Hippias mineur (trad. Croiset)/Notice

La bibliothèque libre.
Notice à l’Hippias mineur de Platon
Les Belles Lettres (Œuvres complètes de Platon, tome Ip. 21-25).



NOTICE




I

AUTHENTICITÉ ET DATE


L’Hippias mineur, dont l’authenticité est attestée par un témoignage d’Aristote[1], porte nettement la marque de l’esprit de Platon et de son style. On y retrouve son ironie, sa raillerie malicieuse, son enjouement, sa souplesse, sa subtilité dialectique. La thèse que Socrate y soutient paraît, il est vrai, extrêmement étrange et même paradoxale. Nous nous l’expliquerons mieux dans un instant. Ce paradoxe, comme on le verra, doit être imputé à une témérité de jeunesse de l’auteur. Il est conforme d’ailleurs à une tendance naturelle qui a persisté chez lui et qui se manifeste dans quelques-unes des œuvres de sa pleine maturité. Platon a toujours trouvé un certain plaisir à pousser ses idées à l’extrême, à étonner ses lecteurs. Entre deux démonstrations possibles d’une des doctrines fondamentales de Socrate, il a choisi dans ce dialogue celle qui répondait le mieux à cet instinct.

Cette manière provocante est toutefois un premier indice, qui permet de le rapporter à la période des débuts de l’auteur. Celui-ci s’y révèle d’ailleurs disciple zélé, plein de foi en la parole du maître, ardent à combattre pour le dogme qu’il accepte sans réserve. Rien encore de vraiment personnel quant aux idées. La forme confirme cette impression. Un simple entretien sans indication de décor ; deux interlocuteurs seulement, si l’on ne tient compte que de ceux qui participent vraiment à la discussion ; point de péripéties frappantes ; peu d’invention dramatique. C’est le dialogue socratique sous sa forme la plus simple.

La qualification d’Hippias mineur, qui lui est donnée par nos manuscrits, dénote que, déjà, dans l’antiquité, ce dialogue était considéré comme inférieur en art et en valeur à l’autre Hippias, qualifié de majeur. Il n’y a pas lieu de modifier ce jugement. L’œuvre, d’ailleurs, ne laisse pas que d’être intéressante ; elle l’est à la fois comme un des premiers essais d’un admirable écrivain et comme une très curieuse expression d’un des dogmes socratiques.



II

LE SUJET


Socrate pensait qu’aucun homme ne fait le mal volontairement. Cela résultait pour lui de ce qu’il concevait le mal comme essentiellement nuisible à qui le commet. Le bien étant à ses yeux identique à l’utile et condition fondamentale du bonheur, il lui paraissait évident qu’aucun homme ne veut se nuire à lui-même. D’après lui, celui qui fait le mal croit se faire du bien : en quoi, il se trompe. Toute mauvaise action est donc une erreur ou, en d’autres termes, une ignorance ; la vertu, au contraire, est une connaissance exacte de la réalité des choses, une science.

La manière la plus naturelle de justifier cette assertion eût été de montrer par les faits que le mal est toujours nuisible à qui le commet, que le bien est toujours avantageux ; mais il aurait fallu, en outre, établir que la passion ne l’emporte jamais en nous sur l’intelligence ; c’est ce second point qui fait surtout difficulté. Platon a essayé dans ses dialogues ultérieurs, notamment dans le Gorgias, dans la République, de démontrer directement la première de ces deux affirmations, qui est pleinement conforme aux enseignements de la raison. Sur la seconde, qui semble au contraire singulièrement hasardeuse, il a dû faire d’assez larges concessions.

Dans le présent dialogue, la complexité du problème ne semble pas avoir été encore aperçue par l’auteur. Acceptant la pensée de Socrate pour absolument vraie, sans réserve aucune, Platon a voulu établir qu’on ne fait jamais le mal volontairement. Mais au lieu de recourir à la preuve directe, fondée sur la psychologie, il a cru pouvoir user de la preuve indirecte, qu’on appelle la démonstration par l’absurde. Il lui a plu de faire voir qu’en admettant la conception du mal commis sciemment, on aboutissait logiquement à des conclusions scandaleuses. Ce jeu d’esprit n’était pas sans attrait pour un dialecticien subtil tel que lui. Outre qu’il se prêtait à faire valoir son adresse, il dut lui paraître de nature à frapper plus vivement ses lecteurs par la surprise qu’il exciterait en eux. Toutes les notions communément admises étant contredites, le scandale même des déductions pouvait avoir l’avantage d’exciter la pensée, d’imposer plus impérieusement ce qu’il considérait comme la vérité.

Son argumentation, à vrai dire, paraîtra au lecteur moderne bien lente, bien minutieuse et même fatigante à la longue. C’est ainsi sans doute qu’on discutait à Mégare. Le raisonnement en somme se ramène à ceci. Si un homme qui sait ce qui est bien peut mentir, c’est-à-dire faire le mal volontairement, celui qui trompe à dessein, en connaissance de cause, se montre plus habile, plus instruit, que celui qui le fait sans le savoir. Or, en toute chose, le plus instruit est supérieur à l’ignorant, il est meilleur que lui. Celui qui ment sciemment est donc meilleur que celui qui ment à son insu. Conclusion qui révolte évidemment la conscience morale, comme Socrate le dit expressément. Mais, pour y échapper, il faudrait, d’après lui, reconnaître que l’homme ne fait jamais le mal volontairement.

