre âme
Ait sucé la pitié dans le lait d’une femme.
Mais dans ces premiers jours, où d’un limon moins vieux
La nature enfantait des monstres ou des dieux,
Le ciel t’avait créé, dans sa magnificence,
Comme un autre Océan, profond, sans rive, immense ;
Sympathique miroir qui, dans son sein flottant,
Sans altérer l’azur de son flot inconstant,
Réfléchit tour à tour les grâces de ses rives,
Les bergers poursuivant les nymphes fugitives,
L’astre qui dort au ciel, le mât brisé qui fuit,
Le vol de la tempête aux ailes de la nuit,
Ou les traits serpentant de la foudre qui gronde,
Rasant sa verte écume et s’éteignant dans l’onde !

Cependant l’univers, de tes traces rempli,
T’accueillit, comme un dieu…, par l’insulte et l’oubli !

On dit que, sur ces bords où règne ta mémoire,
Une lyre à la main, tu mendiais ta gloire !…
Ta gloire ! Ah ! qu’ai-je dit ? Ce céleste flambeau
Ne fut aussi pour toi que l’astre du tombeau !
Tes rivaux, triomphant des malheurs de ta vie,
Plaçant entre elle et toi les ombres de l’envie,
Disputèrent encore à ton dernier regard
L’éclat de ce soleil qui se lève si tard.
La pierre du cercueil ne sut pas t’en défendre ;
Et, de ces vils serpents qui rongèrent ta cendre,
Sont nés, pour dévorer les restes d’un grand nom,
Pour souiller la vertu d’un éternel poison,
Ces insectes impurs, ces ténébreux reptiles,
Héritiers de la honte et du nom des Zoïles,
Qui, pareils à ces vers par la tombe nourris,
S’acharnent sur la gloire et vivent de mépris !
C’est la loi du destin, c’est le sort de tout âge :
Tant qu’il brille ici-bas, tout astre a son nuage.
Le bruit d’un nom fameux, de trop près entendu,
Ressemble aux sons heurtés de l’airain suspendu,
Qui, répandant sa voix dans les airs qu’il éveille,
Ébranle tout le temple et tourmente l’oreille ;
Mais qui, vibrant de loin, et d’échos en échos
Roulant ses sons éteints dans les bois, sur les flots,
Comme un céleste accent, dans la vague soupire,
Dans l’oreille attentive avec mollesse expire,
Attendrit la pensée, élève l’âme aux cieux,
De ses accords sacrés charme l’homme pieux,
Et, tandis que le son lentement s’évapore,
Au bruit qu’il n’entend plus le fait rêver encore.


XXIII


Mais quel est ce rocher qui, creusé par les mers,
Résonne nuit et jour du choc des flots amers,
Incline sur les eaux son sommet chauve et sombre,
Et couvre de si loin l’Océan de son ombre ?
Attestant sur ces bords les âges révolus,
Noble et dernier débris d’un temple qui n’est plus,
Une seule colonne y brave la tempête,
Et, du sein des écueils dressant encor sa tête,
Semble rester debout sur ces bords éclatants,
Comme entre un siècle et l’autre une borne des temps.
Des injures du ciel le pêcheur la préserve ;
Et ce dernier soutien du temple de Minerve
Sert à guider de loin les yeux des matelots,
Ou l’esquif du pêcheur égaré sur les flots.
Elle a donné son nom au cap qu’elle couronne.
Harold, qui voit blanchir l’éternelle colonne,
Reconnaît Sunium… Sunium ! À ce nom,
Il croit revoir flotter la robe de Platon,
Quand ce sage, fuyant une foule insensée,
Venait dans le désert consulter… sa pensée ;
Et qu’assis en silence au bord des flots amers,
Son œil divin plongé dans le ciel ou les mers,
Écoutant en soi-même un vague et doux murmure,
Il croyait distinguer la voix de la nature,
Ou des sphères du ciel le bruit harmonieux,
Ou ces songes divins qui lui parlaient des dieux.
Voix céleste, qui parle au bord des mers profondes,
Dans les soupirs des bois, dans les accords des ondes,

Partout où l’homme enfin n’a point gravé ses pas,
Harold aussi t’entend…, mais ne te comprend pas !


XXIV


Son vaisseau lentement flotte en longeant la plage.
Mais quel chant solennel s’élève du rivage ?
Quel immense cortége, en blancs habits de deuil,
De colline en colline et d’écueil en écueil,
Comme un troupeau lointain que le berger ramène,
Par ses prêtres conduit, serpente dans la plaine !
Quel deuil semble peser sur leurs fronts affligés ?
De quels pieux fardeaux leurs bras sont-ils chargés ?
Avec quel saint respect sur l’herbe ils les déposent,
Et, fléchissant leurs fronts, de larmes les arrosent !
Approchons… De plus près le vent, soufflant du bord,
Aux oreilles d’Harold porte un hymne de mort.
Il frémit, mais son cœur dédaigne un vain présage,
Et bientôt son esquif l’a jeté sur la plage :
À la foule attentive il se mêle au hasard.
Quel spectacle, grands dieux ! vient frapper son regard !

Auprès d’un simple autel, formé d’un cippe antique
Qui du temple écroulé jonchait le vieux portique,
Trois fois douze cercueils, avec ordre rangés,
De palmes, de cyprès, de narcisse ombragés,
Formaient autour du prêtre une funèbre enceinte,
Où les diacres chantaient et répandaient l’eau sainte.
Harold, en contemplant ces pompes du trépas,
Croit compter des guerriers tombés dans les combats,

Et, promenant sur eux ses yeux voilés de larmes,
Cherche autour des tombeaux ces fiers coursiers, ces armes,
Ces bronzes, ces tambours, qui, pleurant les héros,
D’un dernier bruit de gloire accompagnent leurs os.
Il ne voit que des fleurs et des voiles pudiques,
Des emblèmes touchants des vertus domestiques,
Des couronnes d’hymen, l’aiguille, les fuseaux,
Que les femmes d’Hellé portaient jusqu’aux tombeaux ;
Des vierges qui, vidant des corbeilles d’acanthe,
Effeuillaient sous leurs doigts les lis de l’Érymanthe ;
Des enfants éplorés, en habits d’orphelin,
Tenant les coins flottants de longs linceuls de lin ;
Et plus loin, des guerriers qui, la tête inclinée,
Plaignant avant le temps la beauté moissonnée,
Pressaient en frémissant leur glaive dans leur main,
Et, poussant des sanglots qu’ils retiennent en vain,
À l’horreur de ce deuil semblaient livrer leurs âmes,
Et pleuraient sans rougir… comme on pleure des femmes.
À cet étrange aspect, saisi d’étonnement,
Harold n’ose troubler leur saint recueillement :
Mais, au moment fatal du divin sacrifice,
Quand le prêtre, en ses mains élevant le calice,
Boit le sang adoré du Martyr immortel,
Une vierge s’élance aux marches de l’autel,
Et, victime échappée au sort qu’elle raconte,
Le front ceint de lauriers, mais rougissant de honte,
Ses longs cheveux épars, emblème de son deuil,
Chante l’hymne de mort à ses sœurs du cercueil.


