Œuvres complètes de Lamartine (1860)/Tome 3/Secondes Harmonies poétiques et religieuses/Le Tombeau d’une mère/Commentaire

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Œuvres complètes de LamartineChez l’auteur (p. 89-90).
COMMENTAIRE

DE LA NEUVIÈME HARMONIE



Ma mère a été la plus grande, la plus douce et la plus permanente occupation de ma pensée. J’espérais la conserver jusqu’à mes jours les plus avancés. La jeunesse perpétuelle de son âme se communiquait à son visage. Les années n’avaient laissé aucune trace sur ses traits : à soixante-six ans, on la confondait avec ses filles. Elle était conservée par l’atmosphère de résignation, de piété et de paix intérieure, dans laquelle elle s’enveloppait comme ces parfums fugitifs, ou comme ces fleurs rares qu’on empêche de s’évaporer ou de se flétrir en les préservant du contact de l’air terrestre. Les circonstances de sa mort ajoutèrent pour moi à la douleur de sa perte.

Je l’avais laissée pour quelques jours rayonnante de bonheur, d’espérance et de vie. J’étais à Paris. Un matin, en entrant dans le bain, elle trouva l’eau trop froide ; elle était seule ; elle ouvrit le conduit d’eau chaude, l’eau bouillante la frappa d’un jet qui jaillit jusqu’à sa poitrine : elle s’évanouit. On accourut à son cri, il était trop tard. On la reporta dans son lit ; elle reprit connaissance, souffrit deux jours, pria constamment, se réjouit de ce que je n’étais pas là, pour m’éviter, disait-elle, le spectacle de sa fin, et mourut en prononçant mon nom dans son agonie. Ma femme, qui la veillait seule, me dit qu’elle répétait sans cesse, dans cette dernière nuit, ces mots : Que je suis heureuse ! que je suis heureuse ! On lui demanda de quoi. Elle répondit : « De mourir rêsignée et purifiée. » Un de mes amis m’annonça cette perte inattendue, à Paris. Je crus que la terre manquait sous moi. Je partis, j’arrivai : il était trop tard ; elle reposait déjà dans le cimetière de la ville. J’obtins la permission de la faire exhumer, et de transporter ses restes à Saint-Point. Je revis son visage, aussi serein que dans un sommeil. Les paysans, qui l’adoraient, vinrent une nuit prendre le cercueil, et le portèrent, en se relevant, sur leurs épaules pendant huit lieues. Je marchais à pied derrière eux. Au lever du soleil, nous arrivâmes au pied des montagnes qu’il faut traverser pour descendre dans la vallée de Saint-Point. Elles étaient couvertes de six pieds de neige. Nous étions obligés de faire creuser un sentier entre deux murailles blanches devant le cercueil. Quelle marche ! quel cortége ! quelle arrivée !

Le tombeau que je lui destinais n’était pas encore élevé. Je déposai le cercueil dans le caveau souterrain de l’église ; je restai seul quelques jours à pleurer ma mère dans ce pays qu’elle avait tant aimé, et dans cette demeure pleine d’elle. Le printemps suivant, je bâtis une chapelle entre l’église et le jardin. Elle y repose, mais elle n’y repose déjà plus seule. Il n’y a qu’une inscription en lettres de bronze incrustées dans la corniche gothique de l’ogive qui sert de portique à la mort :

SPERAVIT ANIMA MEA.

Elle a toujours espéré, en effet, jusque dans la mort. On le voit par ses dernières paroles. Son âme n’était qu’une aspiration.

Maintenant, quand je m’approche de son tombeau, je dérange souvent de pauvres femmes des villages voisins, qui viennent prier sur sa tombe comme sur les reliques d’un saint, et je trouve toujours sur les dalles quelques bouquets de fleurs sauvages qu’elles y ont jetés à travers les barreaux de la grille.