Œuvres complètes de Platon/Introduction

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Traduction par Maurice Croiset.
Texte établi par Maurice CroisetLes Belles Lettres (p. 1-18).



INTRODUCTION




I

BIOGRAPHIE SOMMAIRE DE PLATON[1]


Famille de Platon.

Platon naquit à Athènes ou à Égine, en 427 avant notre ère.

Il appartenait à une des meilleures familles d’Athènes. Fils d’Ariston, il se rattachait par sa lignée paternelle au vieux roi Codros et à la race des Mélanthides. Sa mère, Périctioné, descendait de Dropidès, frère du législateur Solon. Elle était la sœur de Charmidès, qui joua un rôle dans la politique athénienne à la fin du ve siècle comme un des principaux membres de la faction aristocratique ; elle avait pour cousin germain le célèbre homme d’État Critias, chef du même parti et principal auteur de la révolution de 404. Platon eut deux frères, plus jeunes que lui, Adimante et Glaucon, dont il a fait les principaux interlocuteurs de Socrate dans sa République ; il eut aussi une sœur, Potoné.


Son éducation et ses premières études.

À défaut de renseignements précis sur son éducation, son œuvre atteste, à n’en pas douter, une culture étendue et variée. Il se nourrit, tout jeune, de la lecture des grands poètes nationaux, d’Homère en particulier. Et, plus tard, il s’instruisit incontestablement dans toutes les sciences alors pratiquées, en manifestant toutefois une préférence pour les mathématiques. Rien n’autorise à douter qu’il ne se soit aussi essayé, lorsqu’il était jeune, à la poésie dramatique, comme le rapporte un de ses biographes. On ajoute qu’il était robuste et réussissait également dans les exercices gymnastiques. On ne saurait être surpris qu’ayant réalisé en lui-même ce bel équilibre de l’esprit et du corps, il l’ait particulièrement loué et recommandé, lorsqu’il composa sa République.

La politique, qui avait attiré plusieurs membres de sa famille, ne semble pas l’avoir séduit pareillement. Quelles qu’aient été ses raisons, il s’en abstint et se tourna de bonne heure vers la philosophie. Celle-ci était alors la science par excellence : elle comprenait, en fait, presque toutes les connaissances ; elle répondait à toutes les plus nobles curiosités. Elle devait plaire à ce puissant esprit, avide de savoir.

Celle des physiologues ioniens, qui s’étaient proposé d’expliquer les grands phénomènes de l’univers, s’offrit à lui dans les écrits d’Héraclite, interprétés par son disciple Cratyle. Ce fut, dit-on, sa première étude. Il y a tout lieu de croire que, dès sa jeunesse, il connut également les œuvres de Parménide, de Xénophane et de Zénon, et aussi celles d’Empédocle et d’Anaxagore, plus ou moins répandues à Athènes et discutées dans les milieux intellectuels.


Ses relations avec Socrate.

Mais, à vingt ans, vers 407, il fut mis en relations avec Socrate et, dès lors, se donna entièrement à lui.

Tout, dans ce maître nouveau, l’attirait : sa vertu souriante, sa bonhomie, la finesse vraiment attique de son esprit, sa critique incisive et pénétrante, habile à démasquer toutes les fausses apparences, la vivacité de sa pensée, riche en aperçus nouveaux. Négligeant systématiquement les problèmes de l’univers, Socrate s’attachait uniquement à l’homme et visait à dégager les principes directeurs de la vie. En l’écoutant, en l’interrogeant, en discutant avec lui, Platon à son tour s’éprit passionnément de morale. Pour quelque temps au moins, ses autres préoccupations passèrent à l’arrière-plan. Et dans cette nouvelle étude, la méthode du maître, également nouvelle, s’imposa à son esprit. Il admira cette sincérité qui se refusait à dogmatiser, cette prudence modeste qui se faisait ignorante à dessein pour chercher plus librement la vérité. Il fut captivé par l’art merveilleux avec lequel Socrate savait interroger, suivre une idée comme à la piste, et, de question en question, amener ses interlocuteurs soit à reconnaître leurs erreurs, soit à découvrir avec lui, ou même avant lui, quelque chose de la vérité cherchée. Pendant huit années, de 407 à 399, il ne se lassa pas d’étudier cette dialectique : elle lui paraissait de plus en plus féconde. Et elle prit tellement possession de son esprit, qu’après la mort de son maître il ne conçut rien de mieux que de l’imiter.