XXV


Sur les sommets glacés du sauvage Érymanthe,
Des bords délicieux où le Lâos serpente,
Fuyant les fers sanglants d’un vainqueur inhumain,
De rochers en rochers nous gravissions en vain ;
Le féroce Delhys, que son vizir excite,
Nous suivant jusqu’aux lieux que le tonnerre habite,
Comme un troupeau de daims forcé par les chasseurs,
Fait tomber sous ses coups nos derniers défenseurs.
Déjà, du haut des monts sur nos camps descendue,
Notre dernière nuit nous dérobe à sa vue :
Nuit courte, nuit suprême, hélas ! dont le matin
Doit éclairer l’horreur de notre affreux destin !
Le sommeil ne vint pas effleurer nos paupières :
Les prêtres, vers le ciel élevant nos prières,
En mots mystérieux que nous n’entendions pas
Bénissaient sous nos pieds la terre du trépas ;
Sur le granit tranchant des roches escarpées,
Les guerriers aiguisaient le fil de leurs épées,
Et, les voyant briller, les pressaient sur leur cœur,
Comme un frère mourant embrasse son vengeur.
Assises à leurs pieds, les mères, les épouses,
De ces heures de mort, hélas ! encor jalouses,
D’une invincible étreinte enlaçaient leurs époux ;
Ou, posant tristement leurs fils sur leurs genoux,
Dans un amer baiser qu’interrompaient leurs larmes,
Pour la dernière fois s’enivraient de leurs charmes,
Et leur faisaient couler, avant que de périr,
Les gouttes de ce lait que la mort va tarir !…

» Mais à peine, dorant les sommets du Ménale,
L’aurore suit au ciel l’étoile matinale,
La terre retentit du cri d’Allah ! Des pas
Dans l’ombre des vallons roulent avec fracas ;
De menaçantes voix s’appellent, se répondent ;
Sur nos fronts, sous nos pieds le fer luit, les feux grondent,
Et du rapide obus les livides clartés
Nous montrent nos bourreaux fondant de tous côtés.
Déjà, sous le tranchant du sanglant cimeterre,
Nos premiers rangs atteints roulent, jonchent la terre ;
Par un étroit sentier de noirs rochers couvert,
Un seul passage encore à la fuite est ouvert :
Les vierges, les vieillards, à la hâte s’y glissent ;
Leurs enfants dans les bras, les mères y gravissent ;
Et tandis que nos fils, nos frères, nos époux,
En disputent l’entrée en périssant pour nous,
D’un sommet escarpé qui pend sur un abîme,
Pour attendre la mort, nous atteignons la cime.


XXVI


» C’était un tertre vert sur un pic suspendu :
L’Érymanthe à nos pieds, par un torrent fendu,
Découvrait tout à coup un gouffre vaste et sombre,
Dont l’œil épouvanté n’osait mesurer l’ombre ;
Des rochers s’y dressaient, sur leur base tremblants ;
Des troncs déracinés en hérissaient les flancs ;
Des vautours tournoyants, plongeant dans les ténèbres,
En frappaient les parois de leurs ailes funèbres ;
Et, dans le fond voilé du gouffre sans repos,
On entendait, sans voir, mugir, hurler des flots,

Dont les vents engouffrés, dans l’abîme qui fume,
Sur ses bords déchirés roulaient, brisaient l’écume,
Et, du noir précipice épaississant la nuit,
D’une foudre éternelle y redoublaient le bruit.
De ce sublime écueil environné d’orage,
Nos yeux plongeaient aussi sur le lieu du carnage.
Ils voyaient, sous le fer des cruels musulmans,
Tomber l’un après l’autre amis, frères, amants,
Et par leur nombre, hélas ! que le glaive dévore,
Nous comptions les instants qui nous restaient encore.
Déjà, sur les débris d’un peuple tout entier,
Le féroce Ottoman s’ouvre un sanglant sentier.
Une femme, une mère, ô désespoir sublime !
« Il ne nous reste plus qu’un vengeur… c’est l’abîme ! »
Dit-elle ; et, vers le bord précipitant ses pas,
Elle montre l’enfant qui sourit dans ses bras,
De sa bouche entr’ouverte arrache la mamelle,
L’élève dans ses mains, tremble, hésite, chancelle,
Et, s’animant aux cris d’un vainqueur furieux,
Le lance dans l’abîme en détournant les yeux !…
Le gouffre retentit en dévorant sa proie.
Elle sourit au bruit que l’écho lui renvoie,
Et se tournant vers nous : « Vous frémissez ? pourquoi ?
» Il est libre, dit-elle. Et vous, imitez-moi,
» Mères, qui, nourrissant vos fils du lait des braves,
» N’avez pas, dans vos flancs, porté de vils esclaves ! »
Chaque mère, à ces mots, dans l’abîme sans fond
Jette un poids à son tour, et l’abîme répond ;
Puis, formant tout à coup une funèbre danse,
Entrelaçant nos mains et tournant en cadence,
Aux accents de ce chœur qu’aux rives de l’Ysmen
Les Vierges vont chanter aux fêtes de l’hymen,
Notre foule en s’ouvrant forme une ronde immense ;
Et, chaque fois que l’air finit et recommence,

Celle que son destin ramène sur le bord,
Comme un anneau brisé d’une chaîne de mort,
S’en détache, et d’un saut s’élance dans l’abîme
Le bruit sourd de son corps roulant de cime en cime,
Du gouffre insatiable ébranlant les échos,
Accompagnait le chœur qui chantait en ces mots :
Contraste déchirant, air gracieux et tendre
Qu’en des jours plus heureux nos voix faisaient entendre,
Et dont le doux refrain et l’amoureux accord
Doublaient en cet instant les horreurs de la mort !


XXVII


Semez, semez de narcisse et de rose,
Semez la couche où la beauté repose !

Pourquoi pleurer ? C’est ton jour le plus beau !
Vierge aux yeux noirs, pourquoi pencher ta tête
Comme un beau lis courbé par la tempête,
Que son doux poids fait incliner sur l’eau ?

Semez, semez de narcisse et de rose,
Semez la couche où la beauté repose !

C’est ton amant ! Il vient ; j’entends ses pas.
Que cet anneau soit le sceau de sa flamme !
Si ton amour est entré dans son âme,
Sans la briser il n’en sortira pas.

Semez, semez de narcisse et de rose,
Semez la couche où la beauté repose !

Entre tes mains prends ce sacré flambeau ;
Vois comme il jette une flamme embaumée !

Que d’un feu pur votre âme consumée
Parfume ainsi la route du tombeau !

Semez, semez de narcisse et de rose,
Semez la couche où la beauté repose !

Vois-tu jouer ces chevreaux couronnés,
Que sur ton seuil ont laissés tes compagnes ?
Ainsi bientôt l’émail de nos campagnes
Verra bondir tes heureux nouveau-nés.

Semez, semez de narcisse et de rose,
Semez la couche où la beauté repose !

Vole au vallon, courbe un myrte en cerceau,
Pour ombrager ton enfant qui sommeille.
Le moissonneur prépare sa corbeille,
La jeune mère arrondit son berceau !

