Œuvres complètes de Laurent Sterne/Vie de Sterne

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Vie de Sterne
Traduction par Joseph-Pierre Frenais.
Chez Jean-François Bastien (Tome premier. Tome secondp. iii-x).



VIE
DE STERNE.




Laurent Sterne naquit dans la capitale d’Irlande. Il étoit fils d’un officier, et arrière-petit-fils d’un archevêque : un de ses oncles étoit prébendaire de la cathédrale de Dublin : ce qui lui procura beaucoup de relations avec le clergé.

Destiné lui-même à parcourir cette carrière, il entra fort jeune à l’université de Cambridge, où il développa des talens particuliers. La gaieté de son caractère, la vivacité de son imagination, son génie, les saillies de son esprit, la tournure de ses idées l’annoncèrent de bonne heure.

Malgré toutes ces qualités, il vécut cependant quelque temps fort peu connu à Sulton, dans la forêt de Gastres. Son revenu étoit très-modique, et ne consistoit que dans les foibles rétributions d’un vicariat qu’il avoit obtenu dans le comté d’Yorck.

Sans ambition, il seroit peut-être resté toute sa vie dans cette obscurité, si une occasion particulière ne l’eût fait connoître.

Un de ses amis sollicitoit la survivance d’un bénéfice important, dont le titulaire vouloit faire assurer les revenus à sa femme et à son fils après sa mort. Sterne trouva que c’étoit bien assez qu’il en jouît pendant toute sa vie, et il se joignit à son ami pour empêcher cette substitution singulière. Mais ils n’avoient ni l’un ni l’autre assez d’intrigue ; leurs soins n’eurent aucun succès, et leur adversaire réussit. Sterne, piqué, chercha les moyens de se venger, il ne trouva que celui de faire une satyre contre le simoniaque. Elle opéra si vivement sur l’esprit de cet homme, qu’il fit prier Sterne de la supprimer. Cela n’étoit pas possible, déjà elle étoit répandue ; mais la crainte qu’elle ne fût suivie de quelqu’autre, fit le même effet. Le bénéficier résigna son bénéfice à l’ami de Sterne, et cette aventure lui fit avoir à lui-même, sans la demander, une des meilleures prébendes de la cathédrale d’Yorck. Cet ouvrage étoit intitulé : Histoire d’un bon gros manteau avec un tapabor de l’espèce la plus chaude, dont l’heureux possesseur ne seroit pas content, s’il n’en pouvoit couper assez pour faire une juppe à sa femme, et une culotte à son fils.

Le vicariat de Sterne ne l’occupoit guère que le dimanche matin. Il y faisoit l’office divin avec la plus grande exactitude, et le soir, il alloit prêcher dans la paroisse de Stillington. Son canonicat lui donna d’autres soins, qu’il remplit pendant long-temps avec l’attention la plus scrupuleuse.

Étant un jour dans un café d’Yorck avec d’autres ecclésiastiques, un étranger d’un certain âge y déclama vivement contre la religion, et contre le clergé. Ce ne sont que des hypocrites : qu’en pensez-vous, dit-il, en s’adressant à Sterne ? Celui-ci, sans faire semblant de lui répondre directement, prit la parole : « J’ai chez moi, dit-il, un épagneul qui est charmant : c’est le meilleur chien de chasse qu’il y ait dans toute la province ; mais il est d’un caractère si sauvage, si farouche, il s’élance surtout avec tant de férocité contre des gens qui ne lui ont point fait de mal, que je suis résolu de le faire noyer. » — L’étranger sentit l’allégorie, et se retira sans rien dire.

On venoit de faire une superbe édition de Rabelais ; Sterne qui avoit beaucoup entendu parler de cet auteur se le procura. Dès ce moment, il abandonna tous les soins de son canonicat, et ne s’occupa plus que du curé de Meudon, et de ses ouvrages. On se plaignoit de ne le plus voir dans les cercles dont il faisoit l’amusement.

