Œuvres complètes de Pierre Louÿs, tome 1/Poésies de Méléagre, suivies de Mimes des Courtisanes/III. LES AMOURS D’HÉLIODORA

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Slatkine reprints (p. 39-85).





III

LES AMOURS D’HÉLIODORA



XXII


Je tresserai la giroflée blanche ; je tresserai mollement avec des myrtes * le narcisse ; je tresserai aussi de riants lis ;


Je tresserai aussi le doux crocos, et sur le tout l’hyacinthe * pourprée ; je tresserai aussi les amoureuses roses ;


Afin que sur les tempes d’Héliodora aux cheveux parfumés * la chevelure aux belles boucles se jonche des fleurs d’une couronne.


XXIII


La couronne se fane autour de la tête d’Héliodora * qui rayonne, couronne elle-même de la couronne.


XXIV


Je dis que dans les causeries la belle diseuse

Héliodora * vaincra même les Grâces par sa grâce.


XXV


Par l’Erôs, je veux entendre de mes oreilles Héliodora * parler, plutôt que les cithares du Latoïde.


XXVI


Au fond de mon cœur la belle diseuse Héliodora, * l’âme de mon âme, est modelée par Erôs.


XXVII


Verse, et : « Encore ! », dis : « Encore ! Encore ! à la santé d’Héliodora ! » * Dis, et dans le vin mêle la douceur de son nom.


Et, mouillée de parfum, bien qu’elle soit d’hier * en souvenir d’elle, ceins-moi d’une couronne.


Elle pleure, la rose amoureuse, regarde, parce que celle-là * est ailleurs et ne la voit pas dans mes bras.


XXVIII


Verse, à la santé de Peïthô et de Kypris : d’Héliodora ! * et encore à la même, à l’harmonieuse Kharite !


Car pour moi elle est déesse, elle que je désire * et dont je bois le nom mêlé au vin pur.


XXIX


Buveuse de fleurs, abeille, pourquoi sur la peau d’Héliodora * te poses-tu, toi qui viens des corolles du printemps ?


Est-ce pour révéler que cette chose douce et intolérable *, toujours amère au cœur, l’aiguillon d’Erôs, elle l’a ?


Oui, je crois, c’est cela que tu dis ? Eh bien, l’amoureuse, tu peux t’en retourner *. Va, il y a beau temps que nous savions la nouvelle.


XXX


Il joue à la balle, l’Erôs que je nourris ; à toi, Héliodora, * il lance le cœur qui pantelait en moi.


Va, reçois le Désir qui veut jouer ; si loin de toi tu me * rejettes, je ne souffrirai pas cette insulte contraire au jeu.


XXXI


Je t’implore, Erôs ! Que l’insomnie en moi et le désir d’Héliodora * tu endormes, respectueux de ma muse suppliante.


Ou, par tes flèches, qui n’ont appris à frapper * que moi seul, flèches ailées toujours contre moi lancées,


Si tu me tues, je laisserai cette parole * comme épitaphe : « Vois, étranger, un meurtre d’Erôs. »


XXXII


Ongle aigu, c’est Erôs qui t’a fait croître, (ongle) d’Héliodora ; * ses chatouillements me vibrent jusqu’au cœur.


XXXIII


Ô nuit, ô insomnie dans le désir d’Héliodora, * et à l’aube morose, ô frissons, volupté des larmes…


Est-ce qu’elle a gardé de ma tendresse un peu ? et du baiser * se souvient-elle ? est-il encore brûlant dans ses froides pensées ?


Est-ce qu’elle se couche avec des larmes ? mon ombre en rêve * l’embrasse-t-elle vainement contre sa poitrine avec des baisers ?


Ou bien… un autre amour, de nouveaux jeux ? Puisses-tu jamais, Lampe, * ne voir ces choses ; mais de celle que je t’ai confiée être la gardienne.


XXXIV


Astres et, ô favorable aux amants, belle lumineuse Sélène, * ô Nuit, ô petit instrument compagnon des festins,


Est-ce que l’amoureuse encore dans son lit je la trouverai * éveillée, et vers sa lampe toujours lamentant ?