Ses voyages.

Le procès et la condamnation de Socrate, en 399, durent être, pour cette âme ardente, une douleur sans égale. Plein d’un regret déchirant et d’une légitime indignation, il ne voulut plus rester à Athènes. Quelques amis de celui qui venait de disparaître se groupaient à Mégare autour du plus âgé d’entre eux, Euclide. Il se réfugia auprès d’eux. La durée du séjour qu’il y fit ne nous est pas connue. On peut l’évaluer par conjecture à trois années environ. Euclide était à la fois un socratique et un éléate. Tout en s’intéressant, comme Socrate, à la morale, il pratiquait la dialectique la plus subtile. L’esprit de Platon n’y répugnait pas. Il dut subir là une influence qu’on ne peut guère méconnaître, dans ses premières œuvres surtout.

C’est de Mégare, probablement, qu’il se rendit en Égypte et à Cyrène. Le voyage à Cyrène ne semble avoir été qu’une simple visite à un mathématicien illustre, Théodore, qui y tenait école. Celui d’Égypte eut plus d’importance et sans doute plus de durée. Nous savons que Platon séjourna quelque temps à Héliopolis, ville célèbre du Delta, où il eut commerce avec le collège sacerdotal qui y résidait. La science astronomique y était en honneur. Il en fit son profit. Mais il n’est pas douteux que l’Égypte ne l’ait intéressé à bien d’autres titres. La constitution, les mœurs, les traditions antiques, la religion de ce peuple, si différent des Grecs, ne pouvaient manquer de provoquer sa curiosité et ses réflexions. On trouve dans ses écrits d’assez nombreux souvenirs qui en sont autant de témoignages.


Retour à Athènes. Première série de dialogues.

En 395 éclata, entre Sparte et Athènes, la guerre dite de Corinthe, dans laquelle le roi de la basse Égypte, Néphirétès, fut l’allié de Sparte. Platon ne put guère prolonger son séjour en ce pays au delà de cette date. Il est fort possible même qu’il soit rentré à Athènes dès 396.

Il paraît y avoir séjourné sans interruption jusque vers 388, tout adonné à ses études préférées et à ses méditations. D’ailleurs, il ne les gardait pas pour lui seul. Une série de dialogues, commencée vraisemblablement dès le temps de son séjour à Mégare, paraissait alors et faisait apprécier aux lecteurs athéniens un admirable talent d’écrivain, associé à un génie philosophique de premier ordre. Citons particulièrement l’Apologie de Socrate, le Lysis, le Charmidès, le Lachès, le Grand Hippias, le Protagoras, le Gorgias, le Ménon, sans parler de quelques autres œuvres moins importantes. Il y mettait en scène son maître, tel qu’il l’avait connu, tel qu’il le voyait toujours en imagination, et il le montrait conversant, comme il avait eu l’habitude de le faire, avec des interlocuteurs de rencontre, extrêmement divers, suivant la méthode qui avait été la sienne. Les idées essentielles étaient bien celles de Socrate ; le ton même, l’ironie gracieuse, la bonne humeur et la bonne foi qui l’avaient caractérisé, s’y retrouvaient pour le plus grand plaisir du public. Ce qui n’empêchait pas que la personnalité de l’auteur, sa malice satirique, son imagination charmante, sa grâce et sa souplesse naturelles n’y fussent partout sensibles. Quel fut le succès de ces chefs-d’œuvre ? nous l’ignorons ; mais on ne peut guère douter qu’il n’ait été fort vif. Il y avait trop d’hommes de goût à Athènes pour qu’ils n’y aient pas été appréciés. Ceux que la philosophie seule n’aurait pas réussi à retenir trouvaient à se délecter dans ces dialogues si vivants, qui étaient autant de fines et spirituelles comédies.


