Œuvres complètes de Pierre Louÿs, tome 1/Poésies de Méléagre, suivies de Mimes des Courtisanes/II. EROS
II
ÉROS
IV
Je crie : « Il a été perdu : Érôs, le sauvage. » Il n’y a qu’un instant, * matinal, hors de mon lit, il est parti, s’étant envolé.
C’est un enfant qui a le charme des larmes, qui parle sans cesse, vif et hardi, * riant à nez ouvert, ailé, pharétrophore.
Son père, je ne pourrais pas dire qui c’est : ni Aïther, * ni Khthôn ne disent avoir enfanté l’audacieux, — ni Pélagas.
Partout et par tous il est haï. Or prenez garde *, de peur qu’aujourd’hui dans vos âmes il ne pose d’autres filets.
V
Qu’il soit vendu ! même s’il est au sein de sa mère endormi, * qu’il soit vendu ! pourquoi aurais-je cet intrigant à nourrir ?
Il est camus, hypoptère ; avec le bout de ses ongles * il griffe ; il pleure et souvent, à la fois, il rit ;
Pour comble il est entêté, bavard, curieux, * sauvage : même avec sa mère aimée il ne s’apprivoise pas.
Tout un monstre : c’est pourquoi il sera vendu. Si, au départ, * quelque marchand veut acheter l’enfant, qu’il s’avance !
VI
Oui, par Kypris, Érôs, je te brûlerai tout au feu, * ton arc, et ton carquois porteur de flèches de Scythie.
Je les brûlerai, oui. Pourquoi ris-tu sottement sous ton nez épaté * en soufflant du nez ? Dans un instant tu riras jaune.
Car ces porteuses de Désirs, tes ailes rapides enfin coupées, * je serrerai à tes pieds une entrave d’airain.
Mais ce sera pour moi une victoire à la Kadmos, si, près de moi, * je t’unis à mon âme comme le lynx dans la chèvrerie.
VII
VIII
Trois Kharites, trois douces vierges Heures, * trois Désirs amoureux me jettent des flèches.
IX
Le dé en soit jeté ! Allume. J’irai. Allons, ose, * lourd de vin, qu’est-ce que tu as à réfléchir ? J’irai à l’orgie.
J’irai à l’orgie ? Où vas-tu, mon cœur ? Mais avec l’amour pourquoi raisonner ? * Allume vite ! Où sont mes mœurs d’autrefois !
X
Bien que des ailes rapides à ton dos s’étendent, * et malgré, de ton scythique arc, les flèches au loin lancées,
XI
Ô homme, venez à mon secours ! De la mer sur la terre * à peine, après mon premier voyage, ai-je posé les pieds,
Que m’entraîne de là le violent Érôs. Comme montrant une flamme * brille la beauté de l’enfant amoureux à voir.
Je mets mes pas dans ses pas, et dans l’air, par une illusion douce, * j’abstrais sa forme et je l’embrasse avec ses lèvres.
XII
Je suis couché. Foule aux pieds ma nuque, cruel daïmôn.* Je te connais, oui, par les dieux, et que tu es lourd à porter.
XIII
Toujours bruit en mes oreilles la voix d’Érôs ; * mon œil silencieux consacre aux désirs ses larmes douces.
Ni la nuit ni le jour ne m’ont endormi, mais sous les philtres * déjà mon cœur quelque part se creuse.
XIV
Ni les boucles de Timo, ni le scandale d’Héliodora, * ni le prothyre parfumé de Timarion,
Ni le mou sourire d’Antikleia aux yeux de bœuf, * ni les couronnes de Dorothéa nouvelles-fleuries,
XV
Oui, par les belles amoureuses boucles de Timo, * par la peau parfumée de Dêmô, hanteuse de rêves.
Oui encore, par les jeux aimés d’Ilias, par cette veilleuse * allumée qui de nos orgies boit tous les chants lyriques,
XVI
EROS ET PSYKHÈ
XVII
Ne t’ai-je pas crié ces choses, Psykhè ? « Par Kypris tu es prise, * ô malheureuse amante, pour avoir à la glu trop souvent volé. »
N’ai-je pas crié ? Le filet t’a prise. Pourquoi vainement dans tes liens * palpites-tu ? Érôs lui-même t’a lié les ailes,
T’a mise sur le feu, a versé des parfums sur toi défaillante, * et donné à l’altérée des larmes chaudes à boire.
Ô Psykhè lassée, tantôt par le feu tu brûles, * tantôt la fraîcheur t’évente et tu recueilles ton haleine.
Pourquoi pleures-tu ? Lorsque dans ton giron l’inexorable Érôs * tu nourrissais, ne savais-tu pas qu’il se nourrissait contre toi ?
Ne savais-tu pas ? Maintenant, connais le prix de la belle nourriture, * toi qui ensemble le feu et la fraîche neige as reçus ?
XVIII
Psykhè en larmes, pourquoi la blessure fermée d’Érôs * à travers tes entrailles encore une fois se rouvre-t-elle ?
Non, non ! je t’en prie par Dzeus : non, par Dzeus ! ô volontairement folle ! * Ne remue pas sous la cendre le feu qui rougeoie par-dessous.
Car aussitôt, ô oublieuse de tes maux ! si, encore une fois fugitive, * Érôs te reprend et te possède, la déserteuse sera mal traitée.
XIX
EROS ET KYPRIS
Quoi d’étrange si le fléau des mortels, Érôs, a des flèches de feu * qu’il lance, et des yeux effrontés qui amèrement rient ?
Sa mère n’aime-t-elle pas Arès ? N’est-elle pas femme * de Haphaïstos, habituée au feu et aux épées ?
Et la mère de sa mère, n’est-ce pas sous le fouet des vents Thalassa * farouche et hurlante ? Son père ce n’est ni celui-là ni un autre.
XX
Terrible Érôs, terrible ! Mais pourquoi davantage et encore dire * et encore, gémissant souvent : terrible Erôs.
Car l’enfant rit de tout cela ; et souvent de ce qu’on lui reproche * il se réjouit ; quand je lui dis des injures il est même heureux.
XXI
En offrande à toi, Méléagre consacre sa lampe familière, * Kypris aimée. Elle fut initiée à tes nuits blanches.