Ou bien, a-t-elle un amant auprès d’elle ? Sur le seuil, fanées * par les larmes, je suspendrai les suppliantes couronnes.


Avec cette épigraphe : « Kypris, pour toi Méléagre, initié * à tes jeux, suspendit ces dépouilles d’amour. »


XXXV


Pour cela seul, mère de tous les dieux, je te supplie, chère Nuit, * oui je te supplie, compagne éhontée des orgies, redoutable Nuit.


Si quelqu’un, introduit sous la couverture d’Héliodora, * se réchauffe et oublie le sommeil contre cette peau douce,


Que s’endorme la lampe, et lui, dans le giron de cette femme, * lassé, qu’il repose, nouvel Endymion.


XXXVI


On l’a enlevée ! Qui a été assez méchant pour l’attaquer ? * Qui est celui-là qui a osé, même contre Erôs, le combat ?


Allume vite les torches de pin. Cependant… un bruit… Héliodora ! * Reviens encore dans ma poitrine, mon cœur.


XXXVII
(ÉPITAPHE D’HÉLIODORA)


Mes larmes là-bas à travers la terre, Héliodora, * je te les donne, derniers restes d’amour, jusque dans le Haïdas,


Larmes douloureusement pleurées. Sur la lugubre tombe * je verse en libations le souvenir de nos désirs, le souvenir de notre vie intime.


Tristement, car tristement, amie, même dans la pourriture, moi Méléagros * je te pleure, vaine supplication devant l’Akhérôn.


Aïe ! aïe ! où est ma fleur désirée ? Il l’a prise, Haïdas, * il l’a prise ; il a souillé de poussière la fleur nubile.


Mais je t’implore à genoux, ô Terre, nourrice de tout : la malheureuse * doucement dans ton giron, mère, embrasse-la.


LES AMOURS DE DZÉNOPHILA

XXXVIII


Les trois Grâces ont donné trois couronnes à ma maîtresse * Dzénophila, symboles d’une triple beauté.


L’une sur la peau lui a mis le désir, l’autre sur ses formes la passion, * l’autre dans sa voix la douce parole.


Trois fois bienheureuse celle qui tient de Kypris son lit, * de Peïthô sa voix, et sa douce beauté d’Erôs.


XXXIX


Les harmonieuses Muses la Pêctis, et la parole sage * avec Peïthô, et le bel Erôs qui dirige,


Dzénophila, t-ont donné le sceptre des désirs, et ensuite * les trois Grâces-t-ont donné trois grâces.


XL


Dzénophila tient sa beauté d’Erôs, son éternel charme * de Kypris, et des Grâces sa grâce.


XLI


Qui a peint pour moi l’éloquente Dzénophila, mon amie ? * qui m’a amené d’entre les Trois une Grâce ?


Vraiment celui-là fit une gracieuse œuvre * et me donna la Grâce avec grâce.


XLII


Déjà la giroflée blanche fleurit, et fleurit sous la pluie * le narcisse, et fleurissent au hasard des montagnes les lis.


Et déjà l’amoureuse, parmi les fleurs devenue fleur, * Dzénophila fleurit, douce rose de Poïthô.


Prairies, sous vos vaines chevelures brillantes pourquoi riez-vous ? L’enfant vaut toutes vos couronnes parfumées.


XLIII


Douce est ta voix, par Pân l’Arkadien, quand pour la lyre tu chantes * Dzénophila, et c’est un doux air que tu joues.


Où te fuir ? partout m’environnent les Erôs. * Ils ne me laissent pas respirer quelque temps.


Ta beauté me jette le désir, ta voix aussi, * ta grâce, ta… que dire ? Tout. Je suis en feu.


XLIV


Le vase est tout joyeux. Il dit que l’amoureuse * Dzénophila le touche avec sa bouche harmonieuse.


Heureux vase ! Ah ! puissent sous mes lèvres ses lèvres posées * d’un seul souffle prendre mon âme et la boire.


XLV


Bruyants moustiques, impudents et de sang humain * siphons, nocturnes bêtes à deux ailes,


Laissez Dzénophila, je vous supplie, abandonnée au calme sommeil * dormir. Voilà ma peau, mangez-en pour vous occuper.