Premier séjour
en Sicile.

Vers 388, la guerre touchait à sa fin ; les hostilités étaient à peu près suspendues en fait. Platon se résolut à voyager de nouveau. L’intérêt qu’il prenait alors aux doctrines pythagoriciennes et orphiques s’était manifesté dans le Gorgias et dans le Ménon. Ce fut probablement le motif principal qui lui inspira le désir de visiter l’Italie méridionale et la grande Grèce. En ce temps, l’illustre pythagoricien Archytas, homme d’État, général et savant remarquable, était à la tête de la république de Tarente. Platon alla le voir et des relations d’amitié s’établirent entre eux. Cependant sa renommée était parvenue à la cour de Denys, qui régnait à Syracuse. Invité par lui, le philosophe athénien passa d’Italie en Sicile. Il n’eut pas à s’en féliciter. S’il gagna l’admiration et l’amitié du jeune Dion, beau-frère et gendre de Denys, il ne tarda pas à déplaire au tyran, soit en raison de ses enseignements mêmes, soit à cause de l’influence qu’il prenait dans son entourage. Par ses ordres, il fut arrêté et remis au capitaine d’un vaisseau lacédémonien. Cet homme, nommé Pollis, le transporta dans l’île d’Égine, alors soumise à Sparte, et le fit vendre là comme esclave sur le marché.


Fondation de l’Académie.

Racheté heureusement par un homme de Cyrène, nommé Annikéris, et remis aussitôt en liberté, il put rentrer sain et sauf à Athènes. C’était le temps où se négociait le traité d’Antalcidas, qui allait mettre fin à une guerre de huit ans. De nouveau, on se tournait vers les occupations de la paix ; les relations entre les États grecs allaient redevenir normales. Le moment parut favorable à Platon pour mettre à exécution une idée qui, sans doute, hantait depuis longtemps son esprit et dont la réalisation était rendue facile par sa renommée croissante. Il se résolut à ouvrir une école de philosophie et il fonda l’Académie (387).

Il l’établit aux portes d’Athènes, près du bourg de Colone, dans le voisinage immédiat d’un gymnase alors fréquenté. Un jardin, un lieu de réunion, un sanctuaire des Muses et, sans doute, une bibliothèque, peut-être aussi une maison d’habitation, en furent les parties essentielles. Ce fut là qu’il enseigna pendant quarante ans, jusqu’à sa mort. Sur cet enseignement même, nous n’avons guère de témoignages précis. Nous savons du moins qu’il eut pour auditeurs, non seulement des Athéniens, mais des Grecs des îles, de la Thrace, d’Asie Mineure, et même quelques femmes, éprises de savoir. Plusieurs de ces disciples ont des noms illustres. On compta parmi eux Speusippe, Xénocrate, Aristote, Eudoxe de Cnide, pour ne citer que les plus connus. Dans un tel milieu, l’activité intellectuelle ne pouvait être que vive. Aux exposés du maître s’ajoutaient nécessairement des discussions, d’où jaillissaient des idées nouvelles. Les sujets difficiles étaient souvent repris en des entretiens multiples et prolongés. Si les dialogues composés alors par Platon ne nous en donnent pas une image absolument exacte, ce qui était impossible, ils peuvent tout au moins nous aider à nous en faire une idée.


Suite des dialogues.

