Œuvres complètes de Pierre Louÿs, tome 1/Poésies de Méléagre, suivies de Mimes des Courtisanes/XI. LA MÉPRISE

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Slatkine reprints (p. 263-272).





XI

LA MÉPRISE





JOESSA (Violette), courtisane.


PYTHIAS, sa maîtresse.


LYSIAS, son amant.




joessa
Tu te fais prier, Lysias, par moi ? C’est bien. Jamais je ne t’ai demandé d’argent ; jamais je ne t’ai laissé à la porte en disant : « Un autre est là. » Jamais je ne t’ai forcé d’abuser ton père ou de soutirer quelque chose à ta mère pour me faire des cadeaux comme les autres courtisanes ; mais dès le début je t’ai reçu pour rien. Tu sais quels bons amants j’ai renvoyés : Etoclès, aujourd’hui prytane, et Pasiôn l’armateur et ton camarade Mélissos dont le père est mort, ce qui le rend possesseur de toute sa fortune. Il n’y a que toi qui ait toujours été mon Phaon ; je n’ai regardé que toi, je n’ai admis que toi dans ma chambre. J’étais assez folle pour croire à tout ce que tu jurais, et à cause de cela je restais sage pour toi comme une Pénélopê, quoique ma mère criât et s’en plaignît à mes amies. Toi, depuis que tu comprends que tu m’as dans la main et que je m’épuise de désir pour toi, tu joues avec Lykainê[1] devant moi pour me faire de la peine, ou bien tu me fais l’éloge de Magidion[2] la joueuse de cithare, quand nous sommes couchés ensemble ; moi je pleure à cause de cela et je me sens outragée…

L’autre jour tu étais à boire avec Thrasôn et Diphilos, la joueuse de flûte Kymbalion[3] était là aussi, et Pyrallis[4] qui est mon ennemie ; tu as donné cinq baisers à Kymbalion, je ne m’en suis pas inquiétée ; tu n’insultais que toi en embrassant cette femme ; mais combien de signes as-tu faits à Pyrallis ! et en buvant tu lui présentais la coupe, et en la rendant au petit esclave tu lui disais à l’oreille de ne verser à aucun autre si Pyrallis ne le demandait. Enfin tu as mordu dans une pomme et après avoir vu que Diphilos était occupé ailleurs et parlait à Thrasôn, tu t’es baissé et tu as envoyé la pomme bien adroitement entre les cuisses de Pyrallis sans chercher à te cacher de moi. Elle l’a baisée et l’a glissée entre ses seins, sous son bandeau…

Pourquoi donc fais-tu cela ? t’ai-je jamais fait ne injure, petite ou grande ? T’ai-je causé une peine ? En ai-je regardé un autre ? N’est-ce pas pour toi seul que je vis ? (Elle pleure.) Ce n’est pas bien, Lysias, d’affliger une malheureuse femme qui est folle de toi. Mais il est une, déesse, Adrastéia, qui voit ces choses-là ; peut-être à ton tour pleureras-tu bientôt quand tu apprendras que je me suis étranglée dans mon lit avec un lacet ou que je me suis jetée dans un puits la tête la première, ou que j’ai trouvé la mort d’une manière quelconque pour que ma vue ne t’importune plus. Tu triompheras alors, comme si tu avais fait une action d’éclat… Mais pourquoi me regarder en dessous et serrer les dents. Si tu as des reproches à me faire, parle, Pythias nous jugera… Qu’est-ce que tu as ?… (Lysias s’en va.) Tu t’en vas sans me répondre et en me laissant là ?… (Elle pleure.) Tu vois, Pythias, ce que j’ai à souffrir de Lysias !