Semez, semez de narcisse et de rose,
Semez la couche où la beauté repose !

Sais-tu les airs qu’il faut pour assoupir
Le jeune enfant qui pend à la mamelle ?
Entends, entends gémir la tourterelle ;
D’une eau qui coule imite le soupir !

Semez, semez de narcisse et de rose,
Semez la couche où la beauté repose !


XXVIII


» Ainsi, guidant nos pas aux accents du plaisir,
Ces chants faits pour l’amour nous servaient à mourir !

Telle aux champs des combats la musique guerrière,
Ouvrant aux combattants la sanglante carrière,
Jusqu’aux bouches du bronze accompagne leurs pas,
Et mêle un air de fête aux horreurs du trépas,
Mais d’instants en instants, hélas ! tournant plus vite,
Le chœur se rétrécit, le chant se précipite,
Et le bruit de nos voix, que retranche le sort,
Décroît avec le nombre et meurt avec la mort !…
À coups plus répétés déjà l’abîme gronde,
Le cœur bat, le sol fuit, nos pas pressent la ronde ;
Chaque tour emportait une femme, une voix…
Et le cercle fatal tourna soixante fois !
Moi-même… Mais sans doute, en cet instant terrible,
Un ange me soutint sur son aile invisible,
Pour raconter au monde un sublime trépas
Qu’a vu ce siècle impie… et qu’il ne croira pas ! »


XXIX


Elle ne parle plus, la foule écoute encore.
Un nuage d’encens s’enflamme et s’évapore,
Et sur chaque cercueil, qu’il transforme en autels,
Fume comme le sang des martyrs immortels ;
Le bronze des combats retentit sur leur cendre.
Mais déjà l’étranger est trop loin pour l’entendre :
Évoquant de ces lieux le génie exilé,
Il s’élance, il franchit les hauteurs de Phylé.
Phylé, champs immortels où le vengeur d’Athène,
Brisant les trente anneaux d’une sanglante chaîne,
Sur l’autel de Minerve, à côté de Solon,
De sa fumante épée osa graver un nom,

Harold s’est arrêté sur ton roc, qui domine
Les remparts de Cécrops, les flots de Salamine,
Et d’où le ciel sans borne ouvre de tout côté
L’horizon de la gloire et de la liberté !


XXX


Le soleil, se plongeant sous les monts de l’Attique,
Prolonge sur Phylé l’ombre du Penthélique.
Appuyé sur le tronc de l’arbre de Daphné,
De chefs et de soldats Harold environné,
Comme un fils revenu des rives étrangères
Qui partage au retour ses présents à ses frères,
Leur montre de la main, sur la poussière épars,
Ces faisceaux éclatants de lances, de poignards,
Ces monceaux de boulets qui sillonnent la terre,
Ces chars retentissants qui roulent le tonnerre,
L’or qui paye le sang, le fer qui ravit l’or.
Les chefs à leurs soldats partagent ce trésor :
Le féroce Albanais, l’Épirote au front chauve,
L’Étolien couvert d’une saie au poil fauve,
Les dauphins de Parga, ces hardis matelots
Qui jamais de leur sang ne teignent que les flots,
Le laboureur armé des vallons de Phocide,
Le nomade pasteur des fiers coursiers d’Élide,
Aux sons de la trompette, aux accents du tambour,
Sous leurs drapeaux bénis défilent tour à tour,
Déroulent les faisceaux, et, parés de leurs armes,
Leur promettent du sang en les baignant de larmes.


XXXI


Leur cœur voit dans Harold un être plus qu’humain,
Qui, le soc, le trident ou l’olive à la main,
Venait, comme les dieux, entouré de mystère,
Porter un nouveau culte ou des lois à la terre.
Mais Harold, imposant silence à leurs transports :
« Je ne suis qu’un barbare, étranger sur vos bords,
Fils d’un soleil moins pur et de moins nobles pères,
Indigne, ô fils d’Hellé, de vous nommer mes frères,
Vous dont le monde entier, en comptant les aïeux,
Ne nomme que des rois, des héros, ou des dieux !
Mais partout où le temps fait luire leur mémoire,
Où le cœur d’un mortel palpite au nom de gloire,
Où la sainte pitié penche pour le malheur,
La Grèce compte un fils, et ses fils un vengeur !…
Je ne viens point ici, par de vaines images,
Dans vos seins frémissants réveiller vos courages :
Un seul cri vous restait, et vous l’avez jeté.
Votre langue n’a plus qu’un seul mot !… Liberté !
Et que dire aux enfants ou de Sparte ou d’Athènes ?
Ce ciel, ces monts, ces flots, voilà vos Démosthènes !
Partout où l’œil se porte, où s’impriment les pas,
Le sol sacré raconte un triomphe, un trépas ;
De Leuctre à Marathon, tout répond, tout vous crie :
« Vengeance ! liberté ! gloire ! vertu ! patrie ! »
Ces voix, que les tyrans ne peuvent étouffer,
Ne vous demandent pas des discours, mais du fer !
Le voilà : prenez donc ! armez-vous ! Que la terre
Du sang de ses bourreaux enfin se désaltère !

Si le glaive jamais tremblait dans votre main,
Souvenez-vous d’hier, et songez à demain !
Pour confondre le lâche et raffermir les braves,
Le seul bruit de leurs fers suffit à des esclaves !
Moi, pour prix du trésor que je viens vous offrir,
Je ne demande rien, que le droit de mourir,
De verser avec vous sur les champs du carnage
Un sang bouillant de gloire et digne d’un autre âge,
Et de voir, en mourant, mon génie adopté
Par les fils de la Grèce et de la Liberté !
Oui, pourvu qu’en tombant pour votre sainte cause,
Je réponde à l’exil par une apothéose ;
Que sur les fondements d’un nouveau Parthénon
La gloire d’une larme arrose un jour mon nom,
Et que de l’Occident ma grande ombre exilée
S’élève dans vos cœurs un brillant mausolée,
C’est assez ! Le martyre est le sort le plus beau,
Quand la liberté plane au-dessus du tombeau. »


XXXII


Le canon gronde au loin dans les vallons d’Alphée,
Sur les flots de Lépante et les flancs de Ryphée :
Au signal des combats qu’il entend retentir,
Tout Hellène est soldat, tout soldat est martyr.
Harold vole à ce bruit, comme l’aigle à la foudre.
Le voyez-vous, perçant ces nuages de poudre,
Abandonner le mors à son fougueux coursier ;
Dans des sillons de feu, sous des voûtes d’acier,
S’élancer ; des héros étonner le courage,
S’enivrer de la mort et sourire au carnage ;

Tandis qu’autour de lui par la foudre emportés,
Des membres palpitants pleuvent de tous côtés ?
Au sifflement du plomb, au fracas de la bombe
Qui creuse un sol fumant, rebondit et retombe,
Il s’arrête… il écoute… il semble avec transport
Exposer comme un but sa poitrine à la mort,
Et, l’œil en feu, semblable à l’ange de la guerre,
Jouer avec le glaive et braver le tonnerre.