Il étoit absolument inconnu dans la capitale. C’étoit pourtant là qu’il vouloit faire imprimer les deux premiers volumes de son Tristram Shandy. Il les envoya à un des libraires qui publioit le plus de nouveautés, et lui marqua le prix qu’il en vouloit : celui-ci les lui renvoya. Il se décida alors à les faire imprimer à Yorck. On ne lui en offrit pas ce que le papier et la copie de son manuscrit lui avoient coûté. Mais à peine l’ouvrage parut-il, qu’il fut enlevé avec une rapidité incroyable. On lui donna mille guinées pour en permettre une seconde édition.

Tristram Shandy se trouva entre les mains de tout le monde. Beaucoup le lisoient, et peu le comprenoient. Ceux qui ne connoissoient point Rabelais, son esprit, son génie, le comprenoient encore moins. Il y avoit des lecteurs qui étoient arrêtés par des digressions dont ils ne pouvoient pénétrer le sens ; d’autres qui s’imaginoient que ce n’étoit qu’une perpétuelle allégorie, qui masquoit des gens qu’on n’avoit pas voulu faire paroître à découvert. Mais tous convenoient que Sterne étoit l’écrivain le plus ingénieux, le plus agréable de son temps, que ses caractères étoient singuliers et frappans, ses descriptions pittoresques, ses réflexions fines, son naturel facile.

Cet ouvrage lui attira la plus grande considération. Il fut recherché des grands, des savans, des gens de goût, et singulièrement de tous ceux qui sont enclins à jeter du ridicule sur tout ce qui se passe dans le monde : c’étoit une espèce de gloire d’avoir passé une soirée avec l’auteur de Tristram Shandy : mais il éprouva le sort de toutes les personnes qui obtiennent de la célébrité par leurs talens. Lui et ses ouvrages furent déchirés dans mille brochures, dont on ne connoît pas même actuellement le titre. S’il eut une foule d’ennemis obscurs, il eut des défenseurs distingués qui le vengèrent. Un des plus grands seigneurs de l’Angleterre prit hautement son parti contre quelques ecclésiastiques ; et pour lui marquer tout-à-la-fois, disoit-il, et son estime pour lui, et le peu de cas qu’il faisoit d’eux, il lui donna un bénéfice considérable dans la paroisse de Cawood.

Sterne ne tarda point à publier les sermons qu’il avoit faits dans son vicariat. Il en avoit glissé un dans son Tristram Shandy, qui fit d’abord prendre la meilleure opinion de ceux-ci. L’excellence de la morale et le style n’y laissèrent en effet rien à désirer. Mais on le blâma sévèrement de les avoir donnés sous un nom ridicule. « Je fais imprimer ces sermons, disoit-il dans sa préface, comme s’ils étoient d’Yorick. J’espère que le lecteur grave ne trouvera rien en cela qui puisse l’offenser, et je continuerai de publier les autres sous le même titre. » Yorick étoit le nom d’un bouffon que Shakespeare avoit introduit dans sa tragédie de Hamlet.

Les volumes de son Tristram Shandy furent imprimés successivement. On ne les trouva point inférieurs aux premiers. Son conte burlesque du grand nez parut aussi plaisant, que l’histoire de Lefèvre étoit pathétique et touchante.

Son voyage sentimental ne démentit point sa réputation. Il fut traduit dans toutes les langues presque aussi-tôt qu’il parut.

Sterne, entraîné dans la république des lettres, laissa le soin de ses bénéfices, et leur principal revenu à des ecclésiastiques qui les desservoient : il en étoit bien récompensé. Ses ouvrages lui valoient beaucoup ; mais il n’avoit aucune économie. Ses voyages étoient très-couteux, surtout quand il passoit le détroit de Calais.

