Œuvres complètes de Platon/Dialogues suspects/Introduction

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Dialogues suspects (Second Alcibiade. Hipparque. Minos. Les Rivaux. Théagès. Clitophon) : Introduction
Traduction par Joseph Souilhé.
Texte établi par Joseph SouilhéLes Belles Lettres (Œuvres complètes, tome XIII, 2e partiep. v-xi).


INTRODUCTION



Les dialogues
apocryphes.

À l’époque où les premiers éditeurs commencèrent à recueillir les œuvres de Platon, circulaient, sous le nom du philosophe, un bon nombre de dialogues dont personne n’admettait alors l’authenticité. Diogène-Laërce, à la suite du catalogue de Thrasylle, en cite une douzaine : la plupart d’entre eux nous sont inconnus. « Parmi les dialogues, écrit-il, on rejette unanimement Midon ou l’éleveur de chevaux, Éryxias ou Érasistrate, Alcyon, les Akephaloi[1] ou Sisyphe, Axiochos, les Phéaciens, Démodocos, l’Hirondelle, la Semaine, Épiménide. De ce nombre, l’Alcyon paraît être l’œuvre d’un certain Léon, comme le prétend Favorinus au chapitre v de ses Commentaires[2] ». D’autres titres nous ont encore été transmis par les anciens. Athénée signale un Cimon ; Doxopater, un Thémistocle ; enfin, une liste arabe qui remonterait à Théon de Smyrne fournirait également des indications nouvelles[3]. Peu de ces dialogues ont survécu à la ruine des grandes bibliothèques. À peu près seuls, les ouvrages rangés par Olympiodore dans la catégorie des νόθοι nous restent encore : Sisyphe, Démodocos, Alcyon, Éryxias et les Définitions[4]. Il faut ajouter Axiochos, mentionné par Diogène, et les deux petits écrits περὶ δικαίου et περὶ ἀρετῆς dont ne parlent ni Diogène ni Olympiodore. Ces quelques œuvres, presque toutes assez courtes et d’assez mince importance, figurent dans les manuscrits médiévaux. Au temps de Thrasylle, elles devaient être insérées en appendice dans le corpus platonicum[5]. On essayait cependant de déterminer leurs auteurs. Les Définitions étaient attribuées à Speusippe. Nous avons vu que Favorinus restituait l’Alcyon à un certain Léon, peut-être l’académicien Léon de Byzance, et tel était aussi l’avis d’Athénée[6]. Enfin, on a aussi songé à Eschine et on a mis à son compte quelques-unes de ces compositions. Suidas nous a conservé la liste non seulement des dialogues d’Eschine reconnus authentiques par Diogène-Laërce[7], mais encore d’une série d’écrits désignés par le terme Akephaloi (οἱ καλούμενοι Ἀκέφαλοι) et qui, très probablement, correspondent aux apocryphes mentionnés, sans indication de titres, par Diogène[8]. Ce sont : Phédon, Polyaenos, Dracon, Éryxias, sur la Vertu, Érasistrate, les Skutikoi. Si l’on en croit Diogène, qui se réfère à Persée[9], une partie de ces Akephaloi serait l’œuvre de Pasiphonte d’Érétrie, mais une partie seulement. Les autres ne doivent pas être distingués, semble-t-il, des apocryphes platoniciens. Une confusion a dû se produire à cause, sans doute, de l’incertitude de l’auteur : les titres περὶ ἀρετῆς, Érasistrate, que l’on a séparé d’Éryxias, mais qui est en réalité une dénomination différente d’un même dialogue[10], ont été transportés indûment de la collection platonicienne à celle des ouvrages d’Eschine[11]. Quant à l’Axiochos, inscrit au catalogue d’Eschine parmi les dialogues authentiques, il est bien distinct de l’Axiochos pseudo-platonicien, comme en témoignent les fragments qui nous restent.


Les dialogues
suspects.

Si certains dialogues accueillis dans le corpus platonicum étaient regardés sans aucun doute comme apocryphes, tous ceux qui avaient été classés en trilogies ou en tétralogies n’étaient pas pour cela considérés comme nécessairement authentiques. On en tenait plusieurs pour suspects déjà dans l’antiquité. Athénée, par exemple, nous rapporte que des critiques attribuaient à Xénophon le Second Alcibiade ; Élien n’acceptait pas en toute confiance l’Hipparque ; Thrasylle hésitait à désigner Platon comme l’auteur des Rivaux ; Proclus rejetait résolument l’Épinomis.