Au début de cette période, on peut rapporter le Phédon, le Banquet, le Phèdre, tout inspirés encore des idées pythagoriciennes et orphiques ; le Phèdre a même le caractère d’une sorte de manifeste de l’école nouvelle, affirmant sa valeur éducative en opposition aux écoles de rhétorique contemporaines. Un peu plus tard, se place naturellement la composition de la République, l’œuvre capitale de ce temps, dans laquelle Platon a condensé ses idées sur la morale, sur la métaphysique, sur la politique, en un mot sa philosophie tout entière, telle du moins qu’elle avait alors pris corps dans son esprit. Un tel ouvrage n’a pu être écrit ni publié en peu de temps. Longuement élaboré, il n’a dû s’achever qu’en plusieurs années. Il a pu être passagèrement interrompu pour d’autres travaux. C’est pourquoi rien ne paraît s’opposer à ce que certains dialogues, tels que le Ménéxène, le Cratyle, l’Euthydème, peut-être même le Philèbe, soient rapportés à divers moments de cette même période, qui s’étend approximativement de 380 à 367. Elle marque le plus beau moment de la vie de Platon, l’apogée de son génie.


Second séjour
en Sicile.

La date de 367 est celle d’un second voyage en Sicile, voyage entrepris avec les plus belles espérances et terminé malheureusement. Denys I venait de mourir. Son fils, le jeune Denys II, lui succédait ; il semblait être encore docile à l’influence de son beau-frère, Dion, l’ami fidèle du grand philosophe. Platon, dans tout l’éclat de sa renommée, se vit appelé à la cour du jeune roi, comme ami, comme conseiller ; il s’y rendit avec les dispositions d’un réformateur. L’accueil fut magnifique, mais la désillusion rapide. Denys, en devenant roi, avait pris le goût du pouvoir absolu. Il n’entendait être ni réformé ni même conseillé indiscrètement. Bientôt, cédant aux suggestions de ses conseillers, il exilait Dion. Platon était gardé à vue, perdait toute influence. Il dut s’estimer heureux d’être autorisé enfin à quitter Syracuse[2].


Les dialogues métaphysiques.

Revenu à Athènes, il y reprit son enseignement et y publia de nouveaux dialogues. C’est à cette période, entre 367 et 361, qu’on peut rapporter avec le plus de vraisemblance le Théétète, le Sophiste, le Politique, le Parménide. Il s’y montre avant tout dialecticien subtil. La préoccupation métaphysique prédomine alors en lui sur la préoccupation morale. Examinant de près sa théorie des Idées, dans laquelle il avait réalisé sa conception de l’être immuable, dès le temps du Phèdon, du Banquet, du Phèdre et de la République, il la soumet à une revision critique, comme si, autour de lui, il avait entendu se produire des objections sérieuses. Une certaine sécheresse se fait sentir dans les œuvres de ce temps ; et, sans doute, elle tient principalement à la nature même des sujets, mais peut-être faut-il l’imputer aussi à un certain déclin des facultés inventives et créatrices qui avaient brillé dans les grandes œuvres de la période précédente.


Troisième séjour
en Sicile.

En 361, nouvelle interruption. Pour la troisième fois, Platon se rend en Sicile. Il y va, cette fois, pour remplir un devoir d’amitié. C’était Denys lui-même qui le rappelait avec prières, en lui promettant, s’il venait, de se réconcilier avec Dion par son intermédiaire. Probablement, le tyran, qui se piquait de littérature, tenait à réunir autour de lui, pour orner sa cour, les hommes qui étaient alors le plus en vue. Comme la première fois, l’accueil fut des plus flatteurs. Un cercle philosophique fut formé à Syracuse. Mais Denys remettait toujours l’exécution de ses promesses en ce qui concernait Dion. Platon se crut en devoir de les lui rappeler d’une manière de plus en plus pressante. Ses instances éveillèrent les appréhensions du tyran, toujours prêt à soupçonner Dion et ses amis de mauvais desseins. À la fin, le philosophe se vit de nouveau privé de sa liberté, confié même aux satellites de la tyrannie, qui ne dissimulaient pas leur malveillance. Sa vie était en danger. Peut-être eût-il péri secrètement, sans l’intervention énergique de son ami, Archytas de Tarente, qui l’envoya chercher sur un vaisseau à lui, et grâce auquel il put rentrer sain et sauf dans son pays[3].