XXXIII


Oui, le dieu des mortels est le dieu des combats !
Le carnage est divin, la mort a des appas !
Et Celui qui, des mers élevant les nuages,
Déchaîna l’aquilon pour rouler les orages,
Et fit sortir du choc de la foudre en fureur
Ces bruits majestueux qui charment la terreur,
Par un secret dessein de sa vaste sagesse
A caché pour le brave une sanglante ivresse,
Un goût voluptueux, un attrait renaissant,
Dans ce jeu redoutable où le prix est du sang,
Où le sort tient les dés, où la mort incertaine
Plane comme un vautour sur une proie humaine,
Et, de la gloire enfin découvrant le flambeau,
Proclame… Quoi ?… Le nom de ce vaste tombeau !


XXXIV


Qu’un autre aux tons d’Homère ose monter sa lyre,
Chante d’un peuple entier le généreux martyre,
Martyre triomphant, qui d’un sang glorieux
Délivre la patrie et rachète les cieux !
Un jour, quand du lointain les sublimes nuages
Couvriront ces exploits du mystère des âges,
Les noms d’Odysséus, de Marc, de Kanaris,
Auprès du nom des dieux sur les autels inscrits,
Régneront : maintenant il suffit qu’on les nomme.
Pour son siècle incrédule un héros n’est qu’un homme !
Mais la croix triomphante a vu fuir le croissant ;
La Grèce s’est lavée avec son propre sang,
Et les fiers Osmanlis, les Delhys et les Slaves,
Vils esclaves dressés à chasser aux esclaves,
Vont, au lieu de trophée, en dignes fils d’Othman,
Porter leur propre tête aux portes du sultan.


XXXV


Le Panthéon s’éveille aux accents des prophètes :
Mais Harold triomphant se dérobe à ses fêtes,
Et, laissant retomber le glaive de sa main,
De ses déserts chéris il reprend le chemin.

Il est des cœurs fermés aux bruits légers du monde,
Où le bonheur n’a plus d’écho qui lui réponde,
Mais où la pitié seule élève encor sa voix,
Comme une eau murmurante au fond caché des bois.
Êtres mystérieux, inconnus, solitaires,
Fuyant l’éclat, la foule et les routes vulgaires,
Le courant de la vie est trop lent à leur gré :
Seule, il faut que leur âme ait un lit séparé,
Où, roulant à grands flots et de cimes en cimes,
Tantôt sur les sommets, tantôt dans les abîmes,
Elle gronde, elle écume, elle emporte ses bords ;
Ou, calmant tout à coup ses orageux transports,
Sans désir, sans penchant, comme oubliant sa pente,
Dans un repos rêveur elle dorme et serpente,
Et réfléchisse en paix, dans son flottant miroir,
La nature, et le ciel, et le calme du soir :
Cœurs pétris de contraste, étrangers où nous sommes,
Hommes, mais tour à tour plus ou moins que des hommes.
Tel est Harold. Cherchons le désert qu’il a fui :
Le repos dans la foule est un enfer pour lui.

Sur les flancs ombragés du sublime Aracynthe,
Lieux où la mer, formant une orageuse enceinte,
Vit, au jour d’Actium, le sceptre des humains
Comme un glaive brisé rouler de mains en mains ;
Près d’un vallon couvert d’ifs à la feuille obscure,
Où dans son large lit l’Achéloüs murmure,
Et, dans le sein des mers prêt à perdre ses flots,
Répand dans les forêts de funèbres sanglots ;
Sous les troncs ténébreux des cyprès, des platanes,
Qui cachent comme un voile, au regard des profanes,
Sur la terre d’Islam, un temple du vrai Dieu,
Harold s’arrête, et frappe aux portes d’un saint lieu,

Où la plaintive voix d’un pieux solitaire
Réveillait seule, hélas ! l’écho du monastère.
Seul et dernier gardien de ces divins autels,
Le vieillard n’avait plus de nom chez les mortels.
Cyrille était son nom parmi les saints ; son âge
N’avait point vers la terre incliné son visage ;
La prière, en fixant son âme sur les cieux,
Vers la voûte céleste avait tourné ses yeux ;
Et son front, couronné de ses boucles fanées,
Portait légèrement le fardeau des années ;
Ses lèvres respiraient les grâces de son cœur ;
Il tenait dans ses mains ce sceptre du pasteur,
Ce bâton pastoral que ses mains paternelles
Étendaient autrefois sur des brebis fidèles :
Mais la houlette, hélas ! veuve de son troupeau,
Ne servait qu’à guider le pasteur au tombeau.
Sa barbe à blancs flocons roulait sur sa poitrine.
Harold, en le voyant, se recueille et s’incline,
Et, frappé de silence à cet auguste aspect,
Aborde le vieillard avec un saint respect.
Il croit sentir, il sent, tandis qu’il le contemple,
Ce qu’éprouve un impie en entrant dans un temple.
Ces autels, dont les fronts ont creusé les parois ;
Ces murs, que la prière a percés tant de fois ;
L’ombre enfin du Très-Haut, sur ces lieux répandue,
Tout étonne, attendrit son âme confondue :
Il se trouble, et bientôt, ralentissant ses pas,
Semble adorer le Dieu !… le Dieu qu’il ne croit pas !
Le vieillard, de ses pieds essuyant la poussière,
Ouvre au fier pèlerin sa porte hospitalière,
Et lui montre du doigt, sur la muraille écrit :
« Béni soit l’étranger qui vient au nom du Christ ! »



XXXVI


Ces murs abandonnés pour Harold ont des charmes :
Dans la salle sonore il dépose ses armes ;
Ses pages sont assis à l’ombre au pied des tours ;
Ses fiers coursiers, paissant l’herbe des vastes cours,
Errent en liberté sur les funèbres pierres
Qui des sacrés martyrs indiquent les poussières ;
Et, les frappant du pied, de longs hennissements
Font résonner l’écho de ces vieux monuments.
Mais Harold n’entend plus leur voix qui le rappelle :
De caveaux en caveaux, de chapelle en chapelle,
Égarant nuit et jour ses pas silencieux,
Il murmure, il soupire, il lève au ciel ses yeux ;
Et son âme, oubliant des scènes effacées,
Reprend à son insu le cours de ses pensées.
Mais à quoi pense-t-il ?… Il est de courts instants
Où notre âme, échappant à la matière, au temps,
Comme l’aigle qui plane au-dessus des nuages,
Se perd dans un chaos de sentiments, d’images,
Fantômes de l’esprit, pressentiments confus
Que nul mot ne peut peindre et qu’aucun œil n’a vus ;
Ténébreux océan où, d’abîme en abîme,
L’esprit roule, englouti dans une nuit sublime,
Et du ciel à la terre, et de la terre aux cieux,
Jusqu’à ce qu’un éclair, éblouissant nos yeux,
Comme le dernier coup de foudre après l’orage,
Vienne d’un trait de feu déchirer ce nuage,
Et, répandant sur l’âme une affreuse clarté,
La replonge soudain dans son obscurité.