Les érudits modernes ne s’en sont pas tenus aux doutes des anciens. À l’examen, d’autres dialogues, comparés à ceux pour lesquels la question d’origine ne se pose pas, tellement elle est évidente, leur ont paru porter des traces assez claires d’inauthenticité. La doctrine, la langue, la médiocrité littéraire, voilà des indices qui, maniés sagement, peuvent faire la lumière. Au cours du xixe siècle, l’athétèse a été exagérée jusqu’à l’absurdité. Cependant, de l’aveu à peu près unanime des critiques les plus modérés, on note légitimement comme suspects et on ajoute à la liste des anciens : Minos, Théagès, Clitophon.


Origine de
ces dialogues.

Comment expliquer la présence de ces apocryphes au milieu des œuvres authentiques ? On sait que la collection des écrits composés par les chefs d’école nous est généralement parvenue, grossie de l’apport des disciples ou des imitateurs. Le corpus édité sous le nom d’Hippocrate contient une multitude de traités dont il est impossible d’identifier l’auteur, et qui reflètent la mentalité d’époques assez diverses et même d’écoles médicales opposées entre elles. L’édition de Démocrite comprenait non seulement les ouvrages de Leucippe et de Démocrite, mais encore ceux de l’école d’Abdère, mélangés aux premiers, sans qu’il fût possible de distinguer les uns des autres. De même, aux traités aristotéliciens se sont joints, au cours des années, de nombreuses dissertations qui se rattachaient aux doctrines du Lycée et ont fini par être englobées dans l’édition définitive d’Aristote. La collection platonicienne a subi un sort semblable. Il nous paraît très probable que les dialogues dits suspects, inscrits dans les catalogues d’érudits comme Aristophane de Byzance et Thrasylle, sont l’œuvre d’académiciens, désireux d’essayer leurs talents et de rivaliser avec leur maître. Placer ses travaux sous l’égide de celui qui les avait inspirés, c’était, en quelque sorte, un hommage naïf de reconnaissance, mais aussi une satisfaction d’amour-propre, si la copie parvenait à donner l’illusion de l’original.

On ne peut, croyons-nous, assigner la même origine aux dialogues reconnus de bonne heure comme apocryphes. Ces derniers s’échelonnent entre le ive et le ier siècle. Leurs auteurs, des sophistes, peut-être, ou quelques sectateurs d’écoles socratiques, ne se contentent pas de plagier tel ou tel écrit célèbre de Platon, mais, pour achalander leurs productions, ou même pour mieux en assurer la vente, ils s’éclipsent derrière le nom du Maître. Les témoignages anciens nous certifient, en effet, que la cupidité ne fut pas un des moindres stimulants de la fraude. Surtout après la fondation des grandes bibliothèques d’Alexandrie et de Pergame, les bibliothécaires, avides d’augmenter leurs richesses intellectuelles, acceptaient facilement tout ce qu’on leur offrait comme provenant d’un écrivain en renom et payaient largement. Une telle accueillance et une telle libéralité étaient fort dangereuses et ne manquèrent pas de favoriser l’industrie des faussaires[12]. Plusieurs de nos dialogues apocryphes sortent, sans doute, de ces officines frauduleuses. On les vendait comme de Platon, et les conservateurs des bibliothèques les prenaient, au moins sous bénéfice d’inventaire. Mais on ne tarda pas à découvrir et à proclamer leur inauthenticité. Probablement l’édition d’Atticus, qui rangeait les dialogues suivant l’ordre tétralogique établi par Dercyllidès reproduit par Thrasylle, rejetait déjà en appendice les νοθευόμενοι[13].


Valeur de
ces dialogues.