Mais pourquoi parler ? Les bêtes aussi, sans m’écouter, * jouissent sur cette peau molle où elles s’échauffent.


Mais encore une fois je vous préviens, mauvaises bêtes, rabattez votre audace * ou vous saurez de quoi mes mains jalouses sont capables.


XLVI


Vole pour moi, moucheron, messager rapide, au bord de l’oreille * de Dzénophila ; touche-la, et murmure ceci :


« Il est éveillé. Il t’attend. Et toi, ô oublieuse de tes amants, * tu dors. » Va, vole… Oui, ami des Muses, vole !


Parle bas pour ne pas éveiller aussi celui qui couche avec elle : * tu exciterais sur moi de jalouses colères.


Si tu m’amènes l’enfant, je t’enroulerai dans une peau de lion, * moucheron ! et je donnerai à ta main à porter la massue.


XLVII


Tu dors, Dzénophila, branche alanguie. Puissé-je en toi maintenant * comme un sommeil sans ailes entrer dans tes paupières,*


Afin qu’en toi pas même Lui qui tient les yeux de Dzeus charmés * ne vienne, et que je te possède moi-même, moi seul.


LYKAÏNIS

XLVIII


Dis à Lykaïnis, Dorcas : « Vois comment, amante deux fois vendue, * tu as été prise ! On découvre le faux amour avec le temps. »


XLIX


Va lui dire ces choses, Dorcas. Et deux fois à elle-même * et trois fois, Dorcas, dis-lui tout. Cours.


Ne tarde plus, vole… un instant, un instant, Dorcas, attends ! * Dorcas, où cours-tu avant d’avoir tout compris ?


Ajoute à ce que je t’ai dit depuis longtemps… je suis encore plus fou, * ne dis absolument rien… ou rien que… dis tout !


Ne passe rien ; dis bien tout. Mais pourquoi, Dorcas, * est-ce toi que j’envoie ? Voici qu’avec toi moi-même je suis venu.


L


Je sais que pour moi fut vain ton serment. Ta débauche * se voit aux parfums qui mouillent ta chevelure,


À tes yeux alourdis d’avoir veillé, * à la marque des couronnes autour de tes cheveux serrées ;


On a défait en jouant et mêlé tes boucles ; * sous le vin pur tous tes membres tremblent.


Va-t’en, femme publique ! car t’appelle la joyeuse Pêctis, et le claquement des crotales frappés dans les mains.


LI


Je sais : j’ai tout vu. Laisse les dieux. J’ai tout vu jusqu’au bout. * Je sais. Ne jure plus maintenant. J’ai tout compris.


C’était donc cela, cela, parjure ? Toute seule ailleurs, toute seule, tu voulais dormir, * que d’audace ! et encore, encore elle le dit toute seule !


Ton bel amant ne t’a pas appelée ? Si je ne… Mais pourquoi menacer ? * Va-t’en, mauvaise bête de lit, va-t’en vite…


Mais je te donnerais une trop vive joie. Je sais que tu veux * le revoir. Par ta faute, enfermée ici, demeure.


PHANION

LII



Légères nefs marines, qui dans le détroit d’Hellé * passez ayant reçu dans vos voiles le beau Boréès.


Si quelque part sur la plage de l’île de Kôs vous voyez * Phanion regardant les yeux bleus brillants de la mer,


Cette parole annoncez-lui : « Belle fille, j’arrive, * désireux de toi, et non par mer mais à pied. »


Car si vous lui dites cela, bonnes messagères, aussitôt Dzeus * favorablement soufflera dans vos voiles.


LIII


Je me hâtais de fuir l’Erôs ; mais lui, ayant allumé * un petit phanion dans la cendre me trouva qui me cachais.


Sans avoir tendu son arc, avec le bout de deux ongles de la main * il prit une étincelle, et en moi furtivement la lança.


De là des flammes coururent sur moi. Ô triste feu * qui luit pour moi ! Il y a un grand feu, Phanion, dans mon cœur.


LIV


Il ne m’a pas blessée avec des flèches, Erôs, ni avec une torche allumée * comme avant, mise en flammes sous mon cœur.


