Œuvres complètes de Lamartine (1860)/Tome 2/Le dernier chant du Pèlerinage d’Harold/Avertissement

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Œuvres complètes de LamartineChez l’auteur (p. 73-81).
AVERTISSEMENT




Child-Harold est un poëme de lord Byron. Le noble barde, dont l’Europe pleure aujourd’hui la mort glorieuse et prématurée, en donna successivement, et pendant un intervalle de dix années, quatre chants au public. Harold est un enfant de l’imagination, un nom plutôt qu’un héros ; lord Byron ne s’en est servi que comme d’un fil qui pût guider le lecteur et le poëte lui-même dans les sites variés que le pèlerin est censé parcourir ; comme d’un type auquel il pût attribuer les sentiments et les pensées qu’il tirait de son propre fonds : Harold, en un mot, est le prête-nom de lord Byron. Le poëte, qui avait d’abord nié avec affectation cette identité avec son héros, en convient à la fin de la préface de son quatrième chant.

« Quant à ce qui regarde, dit-il, la conduite de ce quatrième chant, le pèlerin Harold paraîtra encore moins souvent sur la scène que dans les précédents, et il sera presque entièrement fondu avec l’auteur parlant en son propre nom. Le fait est que je me lassais de tirer, entre Harold et moi, une ligne de séparation que chacun semblait décidé à ne pas apercevoir : c’est ainsi que personne ne voulait croire le Chinois de Goldsmith un Chinois véritable. C’était vainement que je m’imaginais avoir établi une distinction entre le poëte et le pèlerin : le soin même que je prenais de conserver cette distinction, et mon désappointement de la trouver inutile, nuisaient tellement à mon inspiration, que je résolus de l’abandonner, et c’est ce que j’ai fait ici ; les opinions qui se sont formées et qui se formeront encore à ce sujet sont aujourd’hui devenues tout à fait indifférentes. Qu’on juge l’ouvrage et non l’écrivain ! L’auteur qui n’a dans son esprit d’autres ressources que la réputation éphémère ou permanente due à ses premiers succès mérite le sort des auteurs. »

Cette inutile distinction, rejetée par l’auteur anglais, est encore plus complétement effacée dans ce dernier chant du Pèlerinage d’Harold, par M. de Lamartine. Le nom d’Harold est évidemment et toujours employé ici pour celui de lord Byron. Mais parcourons les premiers chants de ce singulier poëme, afin que le lecteur en connaisse mieux la suite.

Harold est un jeune voyageur qui, lassé de bonne heure des voluptés de la vie, quitte sa terre natale, l’Angleterre, et parcourt le monde en chantant ce qu’il voit, ce qu’il sent ou ce qu’il pense : c’est une odyssée pittoresque et morale, une divagation poétique, qui n’a d’autre centre d’intérêt et d’unité que la fiction légère du personnage d’Harold. Au premier chant, il est en Portugal et en Espagne ; il en décrit les sites, les mœurs, et quelques-unes des grandes et terribles scènes qu’offrait cette terre héroïque, à l’époque de la première invasion des Français.

Le second chant est une peinture de la Grèce et de l’Asie Mineure, où lord Byron avait fait un premier voyage en 1808. Il salue tour à tour leurs mers, leurs montagnes, leurs tombeaux, leurs ruines, et chaque lieu lui inspire des impressions et des vers dignes de ses immortels souvenirs.

Le troisième chant commence par une invocation touchante à Adda, fille unique du poëte, loin de laquelle les orages de sa vie l’emportent encore. On sait qu’à cette époque une séparation légale, dont les véritables motifs sont restés un mystère, venait d’être prononcée entre le noble lord et lady Byron. Il dit un éternel adieu au rivage d’Angleterre, et, parcourant le champ de bataille de Waterloo, il décrit cette dernière lutte entre l’Europe et l’Homme du destin. De là, longeant les bords du Rhin, il traverse rapidement les Alpes, célèbre l’Helvétie et les bords enchantés du lac Léman.