Beaucoup de personnes à Paris l’ont connu. Il étoit un soir chez un horloger de ses amis ; il ne lui vit pas la même gaieté qu’à l’ordinaire. C’étoit le vingt-neuf du mois. Il ne faut pas, lui dit-il, mon ami, que l’idée des embarras du trente, nous empêche ce soir de sabler joyeusement la bouteille de vin de Champagne, et lui donna aussi-tôt sa bourse.

Sa figure étoit originale et excitoit le rire quand on le regardoit. Il s’habilloit avec cela d’une manière particulière qui le faisoit encore plus remarquer. En passant un jour sur le Pont-Neuf, il s’arrêta tout court et fixa la statue de Henri IV. Il fut presque aussitôt entouré d’une foule de gens qui le considéroient avec un air de curiosité. Eh bien ! c’est moi, leur dit-il, et vous ne me connoissez pas davantage : mais imitez-moi ; et il tomba à genoux devant la statue du roi.

Il étoit marié, et sa femme d’un caractère très-différent du sien, le quitta, et se retira en France dans un couvent. Ils avoient une fille qu’elle éleva, et qui avoit seize ans environ quand il mourut. Cet événement les fit repasser en Angleterre. Il y avoit déjà quelque temps que leurs pensions n’étoient pas exactement payées, et elles accusoient Sterne de dureté ; mais elle virent en arrivant quelle étoit la vraie cause de cette négligence. Elles ne trouvèrent rien dans sa succession. L’estime et l’amitié qu’on avoit eues pour lui leur devinrent particulières. On leur fit des présens de toutes parts, et l’on souscrivit, avec une espèce d’enthousiasme, à une édition de ses ouvrages qu’elles annoncèrent.

On a dit que depuis la mort de Sterne on l’avoit enlevé du cimetière de Moribode, où il avoit été inhumé, et qu’un célèbre chirurgien d’Oxford avoit disséqué son cerveau, dans l’idée qu’il trouveroit quelque chose d’extraordinaire dans sa configuration. C’est un conte fait à plaisir.

Sterne s’est bien peint lui-même sous le nom d’Yorick, dans le premier volume de son Tristram Shandy.

Voltaire dit de cet ouvrage dans ses questions sur l’encyclopédie, qu’il ressemble à ces petites satires de l’antiquité, qui renfermoient des essences précieuses. Il en traduit lui-même deux ou trois passages, et dit du tout, que ce sont des peintures supérieures à celles de Rembrandt, et aux crayons de Calot.

C’est sur le mot conscience que Voltaire en fait cet éloge ; il faut croire qu’il a dit ce qu’il pensoit. L’auteur, selon lui, est le second Rabelais d’Angleterre.

Sterne s’étoit en effet nourri des écrits du curé de Meudon, qu’il n’a point imité dans ses licences. C’est toujours décemment qu’il peint les objets, il est difficile d’y mettre plus d’esprit, plus de finesse, et la gaieté en est l’ame.

Cet homme singulier est mort comme il avoit vécu, avec la même indifférence et la même insouciance, sans paroître en rien affecté de sa prochaine dissolution, même vingt-quatre heures avant sa fin. Son décès fut annoncé dans les journaux du 22 mars 1768, par un de ses amis, de la manière suivante :

En son logis, dans Bond-Street, est mort le rév. Sterne.

Hélas ! pauvre Yorick ! je l’ai bien connu ; il étoit une source de bonnes plaisanteries, et il avoit l’imagination la plus brillante. Il possédoit esprit, gaieté, ironie ; il ne lui manquoit qu’un grain de sagesse, pour en tirer un bien meilleur parti.


Épitaphe de Sterne, par Garrick.


Laissons l’orgueil étaler les marbres sur les tombeaux, les charger d’inscriptions fastueuses, dont les partisans de la vérité n’approchent jamais. C’est la simple, mais sincère amitié qui grave sur cette pierre brute :

Ici dorment le génie, l’esprit, la gaieté ou Sterne.