pythias
Ô le grossier, qui n’est pas attendri par ces larmes ! tu es une pierre, tu n’es pas un homme. (À Joessa) Il faut dire aussi que c’est toi, Joessa, qui l’as gâté en l’aimant trop et en le lui laissant voir. Il ne fallait pas le rechercher tant que cela. Les hommes deviennent méprisants quand ils s’en aperçoivent. Ne pleure plus, pauvre chérie ; et si tu me crois, ferme-lui la porte une fois ou deux quand il viendra, tu le verras bientôt s’échauffer et devenir fou de toi à son tour.
joessa, toujours pleurant.
Ah ! ne me dis pas cela ! Que je ferme ma porte à Lysias, moi ? Pourvu qu’il ne s’en aille pas le premier !
pythias
Mais il revient.
joessa
Tu nous as perdues, Pythias. Il t’a entendu dire : « Laisse-le à la porte. »
lysias
Ce n’est pas à cause d’elle que je reviens, Pythias. Je ne veux même plus regarder cette femme. Mais c’est pour toi, pour que tu ne penses pas mal de moi, et que tu ne dises pas : Lysias est un homme sec.
pythias
Tu peux être sûr que je l’ai dit, Lysias.
lysias, éclatant.
Alors tu veux que je souffre que cette Joessa, qui pleure maintenant, me trompe ? l’autre jour je l’ai surprise couchée avec un jeune homme !
pythias, qui trouve cela tout naturel.
Lysias, après tout, elle est courtisane. Mais quand les as-tu trouvés couchés ensemble ?
lysias
Il y a à peu près cinq jours… par Dzeus cinq jours, oui ; c’était le deux et aujourd’hui nous sommes le sept. Mon père qui me savait l’amant de cette vertueuse fille, m’enferma en défendant au portier de m’ouvrir. Moi, ne pouvant supporter de ne pas m’unir à elle, j’ordonnai à Dromôn de se baisser devant le mur de la cour, du côté où il est le plus bas, et de me recevoir sur ses épaules, ce qui se fit sans difficulté… Mais pourquoi en dire tant ? Je passai par-dessus, je vins ici, je trouvai la porte fermée avec soin ; on était au milieu de la nuit. Je ne poussai pas la porte, je la soulevai doucement, ce que j’avais déjà fait une fois ; elle tourna sur ses gonds et j’entrai sans bruit. Tout le monde dormait ; je suivis la muraille à tâtons et j’arrivai au lit. (Un temps.)
joessa, à part.
Que va-t-il dire, ô Damater ? je suis à l’agonie.
lysias
Comme je n’entendais as qu’une seule respiration, j’ai cru d’abord que Lydê était couchée avec elle ; mais ce n’était pas cela, ô Pythias. En tâtant, j’ai senti un visage délicat, sans barbe du tout, une tête rasée jusqu’à la peau d’où montaient des parfums. À ce moment, si j’avais eu une épée, cela n’aurait pas été long, sachez-le bien… Pourquoi riez-vous toutes les deux, cela te semble risible, Pythias, ce que je raconte ?
joessa, riant.
Voilà, Lysias, ce qui t’a fait de la peine ? C’était Pythias qui couchait avec moi.
pythias, honteuse.
Ne le lui dis pas, Joessa.
joessa
Pourquoi ne le lui dirais-je pas ? C’était Pythias, mon chéri. Je lui avais fait dire de venir pour que nous couchions ensemble. J’étais si triste de ne pas t’avoir.
lysias
C’était Pythias ce jeune homme rasé jusqu’à la peau ? et depuis six jours il lui a poussé une chevelure pareille.
joessa
Elle est rasée depuis… une maladie, Lysias. Ses cheveux tombaient. Montre, Pythias, montre comme cela est, pour qu’il nous croie. (Pythias ôte sa chevelure.) Voilà l’éphèbe, l’adultère dont tu étais jaloux.
lysias
Il ne fallait donc pas l’être, ô Joessa ? J’étais amoureux et j’avais touché moi-même.
joessa, triomphante.
Alors tu es convaincu ? Veux-tu que je te rende la peine que tu m’as faite ? C’est à mon tour d’être en colère, et justement.
lysias
Non. Allons boire, et Pythias avec nous. Il est juste qu’elle assiste aux libations de notre paix.
joessa
Elle y assistera. Oh ! que j’ai souffert à cause de toi, Pythias, ô le meilleur des jeunes amants !
pythias
Mais il vous a réconciliés. C’est pourquoi il ne faut pas que tu m’en veuilles. Seulement, je t’en prie, Lysias, ne parle à personne de ma perruque.
  1. La Louve.
  2. Petit-pain-au-miel.
  3. Petite-cymbale.
  4. Rouge-gorge.