Œuvres complètes de Maximilien de Robespierre/Tome 1/Fragment d’un poème sur le mouchoir

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FRAGMENT D’UN POÈME SUR LE MOUCHOIR[1]

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Mais pour ce noble emploi je ne veux point vous voir
Déploier, avec grâce, un superbe mouchoir,
Des mœurs de l’Orient évitez la mollesse
Et sçachez de vos doigts emploier la souplesse.
Dès longtems, je le sçais, un luxe dangereux
À ce honteux usage asservit nos ayeux :
Mais jadis les humains instruits par la nature
Sous un chêne fécond recueillant leur pâture
Se mouchoient sans mouchoir et vivoient plus heureux.
Le père des humains dans ses doigts vigoureux
Pressant bien mieux que nous son nés souple et docile
Sçavoit le dégager d’une humeur inutile.

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Le coupable intérêt divise les familles ;
On aime le bon vin, on caresse les filles ;
Des cuisiniers trompeurs les perfides apprêts
Succédèrent au gland que donnoient les forêts.
Alors pour déjeuner il fallut des serviettes ;
Mais nul du bien d’autrui ne gardoit ses mains nettes

Las du cristal des eaux on chercha des miroirs
Et pour comble d’horreurs on voulut des mouchoirs.
Cependant j’en conviens, ces sages républiques,
Illustres par l’éclat de leurs vertus antiques,
Ces peuples, dont la terre admire les exploits
De ce désordre affreux garantis par les loix
Ne subirent jamais ce honteux esclavage.
Si Rome humiliant son superbe courage
Eût souffert dans son sein ces nés efféminés.
Eût-elle vu des Rois à ses pies enchaînés,
L’histoire en retraçant ses mœurs et sa puissance
D’un seul mouchoir jamais n’atteste l’existence.
Scipion, ce héros de l’Afrique fatal
N’avoit point de mouchoirs, et vainquit Annibal.
Un mouchoir ! Scipion ! Quel contraste risible !
Non jamais d’un romain le courage inflexible
N’eût permis que son nés libre et majestueux
Apprit à s’amollir dans un cotton moelleux.
Si vous pouvez donner un mouchoir à Pompée
À Cornélie aussi prêtez une poupée,
Un manchon à Brutus[2] des gands à Cicéron,
Un col à Paul-Émile, un jabot à Caton.
D’autres tems, d’autres mœurs ; un funeste génie
Parmi nous des mouchoirs a soufflé la manie.
Moi-même je le sens ; c’est en vain que mes vers
Sur ce honteux abus gourmandent l’univers !
Je lui demande en vain ces justes sacrifices,
Le pire de nos maux, c’est de chérir nos vices ;
Que dis-je ? nous pouvons à peine concevoir
Qu’une société peut fleurir sans mouchoir.
De nos usages vains ambitieux esclaves
Nous aimons à traîner nos absurdes entraves ;
Nous appelons grossiers, les hommes ingénus
Qui pouvant dédaigner des secours superflus
Sçavent à leurs doigts seuls demander un service,
Qui pour nous d’un mouchoir exige encore l’office,

Voulez-vous dans le monde être deshonoré !
Je vais vous en donner un moïen assuré !
Mouchez-vous par vos doigts en bonne compagnie ;
En vain à la vertu vous joindrez le génie,
Le faquin le plus vil, l’homme le plus taré
Chez les honnêtes gens vous sera préféré !



  1. Cette pièce a été publiée par M. Lucien Peise, dans sa brochure sur Quelques vers de Maximilien Robespierre, p. 31 ; nous avons respecté l’orthographe et la ponctuation du texte original.

    Le manuscrit entier de ce poème figura dans une vente d’autographes (avril 1855 ; catalogue Laverdet).

  2. Dans le texte manuscrit, on lisait d’abord Sylla.