Œuvres complètes de Pierre Louÿs, tome 1/Poésies de Méléagre, suivies de Mimes des Courtisanes/III. LE PLAISIR D’ÊTRE BATTUE

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Slatkine reprints (p. 205-210).





III

LE PLAISIR D’ÊTRE BATTUE






CHRYSIS (Bijou d’Or), 17 ans, courtisane.


AMPÉLIS (Jeune Vigne), 35 ans, courtisane.


ampélis
Ô Chrysis, celui qui n’est pas jaloux, qui ne se met pas en colère, qui n’a pas roué de coups sa maîtresse, qui ne lui a pas arraché les cheveux, qui ne lui a pas déchiré ses Vêtements, — celui-là, n’est pas amoureux encore.
chrysis
Alors l’amour n’a pas d’autres preuves, ô Ampélis, que celles-là ?
ampélis
Non. Tout cela est d’un homme chaud. Pour le reste, les baisers, les larmes, les serments, les visites, ce n’est qu’un commencement d’amour. Tout le feu de la passion vient de la jalousie. Si donc, comme tu le dis, Gorgias t’a battue, s’il est jaloux, espère beaucoup, et souhaite qu’il continue.
chrysis
Qu’il continue ? qu’est-ce que tu dis ? Toujours me battre ?
ampélis
Non. Mais qu’il se fâche si tu ne regardes pas que lui. S’il ne t’aimait pas, pourquoi serait-il si en colère quand tu as un autre amant ?
chrysis
Mais je n’en ai pas ! Il se figure que j’aime ce richard, parce que je lui en ai parlé l’autre jour.
ampélis
C’est une bonne chose qu’il te croie recherchée par les riches. Il en aura plus de peine encore, et il rivalisera avec ceux qui t’aiment pour ne pas rester en arrière.
chrysis
En attendant il crie, il bat et il ne donne rien.
ampélis
Il donnera. Les jaloux s’émeuvent à propos de tout.
chrysis
Mais je ne sais pas pourquoi tu veux que je reçoive des coups, ma chérie !
ampélis
Je ne dis pas cela ; mais je sais que les hommes deviennent de grands amants dès qu’ils imaginent qu’on ne s’inquiète pas d’eux ; et quand un amant se croit le seul, le désir se flétrit en lui.

Je te parle ainsi, moi qui fais le métier depuis vingt ans, et toi tu en as dix-huit, je crois, et même moins. Si tu veux je te raconterai ce que j’ai souffert il n’y a pas beaucoup d’années.

J’avais pour amant Dêmophantos l’usurier, qui demeure près de la Poikilê. Jamais il ne m’avait donné plus de cinq drachmes et il prétendait être le maître. Il ne m’aimait, ô Chrysis, que d’un amour de surface ; jamais il ne soupirait, jamais il ne pleurait, jamais il ne restait la nuit devant ma porte ; il couchait avec moi quelquefois, mais de loin en loin. Un jour qu’il était venu me voir je, ne lui ai pas ouvert la porte, car le peintre Callidês était chez moi, qui m’avait envoyé dix drachmes. Dêmophantos s’en alla en m’injuriant. Quelques jours se passent sans que je l’envoie chercher : Callidês était encore chez moi. Dêmophantos, qui était déjà très échauffé, entre en fureur en voyant cela, pénètre par la porte ouverte, pleure, me bat, me menace de me tuer, déchire ma tunique, fait tout, et enfin me donne six mille drachmes pour lesquelles il m’a eue tout seul pendant huit mois entiers ! Sa femme disait à tout le monde que je l’avais rendu fou avec des poisons. Le poison, c’était la jalousie.

C’est pourquoi, Chrysis, sers-toi du même poison avec Gorgias. Ce garçon-là sera riche s’il arrive quelque chose à son père.