Dernières années et derniers dialogues.

Guéri sans doute de sa confiance excessive, il ne semble pas avoir de nouveau quitté Athènes. Pendant les treize dernières années de sa vie, de 360 à 347, il vécut dans l’Académie, jouissant du respect et de l’admiration de ses disciples. Malgré son grand âge, il continuait à étudier et à écrire. C’est à ce temps qu’on peut rapporter le Timée, résumé de sa philosophie de la nature, le Critias, qu’il laissa inachevé, les Lois enfin, auxquelles la mort l’empêcha de mettre la dernière main.

Cette glorieuse vie de quatre-vingts ans se termina donc paisiblement en 347. Elle avait été, en somme, consacrée tout entière à la philosophie. En mourant, Platon laissait une école destinée à se perpétuer, — non sans transformations, il est vrai, — à travers toute l’antiquité ; il laissait aussi une œuvre magnifique, véritable trésor de pensées, dont l’influence a été vraiment incomparable et n’a même pas cessé de se faire sentir jusqu’à nos jours.



II

ORDRE ET CLASSEMENT DES DIALOGUES


La collection des œuvres de Platon, telle qu’elle nous est parvenue dans les manuscrits du Moyen âge, comprend 35 dialogues et un recueil de lettres, en tout 36 morceaux, classés en tétralogies ; en outre, quelques apocryphes, à savoir les Définitions et six petits dialogues, De la Justice, De la Vertu, Démodocos, Sisyphe, Éryxias, Axiochos, laissés en dehors de ce classement. Mais, outre ces dernières œuvres, il y a six des dialogues classés, le Second Alcibiade, l’Hipparque, les Rivaux, le Théagès, le Clitophon, le Minos, dont l’authenticité est, à tout le moins, fort suspecte. L’Épinomis, sorte de complément des Lois, paraît due à un ami de Platon, Philippe d’Opunte, qui fut son secrétaire. Enfin, les Lettres forment un recueil où des morceaux sans valeur se trouvent mêlés à d’autres dont l’authenticité peut être défendue. Les questions relatives à ces différentes compositions seront traitées dans les notices préliminaires.

Il nous manque une chronologie certaine pour l’ensemble de cette œuvre. Quelques témoignages anciens, relatifs à tel ou tel dialogue, sont à peu près dénués de valeur, étant fondés sur de simples hypothèses. L’érudition moderne s’est efforcée de suppléer à cette grave lacune par diverses méthodes. Nous n’avons pas à les discuter ici. Contentons-nous de dire qu’en tenant compte tout à la fois de l’évolution de la pensée philosophique, des allusions à certains faits contemporains, des relations des dialogues entre eux, de leur caractère intrinsèque, tant au point de vue de la composition qu’à celui du style et de la langue, on arrive, en somme, à les répartir entre un certain nombre de périodes, sinon avec une entière certitude, tout au moins avec une grande vraisemblance. Et, dans ces périodes mêmes, il ne paraît pas impossible d’établir un ordre plausible de succession.

L’antiquité ne s’est pas attachée à ce genre de classement. Elle a préféré rapprocher les dialogues les uns des autres d’après des rapports purement extérieurs, ou même arbitraires, dont il n’est pas toujours facile de discerner les raisons. Platon avait lui-même conçu exceptionnellement, ou quelquefois imaginé après coup, certains groupements de dialogues par trois ou par quatre (le Théétète, le Sophiste, le Politique, le Philosophe, ce dernier projeté, non composé ; ou encore République, Timée, Critias, et un dialogue qui est resté à l’état de projet). On s’inspira de cette suggestion, mal comprise d’ailleurs. C’est ainsi qu’au second siècle avant notre ère, Aristophane de Byzance distribua l’œuvre de Platon en trilogies. Plus tard, d’autres critiques, Derkylidas au temps de César, et Thrasylle, contemporain de Tibère, la répartirent par groupes de quatre dialogues, en tétralogies. C’est ce classement qui nous a été transmis par les manuscrits du Moyen âge, et les éditeurs modernes l’ont généralement conservé par respect pour la tradition.