Le quatrième chant, et peut-être le plus magnifique, trouve le poëte à Venise. Il décrit les rives mélancoliques de la Brenta, va pleurer Pétrarque sur sa tombe d’Arqua ; déplore le sort de l’Italie, tour à tour envahie par tous les barbares ; jette un regard sur Florence, et, se reposant à Rome, laisse sa muse s’abandonner à loisir à toutes les inspirations qui s’exhalent de ses monuments et de ses débris. Jamais peut-être la poésie moderne n’a revêtu de plus sublimes expressions, des images plus fortes et des sentiments plus intimes. Ici le poëte, abandonnant tout à coup son héros, adresse un salut sublime à la mer qu’il aperçoit des hauteurs d’Albano, sur la route de Naples, et, disant adieu au lecteur, lui souhaite un bonheur qu’il n’a pas trouvé lui-même.

Ce poëme, dont rien dans les littératures classiques ne peut nous donner une idée, était l’œuvre de prédilection de lord Byron. Voici en quels termes il en parle dans une dédicace à M. Hobhouse, son ami et son compagnon de voyage :

« Je passe ici de la fiction à la vérité : ce poëme est le plus long et le plus fortement pensé de mes ouvrages. Nous avons parcouru ensemble, à diverses époques, les contrées que la chevalerie, l’histoire ou la fable ont rendues célèbres : l’Espagne, la Grèce, l’Asie Mineure, et l’Italie. Ce qu’Athènes et Constantinople étaient pour nous il y a quelques années, Venise et Rome l’ont été plus récemment : mon poëme aussi, ou mon pèlerin, ou l’un et l’autre, si l’on veut, m’ont accompagné partout. Peut-être trouvera-t-on excusable la vanité qui me fait revenir avec tant de complaisance à mes vers. Pourrais-je ne pas tenir à un poëme qui me lie en quelque sorte aux lieux qui me l’ont inspiré et aux objets que j’ai essayé de décrire ? La composition de Child-Harold a été pour moi une source de jouissances. Je ne m’en sépare qu’avec une sorte de regret, dont, grâce à ce que j’ai éprouvé, j’étais loin de me croire susceptible pour des objets imaginaires, etc., etc. »

Le lecteur partagera sans doute cette légitime prédilection du poëte. C’est dans Child-Harold qu’on peut trouver lord Byron tout entier ; car il y a répandu avec profusion, avec amour, comme disent les Italiens, les inépuisables richesses de sa palette ; soit qu’il peigne la nature morte, que son génie vivifie toujours ; soit qu’il s’élève aux plus hautes régions de la pensée et de la philosophie ; soit qu’il s’abandonne, comme au hasard, au cours capricieux de ses rêveries, et fasse vibrer, jusqu’à rompre, toutes les cordes sensibles de son âme et de la nôtre. Il reprend à chaque instant le dernier mot de sa strophe, à l’imitation de nos anciennes ballades ; et, comme si ce seul mot suffisait pour éveiller cette puissante imagination, il en fait le thème d’une autre série de strophes, et s’élance, sans autre transition, dans une sphère nouvelle d’idées ou de sentiments. Il faudrait tout citer, si l’on citait quelque chose d’une aussi étrange conception. Nous aimons mieux renvoyer le lecteur à l’ouvrage même.

On a beaucoup reproché à lord Byron l’immoralité de quelques-uns de ses ouvrages, ses principes désorganisateurs de tout ordre social, et ses sentiments antireligieux ; mais ces reproches, trop souvent fondés ailleurs, ne nous paraissent pas, à beaucoup près, aussi applicables à Child-Harold qu’à quelques-uns de ses derniers poëmes : on y sent davantage la fraîcheur de la vie et de la jeunesse. On voudrait, il est vrai, en effacer quelques nuages ; mais ces nuages n’empêchent cependant pas le lecteur de reconnaître et d’admirer, dans cette œuvre d’un beau génie, l’expression d’une belle âme. Et d’où viendrait ce génie qui nous émeut et nous charme, si ce n’était d’une âme grande et féconde ? Il n’a jamais eu d’autre source. Malheureusement aussi il n’a jamais préservé les hommes qui l’ont possédé des erreurs les plus funestes de l’esprit et des passions les plus orageuses du cœur ! Lord Byron en est un nouvel exemple : plusieurs de ses ouvrages sont un scandale pour ses admirateurs mêmes ; il en a empoisonné les plus brillantes pages d’un scepticisme de parade, aussi funeste à la génération qui l’admire qu’à son propre talent. Nous ne prétendons point l’excuser : peut-être lui-même, s’il eût vécu… Mais il n’est plus ! Tout en voulant prémunir la jeunesse contre les principes déplorables de ses derniers ouvrages, il faut jeter un voile sur les taches de ce grand génie : ce génie doit faire augurer de son âme, et sa mort peut servir d’excuse à sa vie. Il a sacrifié ses jours, en Grèce, à la cause de la religion, de la liberté et de l’enthousiasme. Ses actions réfutent ses paroles.