Ainsi roulait d’Harold l’orageuse pensée,
Et, semblable à la flèche avec force lancée
Qui revient briser l’arc d’où le trait est parti,
Revenait déchirer son sein anéanti.
Oui, la pensée humaine est une double épée,
Une arme à deux tranchants, au feu du ciel trempée,
Don propice ou fatal que nous ont fait les dieux,
Pour nous frapper nous-même, ou conquérir les cieux !


XXXVII


Qu’un bizarre destin préside à notre vie !
La gloire lui refuse un trépas qu’il envie ;
Et ses jours dans l’oubli, de moments en moments,
S’éteignent comme un feu qui manque d’aliments.
Voyez pâlir son front ! voyez sa main tremblante,
Pour affermir en vain sa marche chancelante,
Chercher à chaque pas un repos, un appui !
On dirait que le sol se dérobe sous lui,
Que la nuit l’environne, ou qu’il voit, comme Oreste,
Deux soleils s’agiter dans la voûte céleste.

Comme un génie enfant qui veille sur ses jours,
Adda, sa chère Adda l’accompagne toujours.
C’est elle dont la voix, plus douce à son oreille,
De sombres visions quelquefois le réveille :
Ses yeux avec douceur semblent la contempler ;
Du doux nom de sa fille il aime à l’appeler ;
Sa fille aura bientôt ces grâces et cet âge…
Ce n’est pas elle, hélas ! au moins c’est son image !

Et son cœur, un moment par le bonheur trompé,
Oublie à son aspect le coup qui l’a frappé !…

À peine dix saisons, brillant sur son visage,
De printemps en printemps ont amené son âge
À ce terme incertain de la vie, où le cœur,
Comme un fruit sur sa tige où tient encor la fleur,
Au jour de la raison par degrés semble éclore,
Et par son ignorance au berceau touche encore.
Âge pur, âge heureux des anges dans le ciel,
Qui formes pour leur âme un printemps éternel,
Tu ne brilles qu’un jour pour les fils de la terre,
Alors que l’Amour même, avec un œil de frère,
Peut fixer sans rougir son regard enchanté
Sur le front virginal de la jeune beauté,
Et demander sans crainte, aux lèvres de l’enfance,
Un sourire, un baiser, purs comme l’innocence !

Ses blonds cheveux, livrés aux vents capricieux,
Couvrent à chaque instant son visage et ses yeux ;
Mais sa main enfantine à chaque instant les chasse,
Et, sur son col charmant les ramène avec grâce,
Sur lui de ses beaux yeux laisse planer l’azur.
Tels deux astres jumeaux veillent dans un ciel pur.


XXXVIII


Minuit couvre les murs du sombre monastère :
Adda repose en paix dans sa tour solitaire.

Harold seul, du sommeil oubliant les pavots,
Ne peut plus assoupir son âme sans repos,
Et, frappant les parvis de son pas monotone,
S’égare ; et, se guidant de colonne en colonne,
Aux mourantes clartés de la lampe des morts,
Dans le temple désert se traîne avec efforts.

De l’astre de la nuit un rayon solitaire,
À travers les vitraux du sombre sanctuaire,
Glissait comme l’espoir à travers le malheur,
Ou dans la nuit de l’âme un regard du Seigneur.
À sa lueur pieuse, Harold ému contemple
Les noms des morts brisés sur les pavés du temple ;
Des martyrs et des saints les bustes insultés,
D’une trace récente encore ensanglantés ;
Et l’autel, dépouillé d’une pompe inutile,
À peine relevé par les mains de Cyrille,
Mais, dans sa solitude et dans sa nudité,
Couvert de ces terreurs, de cette majesté
Qu’en dépit de la foi, du doute, ou du blasphème,
Le seul nom du Très-Haut imprime au marbre même.

Harold, ralentissant ses pas silencieux,
S’assied sur un tombeau. « Quelle paix en ces lieux !
Dit-il ; et que ces morts dont je foule la pierre
Dorment profondément dans leur lit de poussière !
L’espace qu’en ces lieux je couvre de mon pié
A suffi pour ces saints : c’est là qu’ils ont prié,
C’est là qu’ils ont trouvé ce sommeil que j’envie !
Naître, prier, mourir, ce fut toute leur vie.
L’univers fut pour eux l’ombre de cet autel ;
Et, des songes divers qui bercent un mortel,

Science, ambition, gloire, amour, vertu, crime,
Ils n’en ont eu qu’un seul… mais il était sublime !
Quoi ! ce songe immortel, en est-il un ? Ce Dieu
Qu’ils priaient à toute heure et voyaient en tout lieu,
Et dont jusqu’au tombeau leur âme possédée
Fit son seul aliment, n’est-ce rien qu’une idée ?
Une idée éternelle… un espoir, un appui
Que l’homme apporte au monde et remporte avec lui ;
Qui suffit à l’emploi de cette âme infinie ;
Qui, voilée un instant, jamais évanouie,
Plane de siècle en siècle, et règne ici, partout…
N’est-ce rien ? Oserai-je… ? Ah ! peut-être est-ce tout !…
Peut-être que, seul but de tout ce qui respire,
Tout ce qui n’est pas lui n’est rien, n’est qu’un délire !
De hochets ici-bas nous changeons tour à tour :
L’amour n’a qu’une fleur, le plaisir n’a qu’un jour ;
La coupe du savoir sous nos lèvres s’épuise ;
L’ambitieux conquiert un sceptre, et puis le brise ;
La gloire est un flambeau sur un cercueil jeté,
Et qui brûle toujours la main qui l’a porté.
Mais celui qui, brûlant pour la beauté suprême,
De ses désirs sacrés se consume lui-même,
Ne sent jamais tarir ses songes dans son sein ;
Ce qu’il rêvait hier, il le rêve demain ;
Et l’espoir qu’il emporte au moment qu’il succombe,
Comme le fer du brave, est scellé dans sa tombe !…

» Vains mortels ! qui de nous ou de lui s’est lassé ?
Lequel fut, répondez, le sage ou l’insensé ?
Hélas ! la mort le sait, le tombeau peut le dire,
Mais, erreur pour erreur, délire pour délire,
Le plus long à mes yeux, et le plus regretté,
C’est ce rêve doré de l’immortalité !



XXXIX


» J’ai toujours dans mon sein roulé cette pensée ;
J’ai toujours cherché Dieu ! mais mon âme lassée
N’a jamais pu donner de forme à ses désirs,
Et ne l’a proclamé que par ses seuls soupirs.
Dans les dieux d’ici-bas ne voyant qu’un emblème,
J’ai voulu, vain orgueil ! m’en créer un moi-même.
Ah ! j’aurais dû peut-être, humblement prosterné,
Le recevoir d’en haut, tel qu’il nous fut donné,
Et, courbant sous sa foi ma raison qui l’ignore,
L’adorer dans la langue où l’univers l’adore !…

» Toi dont le nom sublime a changé tant de fois,
Dieu, Jéhovah, Sauveur, Destin, qui que tu sois !
Toi qu’on ne vit jamais qu’à travers un mystère,
Énigme dont le mot ferait trembler la terre,
Écoute ! S’il est vrai qu’interrompant ses lois
La nature jadis entendit notre voix ;
Que, cédant au pouvoir d’un nom que tout redoute,
Les astres enchantés suspendirent leur route,
Et qu’au charme vainqueur de mots mystérieux,
La lune en chancelant se détacha des cieux !
Dût ce ciel m’écraser, dût, à ce mot suprême,
La terre en s’entr’ouvrant m’anéantir moi-même ;
Par le seul charme vrai, puissant, universel,
Un désir dévorant dans le sein d’un mortel,
Je t’évoque ! Réponds, fût-ce aux coups de la foudre,
Et qu’un mot vienne enfin me confondre ou m’absoudre !