Il a le défaut capital de faire obstacle à une étude méthodique. Sous une apparence d’ordre, c’est le désordre organisé. Les œuvres les plus disparates sont ainsi rapprochées au hasard, sans qu’il soit possible d’en saisir la liaison. Rien n’est plus gênant pour qui veut suivre de près la pensée du philosophe et se faire quelque idée des changements qu’elle a subis. Aussi, dans les écoles platoniciennes de l’antiquité, avait-on imaginé d’indiquer dans quel ordre les dialogues devaient être lus, sans tenir compte du classement des manuscrits. Mais sur cet ordre même, les indications différaient suivant le but qu’on proposait aux lecteurs. D’ailleurs, il s’agissait toujours de les soumettre à une sorte d’initiation progressive : en aucun cas, on ne se préoccupait de les aider à suivre l’évolution réelle de la doctrine du maître. L’esprit historique n’exerçait alors aucune influence[4].

De nos jours, il paraît indispensable de procéder autrement. Un essai d’ordre chronologique, fût-il en partie conjectural, a le grand avantage de suggérer le sentiment très vif d’un mouvement de pensée continu. Le lecteur est ainsi provoqué à noter des relations entre les différents dialogues, à observer comment les mêmes idées s’y répètent sous des formes un peu différentes ou s’y modifient graduellement. En un mot, l’attention est appelée sur la vie qui s’y manifeste, et il devient impossible de les considérer comme les parties d’une doctrine immuable ou comme l’expression d’une personnalité qui n’aurait jamais varié. D’ailleurs, en avertissant que l’ordre proposé n’est pas un ordre certain, on invite ce même lecteur à vérifier par lui-même les raisons qui en sont données.

Voici comment, d’après ces principes, les dialogues et opuscules ont été classés dans la présente édition :

Tome I. — L’Hippias mineur, l’Alcibiade, l’Apologie, l’Euthyphron, le Criton.

Tome II. — Le Grand Hippias, le Lysis, le Charmidès, le Lachès.

Tome III. — Le Protagoras, le Gorgias, le Ménon.

Tome IV. — Le Phédon, le Banquet, le Phèdre.

Tome V. — L’Ion, le Ménéxène, l’Euthydème, le Cratyle.

Tomes VI et VII. — La République.

Tomes VIII et IX. — Le Parménide, le Théétète, le Sophiste, le Politique, le Philèbe.

Tome X. — Le Timée, le Critias.

Tomes XI et XII. — Les Lois.

Tome XIII. — L’Épinomis. Les Lettres. Les Dialogues suspects ; les Apocryphes.



III

LE TEXTE


Le texte des dialogues de Platon, tel que nous le publions, a été établi d’après deux manuscrits principalement : le Bodleianus ou Clarkianus (Oxoniensis Clarkianus 39, représenté par la lettre B), qui se trouve aujourd’hui dans la bibliothèque Bodléienne à Oxford ; le Parisinus 1807 (représenté par la lettre A), qui est à la Bibliothèque Nationale à Paris[5].

Ces deux manuscrits datent l’un et l’autre de la fin du IXe siècle ou du commencement du Xe. Le Bodleianus porte la date de 895. Le Parisinus est à peu près du même temps.

Mutilés l’un et l’autre, ils se complètent heureusement. Le Bodleianus contient seulement les six premières tétralogies (Euthyphron, Apologie, Criton, Phédon. — Cratyle, Théétète, Sophiste, Politique. — Parménide, Philèbe, Banquet, Phèdre. — Alcibiade I, Alcibiade II, Hipparque, Rivaux. — Théagès, Charmidès, Lachès, Lysis. — Euthydème, Protagoras, Gorgias, Ménon). Une phototypie en a été publiée par les soins de M. Allen[6]. C’est sur cette phototypie qu’a été collationné le texte des dialogues que nous publions aujourd’hui.