M. de Lamartine, voulant conduire le poëme de Child-Harold jusqu’à son véritable terme, la mort du héros, le reprend où lord Byron l’avait laissé, et, sous la fiction transparente du nom d’Harold, chante les dernières actions ou les dernières pensées de lord Byron lui-même, son passage en Grèce, et sa mort. Il a pensé sans doute que le mode le plus convenable de chanter l’homme qu’il admire, était celui qu’il avait adopté lui-même ; et la forme de Child-Harold lui était trop évidemment indiquée, pour qu’il lui fût possible d’en adopter une autre : peut-être cette forme même donnera-t-elle lieu à quelques critiques. Peut-être lui reprochera-t-on, comme un excès d’audace, comme une profanation, ce qui n’a été chez lui qu’un juste sentiment de modestie et de déférence pour un génie supérieur. Il n’a pris le genre du poëme et le nom du héros de lord Byron que par respect pour lord Byron, qui se peignait lui-même sous cette forme emblématique. Toute autre forme, tout autre nom, eussent été moins périlleux pour lui : ils eussent rappelé moins immédiatement un talent qui écraserait tout ce qui tenterait de l’égaler ; mais une imitation n’est point une lutte, c’est un hommage. À Dieu ne plaise que ce nom de Child-Harold puisse donner une autre idée ! Quel poëte oserait faire parler lord Byron ? On s’apercevrait trop vite que ce n’est que son ombre. Cependant ce mot d’imitation, que nous venons de prononcer, ne rend pas exactement notre pensée : la forme et le genre sont seuls imités ; les idées, les sentiments, les images, ne le sont pas. Il nous a semblé, au contraire, que l’auteur français avait pris le plus grand soin d’éviter toute imitation de ce genre, et qu’on ne retrouve pas, dans ce cinquième chant, une seule des pensées ou des comparaisons que le poëte anglais a prodiguées dans les quatre premiers chants de son poëme. On peut être soi sous le nom d’un autre.

Ce genre de poëme n’a pas encore de nom générique dans la littérature moderne. Ce n’est pas le poëme didactique, car il n’enseigne rien ; ce n’est pas le poëme descriptif, car il raconte aussi ; ce n’est pas le poëme épique, il n’en a ni les héros, ni le caractère, ni l’importance, ni la majesté : il tient de ces trois genres à la fois ; il raconte, il décrit, il médite, il enseigne ; le héros est le poëte lui-même, ou le cœur de l’homme en général, avec ses impressions les plus variées et les plus profondes ; c’est le poëme d’une civilisation avancée, où l’homme sent encore la nature avec cette force d’enthousiasme qu’il ne perdra jamais, mais où il se plaît à analyser ses propres sentiments, à se rendre compte de ce qu’il éprouve, à savourer à loisir ses impressions fugitives, et où son propre cœur est devenu pour lui un thème plus intéressant que les aventures un peu usées des héros imaginaires, fabuleux ou historiques. L’intérêt est tout dans le style ; et la forme, à peine esquissée, n’est qu’un fil imperceptible pour lier d’un lien commun les idées et les sentiments qui se succèdent.