» Et vous dont le tombeau retentit sous mes pas,
Mânes ensevelis dans un sanglant trépas,
Dans l’éternel bonheur si la pitié vous reste,
Au nom, au nom du Dieu que le martyre atteste,
Éveillez-vous ! parlez !… Du fond du monument,
Que j’entende un seul mot, un soupir seulement !
Un soupir suffirait pour éclaircir mon doute !… »
Et, collant son oreille à la funèbre voûte,
Il semblait écouter un murmure lointain :
Et quand le saint vieillard, au retour du matin,
Vint rallumer la lampe éteinte avec l’aurore,
Le front dans la poussière il écoutait encore !


XL


Mais son regard en vain se soulève au soleil ;
Le jour vient sans chaleur, la nuit vient sans sommeil,
Son front tombe accablé sous le poids des journées,
Et chaque heure en fuyant emporte des années.
Il ne sent point son mal ; mais son mal, c’est la mort.
Voyez-vous dans son lit s’écouler à plein bord
Ce fleuve du désert, ce Nil sacré, dont l’onde
D’un bruit majestueux bat sa rive féconde ?
Comme l’éternité son flot renaît toujours ;
Nul obstacle nouveau ne s’oppose à son cours ;
De la mer qui l’attend son urne est loin encore…
Cependant tout à coup le sable le dévore,
Et, dans son propre lit soudain évanoui,
L’œil en vain le demande ; il n’est plus, il a fui !
Ainsi les jours d’Harold fuyaient, et de sa vie
Dans son sein jeune encor la source s’est tarie ;

Mais il rêve toujours les mers, les cieux, les bois.
« Adda, soutiens mes pas pour la dernière fois !
Avant que ce beau jour cède à la nuit obscure,
Laisse-moi dans sa gloire adorer la nature ! »


XLI


L’astre du jour, qui touche à la cime des monts,
Semble du haut des cieux retirer ses rayons,
Comme un pêcheur, le soir, assis sur sa nacelle,
Retire ses filets, d’où l’eau brille et ruisselle.
Le ciel moins éclatant laisse l’œil, en son cours,
De l’horizon limpide embrasser les contours,
Et, d’un vol plus léger, faisant glisser les ombres
De ses reflets fondus dans des teintes plus sombres,
Comme un prisme agitant ses diverses couleurs,
Varie, en s’éteignant, ses mourantes lueurs.
Par un accord secret s’éteignant à mesure
Les flots, les vents, les sons, les voix de la nature,
Sous les ailes du soir tout paraît s’assoupir ;
Le ciel n’a qu’un rayon… le jour n’a qu’un soupir !…

Harold, assis au pied de l’arbre au noir feuillage,
Contemple tour à tour les flots, les cieux, la plage,
Et, recueillant le bruit des bois et de la mer,
Semble s’entretenir avec l’Esprit de l’air ;
Tandis qu’à ses côtés, folâtrant sur la rive,
Adda, tournant vers lui sa paupière attentive,
Brise les fleurs des champs écloses sous sa main,
En sème ses cheveux, en parfume son sein ;

Et, nouant en bouquets leur tige qu’elle cueille,
Sur les genoux d’Harold en jouant les effeuille.

Du Pinde et de l’Œta les sommets escarpés,
Des derniers traits du jour à cette heure frappés,
Élevaient derrière eux leurs vastes pyramides,
D’où le soleil, brillant sur des neiges limpides,
Faisait jaillir au loin ses reflets colorés,
Et, creusant en sillons des nuages dorés,
Comme un navire en feu voguant dans les orages,
Semblait près d’échouer sur ces sublimes plages.
S’abaissant par degrés de coteaux en coteaux,
Les racines des monts se perdaient sous les eaux :
Là, comme un second ciel la mer semblait s’étendre,
Et reposait les yeux dans un azur plus tendre ;
L’Aracynthe y jetait son ombre loin du bord,
Et, se perdant au loin dans son golfe qui dort,
Ses neiges, ses forêts, et ses côtes profondes,
Flottaient au gré du vent dans le miroir des ondes,
La mer des alcyons, si douce aux matelots,
En sillons écumeux ne roulait point ses flots ;
Une brise embaumée en ridait la surface ;
La vague, sous la vague expirant avec grâce,
N’élevait sur ses bords ni murmure ni voix :
Seulement, sur son sein bondissant quelquefois,
Un flot, qui retombait en brillante poussière,
Semait sur l’Océan un flocon de lumière.
Fuyant avec le jour sur les déserts de l’eau,
Le vent arrondissait le dôme d’un vaisseau,
Ou faisait frissonner, sous le mât qu’il incline,
Le triangle flottant d’une voile latine
Que le soleil dorait de son dernier rayon,
Comme un léger nuage au bord de l’horizon.

Aucun bruit sous le ciel, que la flûte des pâtres,
Ou le vol cadencé des colombes bleuâtres,
Dont les essaims, rasant le flot sans le toucher,
Revenaient tapisser les mousses du rocher,
Et mêler aux accords des vagues sur les rives
Le doux gémissement de leurs couples plaintives.
Enfin, dans les aspects, les bruits, les éléments,
Tout était harmonie, accord, enchantements ;
Et l’âme et le regard, errant à l’aventure,
S’élevaient par degrés au ton de la nature,
Comme, aux tons successifs d’un concert enchanteur,
Une musique élève et fait vibrer le cœur.


XLII


« Triomphe, disait-il, immortelle Nature,
Tandis que devant toi ta frêle créature,
Élevant ses regards de ta beauté ravis,
Va passer et mourir ! Triomphe ! tu survis !
Qu’importe ? Dans ton sein, que tant de vie inonde,
L’être succède à l’être, et la mort est féconde !
Le temps s’épuise en vain à te compter des jours ;
Le siècle meurt et meurt, et tu renais toujours !
Un astre dans le ciel s’éteint ; tu le rallumes !
Un volcan dans ton sein frémit ; tu le consumes !
L’Océan de ses flots t’inonde ; tu les bois !
Un peuple entier périt dans les luttes des rois ;
La terre, de leurs os engraissant ses entrailles,
Sème l’or des moissons sur le champ des batailles ;
Le brin d’herbe foulé se flétrit sous mes pas,
Le gland meurt, l’homme tombe, et tu ne les vois pas !

Plus riante et plus jeune au moment qu’il expire,
Hélas ! comme à présent tu sembles lui sourire,
Et, t’épanouissant dans toute ta beauté,
Opposer à sa mort ton immortalité !