La septième tétralogie, comprenant les deux Hippias, l’Ion et le Ménéxène, manque dans le Bodleianus et dans le Parisinus. Ils doivent être suppléés par les mss. T et W (voyez plus loin).

Le Parisinus ne contient que le reste de l’œuvre attribuée à Platon (Clitophon, République, Timée, Critias. — Minos, Lois, Épinomis, Lettres. — Définitions, De la Justice, De la Vertu, Démodocos, Sisyphe, Éryxias, Axiochos). Une phototypie en a été également publiée, qui est due à la diligence de M. Omont[7].

Ces manuscrits, qui sont les plus anciens que nous possédions, paraissent reproduire le plus fidèlement un archétype aujourd’hui perdu, écrit probablement au vie siècle de notre ère et d’où procéderaient aussi nos autres manuscrits. Ils nous offrent un texte qui est en général satisfaisant. On s’est donné pour règle de le reproduire, partout où il n’est pas manifestement fautif. Lorsqu’il a paru nécessaire de le corriger, on a pris soin d’indiquer toujours, dans les notes critiques, la leçon qui avait dû être rejetée, exception faite uniquement pour les erreurs manifestes du copiste, simples fautes d’orthographe.

L’origine des modifications admises est également signalée dans les notes critiques. Un très petit nombre sont des conjectures nouvelles. La plupart proviennent soit des corrections qui ont été faites à nos deux manuscrits par divers reviseurs antérieurs au xvie siècle, soit de deux autres manuscrits dont il a été reconnu nécessaire de tenir compte.

C’est d’abord un manuscrit de Venise (T = Venetus, Append. class. 4, cod. 1, Bibl. de St-Marc), copié vers 1100 sur le Parisinus A, alors complet, et qu’il supplée par conséquent pour la partie perdue. Il permet de contrôler utilement et parfois de corriger le Bodleianus. Car il fait voir que le Parisinus A, tout en procédant du même archétype que B, se rattachait cependant, par ses antécédents immédiats, à une tradition indépendante[8].

Vient ensuite un manuscrit de Vienne (W = Vindobonensis 54), qui semble remonter au XIIe siècle et dont il est encore assez malaisé de déterminer l’origine. Ce qui est certain, c’est qu’il offre parfois des variantes qui se recommandent à l’attention[9].

Les leçons de ces deux manuscrits qui ont paru présenter quelque intérêt ont été recueillies dans nos notes critiques, d’après la collation qui figure dans l’excellente édition anglaise de Burnet[10]. Il n’a pas semblé toutefois qu’il convînt au caractère de notre collection d’en donner un relevé absolument complet ni de faire entrer ordinairement en ligne de compte d’autres manuscrits de moindre valeur. Exceptionnellement, quelques leçons intéressantes du Vindobonensis 55 (F) ont été notées.

En ce qui concerne le Bodleianus, il est fort difficile, comme en témoigne M. Allen lui-même, qui s’y est appliqué avec un soin scrupuleux, de distinguer sûrement, parmi les corrections dont il porte la trace, ce qui doit être attribué à tel ou tel reviseur. Cette distinction n’intéresse d’ailleurs que les philologues de profession. On n’a cru devoir la marquer qu’exceptionnellement par des notations spéciales.

D’après cela, les signes adoptés couramment dans nos notes critiques sont les suivants :

B = Bodleianus 39.
B2 = Corrections manuscrites du Bodleianus 39, sans distinction des diverses mains.
T = Venetus ou Marcianus, Append. class. 4, Cod. 1.
t = Corrections du précédent manuscrit.
W = Vindobonensis 54.
F = Vindobonensis 55.

