Œuvres complètes de Pierre Louÿs, tome 1/Poésies de Méléagre, suivies de Mimes des Courtisanes/II. LES LESBIENNES

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Slatkine reprints (p. 197-204).





II

LES LESBIENNES



LEAINA (Lionne), joueuse de cithare.


CLONARION (Jeune Pousse), jeune fille.


Ce petit dialogue a effarouché tous les hellénistes. Wieland n’osa jamais le traduire. Perrot d’Ablancourt en retranche cent détails et y ajoute des politesses. M. Talbot le dénature, tantôt par décence et tantôt par ingénuité. Belin de Ballu, ne voulant ni s’en occuper lui-même, ni laisser une page blanche au milieu de sa traduction, reproduit simplement la fantaisie d’Ablancourt ; mais il a soin d’écrire en note : « Il est bon d’avertir qu’il n’y a pas un mot de cela dans le texte. » (T. IV, p. 392.)




clonarion
Nous apprenons du nouveau sur toi, Leaina ; la riche Lesbienne Megilla est amoureuse de toi, comme un homme ? et vous vous unissez je ne sais comment l’une avec l’autre ?
leaina
· · · · ·
clonarion
Qu’est-ce qu’il y a ? Tu rougis ? Dis-moi, c’est donc vrai ?
leaina
C’est vrai, ô Clônarion. J’en suis honteuse… C’est si étrange…
clonarion
Mais par la Déesse, comment vous y prenez-vous ? que te veut cette femme ? Qu’est-ce que vous pratiquez quand vous faites l’amour ensemble ?
leaina
· · · · ·
clonarion
M’entends-tu ?
leaina
· · · · ·
clonarion
Ah ! tu ne m’aimes pas ; autrement, tu ne me cacherais pas des choses pareilles.
leaina
Je t’aime plus qu’aucune autre… Cette femme est terriblement mâle…
clonarion
Je ne comprends pas ce que tu dis… À moins que… Serait-ce une de ces tribades, comme on dit qu’il y en a dans Lesbos, de ces femmes viriles qui ne peuvent rien souffrir des hommes, mais jouissent elles-mêmes des femmes, comme si elles étaient hommes ?
leaina
C’est quelque chose comme cela…
clonarion, avec élan.
Oh ! Leaina, raconte-moi tout ! comment elle a cherché à te séduire d’abord, comment tu t’es laissée persuader, et le reste !
leaina
Elles avaient organisé un souper, elle et Dêmônassa la Corinthienne, qui est riche aussi et a les mêmes goûts que Megilla. Elles me firent venir pour jouer de la cithare et quand j’eus fini de jouer, quand le soir vint, quand il fut temps de dormir après avoir beaucoup bu :

« Voyons, Leaina, dit Megilla, c’est le moment d’aller au lit. Couche ici, avec nous, et entre nous deux. »

clonarion
Tu t’es couchée ?
leaina
· · · · ·
clonarion
Et après ? comment ça s’est-il passé ?
leaina
Elles m’ont baisée, d’abord, comme font les hommes, et non seulement en appliquant les lèvres, mais en ouvrant un peu la bouche, et elles m’étreignaient dans leurs bras et elles me serraient les seins. Dêmônassa même me mordait dans ses baisers. Pour moi je ne comprenais pas ce qui se passait. Tout à coup Megilla déjà chaude, enlevant sa fausse chevelure tout à fait semblable (à une vraie), et bien attachée, apparut rasée jusqu’à la peau comme le plus mâle des athlètes. Et moi je fus bouleversée de voir cela. Mais elle :

« Ô Leaina, dit-elle, as-tu déjà vu un jeune homme aussi beau ?

— Mais, dis-je, je ne vois pas de jeune homme, ici, Megilla.

— Ne m’effémine pas, dit-elle, car je m’appelle Megillos et j’ai épousé depuis longtemps cette Dêmônassa, et elle est ma femme. »

Je me suis mise à rire, Clônarion, et sur ces mots j’ai dit :

« Ainsi donc, ô Megillos, tu étais un homme à notre insu, comme on dit qu’Achilleus est resté chez les filles, caché par sa robe de pourpre ?… et tu as une virilité ? et tu fais à Dêmônassa ce que font les hommes ?

— Cela, dit-elle, ô Leaina, je ne l’ai point. Mais il ne s’en faut pas de beaucoup… Tu me verras m’unir d’une façon spéciale, qui est bien plus voluptueuse.

— Alors, ne serais-tu pas un hermaphrodite, dis-je, comme on raconte qu’il y en a beaucoup, qui ont les deux organes ? »

Car je ne savais pas encore, ô Clônarion, ce que c’était.

« Non, dit-elle, je suis tout à fait homme.

— J’ai entendu parler, continuai-je, par la Boïotienne joueuse de flûte Isménodôra, de cette femme thébaine qui est devenue homme, et ce fut un devin excellent, je crois, appelé Teiresias… Est-ce qu’il ne t’est pas arrivé un accident comme celui-là ?

— Non, Leaina, dit-elle. Je suis venue au monde semblable à vous autres femmes ; mais j’ai les goûts, les désirs et tout le reste, d’un homme.

— Et cela te suffit, dis-je, les désirs ?

— Laisse-toi faire, Leaina, si tu ne me crois pas, dit-elle, et tu reconnaîtras que je n’ai rien à envier aux hommes… J’ai quelque chose qui ressemble à une virilité… Allons, laisse-toi faire et tu verras bien ! »

Je me suis laissé faire, Clônarion ; elle me suppliait tant ! En outre, elle me donnait un collier splendide, avec des tuniques du lin le plus fin. Alors, moi, je l’ai serrée dans mes bras comme un homme… Elle me faisait des baisers, elle agissait en haletant et elle m’a paru inondée de plaisir…

clonarion
Mais, comment agissait-elle ? de quelle manière ? O Leaina, dis-moi cela surtout !
leaina
Ne me demande pas de détails. Ce sont des choses honteuses. Par la Déesse du ciel ! je ne te les dirai pas.