» Quoi donc ! n’aimes-tu pas au moins celui qui t’aime ?
N’as-tu pas de pitié pour notre heure suprême ?
Ne peux-tu, dans l’instant de nos derniers adieux,
D’un nuage de deuil te voiler à mes yeux ?
Mes yeux moins tristement verraient ma dernière heure,
Si je pensais qu’en toi quelque chose me pleure ;
Que demain la clarté du céleste rayon
Viendra d’un jour plus pâle éclairer mon gazon ;
Et que les flots, les vents, et la feuille qui tombe,
Diront : « Il n’est plus là ; taisons-nous sur sa tombe. »
Mais non : tu brilleras demain comme aujourd’hui !
Ah ! si tu peux pleurer, Nature, c’est pour lui !
Jamais être, formé de poussière et de flamme,
À tes purs éléments ne mêla mieux son âme ;
Jamais esprit mortel ne comprit mieux ta voix,
Soit qu’allant respirer la sainte horreur des bois,
Mon pas mélancolique, ébranlant leurs ténèbres,
Troublât seul les échos de leurs dômes funèbres ;
Soit qu’au sommet des monts, écueils brillants de l’air,
J’entendisse rouler la foudre, et que l’éclair,
S’échappant coup sur coup dans le choc des nuages,
Brillât d’un feu sanglant comme l’œil des orages ;
Soit que, livrant ma voile aux haleines des vents,
Sillonnant de la mer les abîmes mouvants,
J’aimasse à contempler une vague écumante
Crouler sur mon esquif en ruine fumante,
Et m’emporter au loin sur son dos triomphant,
Comme un lion qui joue avec un faible enfant.

Plus je fus malheureux, plus tu me fus sacrée !
Plus l’homme s’éloigna de mon âme ulcérée,
Plus dans la solitude, asile du malheur,
Ta voix consolatrice enchanta ma douleur.
Et maintenant encore… à cette heure dernière…
Tout ce que je regrette en fermant ma paupière,
C’est le rayon brillant du soleil du midi
Qui se réfléchira sur mon marbre attiédi !


XLIII


» Oui, seul, déshérité des biens que l’âme espère,
Tu me ferais encore un Éden de la terre,
Et je pourrais, heureux de ta seule beauté,
Me créer dans ton sein ma propre éternité,
Pourvu que, dans les yeux d’un autre être, mon âme
Réfléchît seulement son extase et sa flamme
Comme toi-même ici tu réfléchis ton Dieu,
Je pourrais… Mais j’expire… Arrête… encore adieu !
Adieu, soleils flottants dans l’azur de l’espace !
Jours rayonnants de feux, nuits touchantes de grâce !
Du soir et du matin ondoyantes lueurs !
Forêts où de l’aurore étincellent les pleurs !
Sommets étincelants où la nuit s’évapore !
Nuages expirants, qu’un dernier rayon dore !
Arbres qui balancez d’harmonieux rameaux !
Bruits enchantés des airs, soupirs, plaintes des eaux !
Ondes de l’Océan, sans repos, sans rivages,
Vomissant, dévorant l’écume de vos plages !
Voiles, grâces des eaux qui fuyez sur la mer !
Tempête où le jour brille et meurt avec l’éclair !

Vagues qui, vous gonflant comme un sein qui respire,
Embrassez mollement le sable ou le navire !
Harmonieux concerts de tous les éléments !
Bruit, silence, repos, parfums, ravissements !
Nature enfin, adieu !… Ma voix en vain t’implore,
Et tu t’évanouis au regard qui t’adore.
Mais la mort de plus près va réunir à toi
Et ce corps, et ces sens, et ce qui pense en moi ;
Et, les rendant aux flots, à l’air, à la lumière,
Avec tes éléments confondre ma poussière.
Oui, si l’âme survit à ce corps épuisé,
Comme un parfum plus vif quand le vase est brisé,
Elle ira… »


XLIV


Elle ira… » Mais l’airain, comme une voix qui pleure,
Des heures d’un mourant frappe la dernière heure…
De sa couche funèbre Harold entend, hélas !
Résonner dans la nuit cet appel du trépas ;
Et, rappelant de loin son âme évanouie,
Compte les tintements de sa lente agonie.
D’un côté de son lit, debout, le saint vieillard
Élève vers le ciel son sublime regard,
Et, tenant dans ses mains une torche de hêtre,
Ressemble au temps qui voit l’éternité paraître :
De l’autre, entre ses doigts pressant sa froide main,
Adda, sous ses baisers la réchauffant en vain,
S’abandonne en enfant à ses seules alarmes ;
Ses cheveux sur son sein ruissellent de ses larmes,

Et, penchant son beau front profané par le deuil,
Ressemble en sa douleur à l’ange du cercueil,
Qui, noyant dans ses pleurs sa torche évanouie,
Regarde palpiter la flamme de la vie.
Ainsi mourait Harold, et son œil abattu
Ne voyait en s’ouvrant qu’innocente et vertu,
Sur ce seuil où son âme, au terme de sa route,
N’allait porter, hélas ! que remords et que doute.

Mais déjà son regard ne voit plus ici-bas
Que ces songes sanglants précurseurs du trépas ;
Il écoute : il entend des bruits, des cris de guerre ;
Il croit compter les coups de son lointain tonnerre.
Le canon gronde… Allons, mes armes ! mon coursier !
Que ma main fasse encore étinceler l’acier !
Que mon dernier soupir rachète des esclaves !
Que mon sang fume au moins sur la terre des braves ! »
Il dit ; et, succombant à ce dernier effort,
Se soulève un moment, puis retombe, et s’endort.
Mais, dans le long délire où ce sommeil le plonge,
Harold rêvait encor ; sublime et dernier songe !
Jamais rêve, glaçant l’esprit épouvanté,
Ne toucha de plus près l’horrible vérité !…


XLV


Délivré de ces maux dont la mort nous délivre,
Harold à son trépas s’étonnait de survivre,
Et, de son corps flétri traînant les vils lambeaux,
S’avançait au hasard dans l’ombre des tombeaux.

Nul astre n’éclairait l’horizon solitaire ;
Ce n’était plus le ciel, ce n’était plus la terre :
C’était autour de lui comme un second chaos ;
Ses deux bras étendus ne touchaient que des os,
Qui, cherchant comme lui leurs pas dans les ténèbres,
Remplissaient l’air glacé de cliquetis funèbres.
Pareils au flot pressé par le flot qui le suit,
Je ne sais quel instinct les poussait dans la nuit :
Ils allaient, ils allaient, comme va la poussière
Que le vent du désert balaye en sa carrière,
Vers ces champs désolés où Josaphat en deuil
Verra le genre humain s’éveiller du cercueil.
Ces générations, dont la tombe est peuplée,
Se pressaient pour entrer dans l’obscure vallée.
L’ange exterminateur, une épée à la main,
À leur foule muette en fermait le chemin.
À peine Harold paraît, la barrière se lève ;
L’ange aux regards de feu le pousse de son glaive ;
Et, seul, nu, palpitant, dans ce terrible lieu,
Pour subir son épreuve, il entre devant Dieu ;
Mais le Christ, plus brillant que l’éternelle aurore,
Sa balance à la main, n’y jugeait point encore.