La valeur philosophique ou littéraire de ces compositions est généralement assez médiocre. Quelques-unes d’entre elles cependant ne manquent pas d’élégance, et le pastiche des Rivaux, par exemple, est assez heureux. Mais c’est du point de vue historique que ces œuvres présentent un réel intérêt. Elles font revivre en partie sous nos yeux l’activité intellectuelle de l’Académie et des milieux plus ou moins apparentés à l’école platonicienne. Nous savons par les témoignages anciens qu’il existait une multitude d’écrits provenant des cercles socratiques ou des cercles de rhéteurs et de sophistes. Quelques rares fragments sont seuls arrivés jusqu’à nous. Les dialogues pseudo-platoniciens peuvent nous donner une idée d’un genre de littérature qui gravita pendant des siècles autour des noms de Socrate et de Platon. Ils nous apprennent combien fut répandue la mode du dialogue inaugurée en Grèce au ive siècle et qui visait probablement à reproduire les pittoresques conversations du vieux maître légendaire dont l’empreinte sur toute une génération avait été si puissante. Ils nous font connaître les thèmes en vogue ; ils nous révèlent naïvement, parfois maladroitement, les procédés, j’allais dire les trucs, en usage dans ces sortes de compositions, procédés que l’art de Platon estompe soigneusement. Aussi, par là, sont-ils fort instructifs pour la critique littéraire. À ces titres, les dialogues apocryphes méritent de figurer en appendice dans une édition complète des œuvres de Platon.


Notre édition comprend tous les dialogues reconnus généralement comme suspects, c’est-à-dire, le Second Alcibiade, Hipparque, Minos, les Rivaux, Théagès, Clitophon. Nous faisons exception pour l’Épinomis qui ne sera pas publié ici. Ce dialogue, en effet, nous semble devoir être séparé des précédents. Il pourrait être authentique, et la tradition contraire s’est établie sur un texte douteux de Diogène-Laërce et sur une appréciation très personnelle et très peu sûre de Proclus. De plus en plus, les critiques modernes sont portés à restituer cet ouvrage à Platon. En tout cas, l’Épinomis a des rapports tellement étroits avec les Lois qu’il est préférable, pour le comprendre, de ne pas le dissocier de ce dernier écrit. Aussi la direction de l’Association Guillaume Budé a décidé de l’éditer en appendice aux Lois.

Pour les apocryphes, nous les reproduisons dans la 3e partie de ce volume, tels que les manuscrits nous les ont transmis, sauf l’Alcyon que l’on trouve également parmi les manuscrits de Lucien. Nous nous conformons ainsi à l’usage de plusieurs éditeurs modernes. L’Alcyon sera publié avec les œuvres de Lucien[14].


  1. Le terme Ἀκέφαλοί est assez malaisé à comprendre. Signifie-t-il : les ouvrages dont l’auteur est incertain ? Mais on ne voit pas alors pourquoi les dialogues qui précèdent, Midon, Éryxias, Alcyon ne sont pas rangés dans la même catégorie que Sisyphe et les suivants. Faut-il entendre : des dialogues qui n’ont pas de préambule ? Mais ce sens ne conviendrait pas à l’Axiochos, par exemple. Peut-être faudrait-il lire, comme le conjecture Hermann, non pas ἀκέφαλοι ἢ, mais ἀκέφαλοι η’. Diogène signalerait, après Alcyon, 8 dialogues sans préambule dont il n’indique pas les titres. On pourrait compter parmi eux le περὶ δικαίου et le περὶ ἀρετής. Plusieurs critiques cependant n’admettent pas la lecture de Hermann et préfèrent conserver le texte de la vulgate. Cf. Pavlu, Wiener Studien I, p. 63-66, 1912 ; Alline, Histoire du texte de Platon, p. 36, note 1 ; H. Krauss, Aeschinis Socratici reliquiae, Leipzig, Teubner, 1911, p. 27, note 35.
  2. Diog. L. III, 62.
  3. Cf. Zeller, Die Philosophie der Griechen, II5, 1, p. 437, note 1.
  4. Prolégomènes, ch. xxvi.
  5. Alline, op. cit., p. 37.
  6. XI, 506 c, cf. Alline, p. 43.
  7. II, 61.
  8. II, 60.
  9. II, 60, 61. Cf. l’explication du texte dans Krauss, op. cit., p. 27, note 35.
  10. Diog. L. III, 62.
  11. Cf. Krauss, op. cit., p. 7, note 1, p. 30.
  12. Cf. le témoignage de Galien, De Nat. hom. I, 42, de Diogène Laërce, à propos des ouvrages attribués à Ménippe, VI, 100, d’Ammonios, au sujet des livres d’Aristote, Schol. in Arist., 28 a, 43…
  13. Cf. Alline, op. cit., p. 112-121.
  14. Je tiens à exprimer toute ma reconnaissance à M. A. Diès pour ses conseils si utiles et ses précieuses suggestions. Je remercie aussi ceux de mes élèves qui ont bien voulu me prêter leur concours pour la correction des épreuves.