Cette façon d’argumenter laisse assez voir combien Platon, en ce temps, était plus dialecticien que psychologue. Faute d’une analyse approfondie de la volonté, il se la représentait alors comme un acte simple, dépendant uniquement de l’intelligence. Il méconnaissait ainsi ce fait d’expérience courante, que, bien souvent, l’homme cède à ses appétits ou à ses passions, tout en sachant qu’il se fait par là du mal à lui-même. Il ne voyait pas non plus que le sentiment du bien et du mal est en partie intuitif, résultant d’une conscience instinctive des conditions de la vie. Ramenant la morale à un calcul d’intérêt, il devait admettre qu’un certain degré d’intelligence excluait la possibilité de mal faire. L’opinion contraire lui paraissait absurde. Et c’est précisément cette absurdité que l’argumentation de Socrate tend à faire ressortir.



III

LES PERSONNAGES


Pour développer sa pensée, Platon a supposé un dialogue entre Socrate et le sophiste Hippias. Socrate y représente la doctrine qu’il avait professée ; rien de plus naturel.

Quant à Hippias, c’était un des sophistes qui s’étaient fait le plus de renom à la fin du ve siècle[2]. Né à Élis vers le milieu du siècle, il avait pu, grâce à une mémoire exceptionnelle et à une étonnante faculté d’assimilation, acquérir presque toutes les connaissances scientifiques et techniques de son temps. Parleur disert, consommé dans l’art de la rhétorique, il excellait à faire valoir tous ses dons naturels et toutes les acquisitions de son esprit. Par ses conférences, par ses nombreux écrits, par les missions dont ses concitoyens d’Élis l’avaient chargé à plusieurs reprises, il s’était fait connaître dans toute la Grèce et il était devenu fort riche. Platon, en le mettant en scène à deux reprises, a tracé de lui un portrait qu’on peut sans doute supposer quelque peu chargé, mais qui, à tout prendre, contient certainement une grande part de vérité. Était-ce d’ailleurs un esprit vraiment original, comme Protagoras, comme Prodicos, comme Gorgias lui-même ? On en peut douter. En tout cas, en matière de morale et de philosophie proprement dite, aucun témoignage n’atteste qu’il ait rien apporté qui lui fût propre. Le rôle que lui prête Platon est celui d’un conférencier à la mode, dépourvu d’ailleurs de doctrine réfléchie et de réflexion personnelle.

Selon l’usage du temps, il moralisait volontiers dans ses conférences au moyen d’exemples empruntés aux poètes nationaux, surtout à Homère. Le dialogue engagé entre Socrate et lui est censé faire suite à une de ces séances oratoires, dans laquelle le sophiste, commentant l’Iliade et l’Odyssée, avait caractérisé à grands traits quelques personnages de l’épopée, notamment Achille, Nestor, Ulysse, et les avait comparés entre eux. La discussion principale roule sur le parallèle d’Achille et d’Ulysse. Le premier représente pour Hippias l’homme naturellement sincère, qui ne trompe qu’involontairement ; le second est l’homme d’intrigue, sachant mentir à propos, pour servir ses desseins. Socrate n’admet pas, il est vrai, cette distinction sans faire quelques réserves ; mais ce n’est là qu’un incident. Le contraste des deux caractères est accepté au moins à titre d’hypothèse et sert de fondement à la discussion de philosophie morale dont le sujet vient d’être expliqué.

C’est donc d’abord parce qu’Hippias aimait à traiter les sujets de ce genre que Platon l’a introduit dans son dialogue ; mais c’est aussi, très certainement, pour faire ressortir la pauvreté philosophique de ces sortes de conférences si goûtées alors. Il lui a plu de mettre cette prétendue science en face de l’homme qu’il considérait comme le représentant de la recherche sincère, soucieuse uniquement de vérité.

Quant à Eudicos, dont le rôle est d’ailleurs insignifiant, nous pouvons simplement conjecturer, d’après ce qui est dit de lui, qu’il était connu à Athènes pour un des admirateurs du sophiste d’Élis.



IV

LE TEXTE


Comme il a été dit dans l’Introduction, l’Hippias mineur ne figure ni dans le Bodleianus, ni dans le Parisinus. Nous avons pris comme manuscrit de base le Venetus T, d’après la collation qui en est donnée dans l’édition de Burnet ; nous l’avons contrôlé par les deux manuscrits de Vienne W et F, ce dernier offrant plusieurs leçons manifestement meilleures.



  1. Arist. Métaph. IV 29 Bekker.
  2. Voir l’article Hippias dans Pauly-Wissowa, Real-Encycl. : Hippias y est surtout étudié comme mathématicien.