Le poëme anglais de Child-Harold est écrit en stances d’un nombre égal de vers, indiquées par un chiffre romain. C’est la stance de Spencer, forme que lord Byron avait adoptée et rajeunie, comme plus propre à ce genre de composition, où l’imagination, se livrant à tous ses caprices, ne suit plus pas à pas l’ordre méthodique de la prose, mais s’élance, sans transition prononcée, d’une idée à l’autre. Cette forme devait être conservée dans ce cinquième chant par M. de Lamartine ; mais la poésie française ne possède aucun rhythme analogue à la stance de Spencer, ou aux couplets du Tasse dans sa Jérusalem. Pour y suppléer, il a donc été obligé de composer ce dernier chant en stances irrégulières, d’un nombre de vers indéterminé. Ici, c’est le sens et non le nombre de vers qui indique la suspension et le repos ; nous les indiquons, comme dans le poëme original, par un chiffre romain. Quelques personnes ont déjà reproché à M. de Lamartine d’avoir adopté cette forme pour quelques-unes de ses poésies ; nous n’avons rien à leur répondre, si ce n’est qu’elles peuvent facilement la faire disparaître en ne s’arrêtant pas aux suspensions qu’elle indique. Quant à nous, nous pensons toujours que, dans des compositions de longue haleine, des repos ménagés avec art sont nécessaires à la pensée comme aux forces du lecteur, et que ces repos ne peuvent être plus convenablement indiqués que par le poëte lui-même. Il nous aurait paru aussi inconvenant qu’inutile de parler des opinions politiques ou religieuses de l’auteur français dans l’avertissement d’un ouvrage de littérature légère, si nous n’avions été récemment encore mis en garde contre l’injustice des interprétations les plus forcées, par des articles de journaux où l’on discutait les opinions de l’homme au lieu des vers du poëte. Un de ces journaux, dont nous respectons, du reste, l’impartialité et les doctrines (littéraires), a été jusqu’à dire que les poésies de M. de Lamartine étaient l’hymne du découragement et du scepticisme. L’office du poëte n’est point sans doute de prêcher des dogmes en vers ! mais nous en appelons à la conscience de tous les lecteurs pour réfuter une assertion de cette nature… Si les Méditations poétiques ont eu un si honorable succès, elles l’ont dû surtout à ce sentiment religieux qui respire dans toutes leurs pages. Tout le monde l’a senti, tout le monde l’a dit ; et c’est sans doute le genre d’éloge auquel l’auteur a été le plus sensible. Quelques vers pris isolément, ou détachés de l’ensemble qui les explique, peuvent donner lieu sans doute à des interprétations du genre de celles que nous combattons ici ; mais un vers, une stance, ne forment pas plus le sens d’un morceau de poésie, qu’un son isolé ne forme un concert : c’est l’accord qu’il faut juger.

Quoi qu’il en soit, et pour ôter tout prétexte à de semblables méprises, nous croyons devoir prévenir ici le lecteur, au nom de M. de Lamartine, que la liberté, qu’invoque dans ce nouvel ouvrage la muse de Child-Harold, n’est point celle dont le nom profané a retenti depuis trente ans dans les luttes des factions, mais cette indépendance naturelle et légale, cette liberté, fille de Dieu, qui fait qu’un peuple est un peuple, et qu’un homme est un homme ; droit sacré et imprescriptible dont aucun abus criminel ne peut usurper ou flétrir le beau nom. Quant au ton plus réel de scepticisme qui se retrouve dans quelques morceaux de ce dernier chant de Child-Harold, il est inutile de faire remarquer qu’il se trouve uniquement dans la bouche du héros, que, d’après ses opinions trop connues, l’auteur français ne pouvait faire parler contre la vraisemblance de son caractère. Satan, dans Milton, ne parle point comme les anges. L’auteur et le héros ont deux langages fort opposés ; et M. de Lamartine serait très-affligé qu’on pût l’accuser, même injustement, d’avoir fait naître le plus léger doute sur ses intentions, ou d’avoir répandu l’ombre d’un nuage sur des convictions religieuses qui sont les siennes, et qu’il regarde avec raison comme la seule lumière de la vie et le plus précieux trésor de l’homme.