Il existe une version arménienne de l’Apologie, de l’Euthyphron et du Criton, dont les variantes ont été relevées par Conybeare (American Journal of Philology, XII, p. 199 et suivantes) ; elle a été mise à profit par Burnet dans son édition. Nous nous bornons à la signaler ici ; il nous a paru inutile de la citer dans nos notes critiques, les quelques leçons qu’elle aurait pu nous fournir étant appuyées par d’autres autorités.

Les commentateurs anciens de Platon sont toujours à utiliser. L’emploi qui en a été fait sera signalé dans les notices en tête des dialogues auxquels leurs commentaires se rapportent.

La pagination notée en marge est celle de l’édition d’Henri Estienne, reproduite dans la plupart des éditions de Platon et communément usitée pour les références.

Pour les titres, sous-titres et définitions de genre[11] qui figurent en tête des dialogues, nous avons suivi, comme il était naturel, nos manuscrits de base. Les titres (Hippias, Alcibiade, etc.) peuvent être considérés en général comme remontant à Platon lui-même. Les sous-titres au contraire (Sur le mensonge, Sur la nature de l’homme, etc.) ne représentent que des désignations d’usage, qui ont varié considérablement dans l’antiquité. Ils n’ont en somme que peu d’intérêt et sont dénués d’autorité. Quant aux définitions de genre (anatreptique, maïeutique[12], etc.), elles répondent à des classifications scolaires et systématiques, nées à diverses époques dans les écoles platoniciennes et qui se sont souvent modifiées assez arbitrairement.


  1. Dans une biographie abrégée, telle que celle-ci, il n’a pas paru possible d’indiquer en détail les références, ce qui nous aurait engagé dans des discussions plus ou moins longues. Disons simplement que les éléments en sont empruntés aux Vies de Platon composées par Diogène Laërce et par Olympiodore, à quelques témoignages de Strabon, de Cicéron, de Cornelius Nepos (Dio), de Plutarque (Vie de Dion), enfin à la 7e Lettre du recueil épistolaire attribué à Platon, lettre qui n’est peut-être pas de lui en sa forme actuelle, mais qui a été rédigée, en ce cas, avec des notes laissées par lui et, par conséquent, ne peut pas être négligée.
  2. Sur ce second séjour à Syracuse, Plutarque, Dion, 10-16, nous a laissé des renseignements intéressants, empruntés à Timée.
  3. Plutarque, Dion, 20.
  4. Voir, par exemple, l’ordre de lecture proposé par Olympiodore, Prolegomena, 26 Hermann et Albinos, Prol. 4, même édition.
  5. Pour l’histoire du texte de Platon et de la tradition manuscrite, consulter H. Alline, Histoire du texte de Platon, Paris, Champion, 1915 (Bibl. Éc. des Hautes Études, fasc. 218).
  6. Plato, Codex Oxoniensis Clarkianus 39. phototypice editus ; praefatus est Thomas Guilelmus Allen ; 2 vol. fo, Lugduni Batavorum, Sijthoff, 1898.
  7. Œuvres philosophiques de Platon, fac-simile en phototypie, etc., 2 vol. <abbr class="abbr" title="folio">f<sup style="font-size:70%">o, Paris, Ém. Leroux, 1908.
  8. Alline, ouv. cité, p. 214.
  9. Alline, ouv. cité, p. 234.
  10. Platonis Opera, 5 vol. Oxford, 1899-1906.
  11. La question des sous-titres et des définitions de genre a été bien étudiée par Alline, ouv. cité, p. 124 suiv.
  12. Les termes qui désignent ces genres sont souvent impossibles à rendre en français, parce qu’ils expriment des distinctions très subtiles. Nous avons conservé ceux qui n’ont pas de correspondants exacts dans notre langue, tels que : anatreptique, qui indique vaguement l’idée de renverser une opinion établie ; maïeutique, qui fait allusion à l’art d’accoucher les esprits dont Socrate, dans le Théétète (210 c), dit avoir hérité de sa mère ; élenctique, c’est-à-dire visant à une réfutation.