XLVI


« Harold, dit une voix, voici l’affreux moment !
Tu vas te prononcer ton propre jugement.
Pendant que tu vivais, dans une nuit obscure,
Abusant de ces jours que le ciel vous mesure,
Tu perdis à douter ce temps fait pour agir.
Bientôt le jour sans fin à tes yeux va surgir !

Mais du Dieu qui t’aimait l’ineffable clémence
T’accorde une autre épreuve. Écoute, et recommence !
Mais tremble ! car tu vas tirer ton dernier sort.
Au lieu le plus obscur où, sur ces champs de mort,
La nuit semble épaissir ses ombres taciturnes,
L’ange du jugement vient de placer deux urnes
Dont l’uniforme aspect trompe l’œil et la main :
L’une d’elles pourtant renferme dans son sein
L’incorruptible fruit de cet arbre de vie
Qu’aux premiers jours du monde une fatale envie
Fit cueillir avant l’heure à l’homme criminel,
Fruit qui donna la mort, et peut rendre éternel ;
L’autre cache aux regards, dans son ombre profonde,
Celui qui tenta l’homme et qui perdit le monde.
Ce symbole du mal, ce ténébreux serpent
Y roule les replis de son orbe rampant,
Et, noircissant ses bords du venin qui le ronge,
Lance un dard éternel à la main qui s’y plonge…
Avant de te juger, Jéhovah, par ma voix,
T’ordonne de tenter ce redoutable choix ;
Mais il te donne encor, pour guider ta paupière,
Des trois flambeaux divins la céleste lumière.
Marche avec ta raison, ton génie et ta foi ;
Et si tu les éteins, malheur, malheur à toi !
Ta main, plongeant à faux dans l’urne mal choisie,
Puiserait au hasard ou la mort, ou la vie !… »


XLVII


Silence ! Tout se tait. Harold, glacé d’effroi,
Du ciel à ses côtés voit descendre la Foi ;

Elle met dans ses mains ce feu pur, dont la flamme,
Dans la nuit du destin, éclaire et guide l’âme :
Mais ce jour éblouit son œil épouvanté.
Harold, aux premiers pas, trébuche à sa clarté ;
Et, rendant à la nuit sa débile paupière,
Le céleste flambeau s’éteint dans la poussière.
Harold emprunte alors celui de la Raison ;
Son faible éclat colore un moins large horizon :
Il suffit cependant à ses pas qu’il assure.
Ses pieds, mieux affermis, marchent avec mesure ;
Mais des oiseaux de nuit le vol pesant et bas
Fait vaciller ses feux mourant à chaque pas ;
De l’ombre de sa main en vain il les protége ;
Leur foule ténébreuse incessamment l’assiége ;
Il pâlit, et le vent des ailes d’un oiseau
Éteint son autre espoir et son second flambeau.


XLVIII


Il en reste un dernier !… La clémence infinie
Laisse briller encor celui de son génie ;
Flambeau qui trop souvent brilla sans l’éclairer.
Harold, en le portant, tremble de respirer ;
Et, cachant dans son sein son expirante flamme,
La veille avec effroi, comme on veille son âme.
Cependant, près du but, son œil épouvanté
Voit baisser par degrés sa douteuse clarté ;
Sur les urnes du sort elle blanchit à peine ;
Il veut la ranimer avec sa propre haleine :
Il souffle… elle s’éteint. « Malheureux, dit la voix,
Tu reçus trois flambeaux pour éclairer ton choix ;

Tous trois se sont éteints au terme de ta route :
L’urne éclaircira seule un si terrible doute !
Dans son sein, que la nuit dérobe à ton regard,
Tente un choix éternel, et choisis au hasard !… »
Une sueur de sang, plus froide que la tombe,
Du front pâli d’Harold à larges gouttes tombe :
Il recule, il hésite, il voit, il touche en vain :
Trois fois d’une urne à l’autre il promène sa main ;
Trois fois, doutant d’un choix que le hasard inspire,
De leurs bords incertains, tremblante, il la retire.
Enfin, bravant du sort l’arrêt mystérieux,
Il plonge jusqu’au fond, en détournant les yeux.
Déjà ses doigts, crispés par l’horreur qui les glace,
S’entr’ouvrent pour sonder le ténébreux espace,
Quand, des plis du serpent soudain enveloppé,
Il tombe… Un cri s’échappe : « Harold, tu t’es trompé ! »
Et l’écho de ce cri, que Josaphat prolonge,
L’éveillant en sursaut, chasse son dernier songe…
Il frémit ; il soulève un triste et long regard ;
Un mot fuit sur sa lèvre… Hélas ! il est trop tard !


XLIX


Il n’est plus !… il n’est plus, l’enfant de mon délire !
Il n’est plus qu’un vain son qui frémit sur ma lyre !
L’immortel pèlerin est au terme : il s’endort !
Voyez comme son front repose dans la mort !
Comme sa main ouverte, à ses côtés collée,
S’étend pour occuper le lit du mausolée !
La mort couvre ses yeux, et leur globe éclipsé,
Comme un cristal terni par un souffle glacé,

Se voilant à demi sous sa noire paupière,
Semble, en la recevant, éteindre la lumière.

Est-ce là ce foyer de sentiments divers,
D’où l’âme et le regard jaillissaient en éclairs ?
Dans son orbite éteint, ce regard terne et sombre
De ces cils abaissés ne peut plus percer l’ombre ;
Et ce sein où battait tant de vie et d’amour,
Où chaque passion frémissait tour à tour,
Ce sein, dont un désir eût soulevé la tombe,
Sans mouvement, sans voix, sans haleine retombe,
Et ne peut soulever ce long voile de deuil,
Ce funèbre tissu, vêtement du cercueil !

Mais son âme, où fuit-elle au moment qu’il expire ?
Son âme ? Ah ! viens alors, viens, ange du martyre,
Toi dont la main efface, aux yeux du Tout-Puissant,
Les péchés d’un mortel avec son propre sang ;
Toi qui, dans la balance où Dieu pèse la vie,
Mets la mort d’un héros près des jours d’un impie !
Viens, les yeux rayonnant d’un espoir incertain,
Porter l’âme d’Harold au Juge souverain ;
Et, révoquant l’arrêt, sur le livre de grâce
Écrire avec ta palme un pardon qui l’efface !

Et vous qui jusqu’ici, de climats en climats,
Enchaînés à sa voix, avez suivi ses pas ;
Si ses chants quelquefois ont élevé votre âme,
Donnez-lui… donnez-lui… ce qu’une ombre réclame,
Une larme !… C’est là ce funèbre denier,
Ce tribut qu’à la mort tout mortel doit payer !

Et quand vous passerez près du dernier asile
Où la croix des tombeaux jette une ombre immobile,
En murmurant des morts la pieuse oraison,
N’oubliez pas au moins de prononcer son nom !
Si Dieu compte là-haut les regrets de la terre…
Mais taisons-nous : la tombe est le sceau du mystère !