Mais portant le compagnon des désirs, le phanion parfumé de Kypris, * il a jeté dans mes yeux la pointe de flamme.


Une lumière est sortie de moi, et le petit phanion a paru * le feu d’une âme enflammée en mon cœur.


DÊMO

LV


Dêmô aux joues blanches, celui qui t’a sous la peau * jouit ; mais en moi maintenant le cœur gémit.


Si le désir sabbatique te possède, il n’y a pas grande merveille, * même dans le froid sabbat est chaud l’Erôs[1].



LVI


Aube, mauvaise amie, pourquoi vite sur le lit te lèves-tu ? * À peine sur la peau de ma Dêmô aimée je m’étais échauffé.


Puisses-tu retourner vite en arrière et devenir le Soir, * ô toi qui jettes une lumière douce, pour moi si amère.


Déjà, en effet, autrefois, chez Alkmêné, tu es venue au-devant de Dzeus * et tu n’ignores pas ta marche en arrière.


LVII


Aube, pourquoi, mauvaise amie, lentement autour du monde tournes-tu * quand un autre se réchauffe sous la couverture de Dêmô ?


Au temps où souple en mon giron je te possédais, vite tu te levais * et tu m’envoyais ta lumière malveillante.


LVIII


Messager d’aurore, salut Phaësphoros ! et vite puisses-tu devenir * Hesperos, ramenant en secret celle que tu as chassée.


LIX


Par Kypris nageuse dans les flots céruléens, * c’est aussi par la beauté qu’est Tryphéra tryphéra.


ASKLÉPIAS

LX


L’amoureuse Asklépias, de ses yeux bleus comme une mer tranquille, * conseille à tous le voyage amoureux.


XLI


Si tu as vu Kallistion nue, ô étranger, tu diras : * elle a changé la double lettre des Syracusains.


LXII


Il a de la glu, ton baiser ; et tes yeux, Timarion, du feu. * Si tu regardes tu brûles. Si tu touches tu prends.


LXIII


Et même Erôs l’ailé dans les airs est enchaîné, * pris par tes yeux, Timarion.


LXIV


Plus maintenant Timarion, qui autrefois était comme la charpente d’une nef creuse, * ne porte le riche rang de rames de Kypris.


Le haut de son dos, comme la corne d’un mât, * est courbé, sa tresse blanche flotte comme le grand câble.


Comme des voiles retombantes pendent les lambeaux de ses mamelles ; * comme par la mer sa poitrine est sillonnée de rides.


En bas, toutes les avaries du vaisseau. Dans la coque, la mer * monte ; et les genoux ont le tremblement de l’Océan.


Malheureux ! de son vivant sur le marais Akhérouside * il naviguera, celui qui montera sur cette vieille icosore.


LXV


Le flot amer d’Erôs, les souffleuses d’insomnie : * les jalousies et la mer hivernale des orgies…


Où suis-je entraîné ? Toujours mon âme laisse tomber la barre ; * est-ce qu’une fois de plus l’amoureuse Skylla va nous apparaître ?


LXVI

ÉPITAPHE DE KLEARISTA


Ce n’est pas son fiancé, c’est le Haïdas qu’à ses noces Klearista * a reçu, ayant délié sa ceinture de virginité.


Tout à l’heure, les flûtes du soir disaient la douleur joyeuse de la vierge * et les portes de la chambre étaient frappées bruyamment.


Les flûtes du matin ont poussé des hurlements, et l’hyménée * silencieux en lamentable cri s’est changé.


Ce sont les mêmes qui éclairaient les rideaux de ton lit de noces, * ces torches de pin, ô morte, qui t’ont montré la route…

  1. L’épigramme sur Dêmo la « sabbatique » concerne évidemment une Israélite qui pourtant porte un nom grec ; le nom grec de Méléagre n’est donc pas une preuve de sa prétendue origine hellénique.
    Cette même épigramme ne prouve pas non plus, par son esprit, cette origine. En s’hellénisant, Méléagre avait pu renier sa religion natale comme les Augustin, les Clément d’Alexandrie le firent plus tard.
    Comparer minutieusement telles images et expressions de M. avec le style du Cantique des Cantiques et des Moallakât (nombreux exemples). (Note de P.-L.)