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Œuvres complètes de Saint-Just/Tome 1/I. Discours sur le choix du chef-lieu du département de l’Aisne

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Discours sur le choix du chef-lieu du département de l’Aisne., Texte établi par Charles Vellay, Eugène Fasquelle, éditeur (L’Élite de la Révolution)Tome premier (p. 217-219).


DEUXIÈME PARTIE

de 1790 à 1792




I

DISCOURS SUR LE CHOIX DU CHEF-LIEU
DU DÉPARTEMENT DE L’AISNE


En février 1790, après de longues délibérations, l’Assemblée Constituante avait établi la nouvelle division du territoire en départements. Mais, si les limites du département de l’Aisne se trouvaient fixées par le décret de l’Assemblée, on crut nécessaire de consulter les électeurs eux-mêmes sur le choix da chef-lieu. En avril 1790. les électeurs furent donc convoqués à Chauny pour délibérer sur cette question et pour se prononcer entre les deux villes qui sollicitaient l’honneur de devenir le siège de l’administration départementale : Laon et Soissons. Saint-Just fut délégué à la réunion de Chauny par les électeurs de Blérancourt. Il y prononça le discours suivant :

Messieurs,

Mon âge et le respect que je vous dois ne me permettent point d’élever la voix parmi vous ; mais vous m’avez déjà prouvé que vous étiez indulgents.

On m’a dénoncé, on m’a envié la gloire de servir mon pays ; mais si la malice avait pu m’arracher de corps à ma patrie et à vous, elle ne vous aurait point arraché mon cœur.

C’est sous vos yeux que j’aurai fait mes premières armes, c’est ici que mon âme s’est trempée à la liberté, et cette liberté dont vous jouissez est encore plus jeune que moi.

Le vœu de mes commettants et la rigueur de ma mission me forcent à prendre parti dans la querelle qui vous divise ; forcé de n’en prendre qu’un, ma conscience est à un seul et mon cœur à tous les deux ; jeune comme je le suis, je dois épier les sages exemples pour en profiter, si quelque chose m’a touché, c’est la modération respective que vous avez mise ce matin dans vos discussions.

Je ne déprise point la ville de Laon ; elle est fille de la patrie aussi bien que Soissons, et si cette mère commune avait à prononcer entre nous, elle ne nous reprocherait point nos faiblesses et ne nous parlerait que le langage de nos entrailles.

Parmi les différentes motions qui ont agité l’Assemblée ce matin, la plus imprévue est l’acte d’offre de la ville de Laon de faire les frais de l’établissement, lequel acte a été demandé par M. Carlier, lieutenant-général de Coucy.

Des électeurs, a-t-on dit ensuite, n’ont point besoin de caractère pour contracter au nom de leur commune ; cela est vrai, mais je demande acte, moi, de la générosité de Messieurs de Laon, sans préjudice aux droits de Soissons, parce qu’ils me paraissent solides.

Le vœu de mes commettants est pour cette dernière ville. J’ai parcouru les campagnes, et le pauvre est content ; les fautes reprochées à Soissons ne sont point les siennes, mais celles de l’antique administration, et la France est régénérée aujourd’hui dans sa politique et dans ses mœurs. La ville de Soissons était dans le cœur même du despotisme, et ses malheurs lui ont appris à gouverner sagement.

La ville de Laon me parait tout à fait généreuse et tout à fait dévouée au bien public ; elle fera des sacrifices, mais ce seront des sacrifices. Il faut quelquefois refuser sagement des offres dictées par l’ivresse et l’impétuosité du sentiment ; la vertu a de nobles illusions qui la perdent.

Soissons ne fait point de sacrifices, ils sont faits, et ce serait encore un plus grand malheur de n’en profiter pas.

Son Intendance, monument de despotisme et de cruauté, servira désormais à un plus glorieux usage, semblable aux temples des idoles où l’on sacrifiait des victimes humaines, et voués ensuite au Dieu de paix par de plus pures mains.

L’Intendance de Soissons peut loger avec dignité le Département ; c’est rendre à la patrie le sang qu’on lui a tiré, c’est venger la vertu, c’est venger l’humanité et le pauvre.

Il le bénira désormais, cet asile parricide que sa sueur a bâti, et la source de son infortune deviendra celle de sa félicité.

Laon, Messieurs, semble abandonner volontiers ses casernes pour faire place au Département ; mais le Département consommera-t-il ses fourrages ? Pourquoi déplacer la fortune ? Laon a sa garnison, Soissons aurait son Département ; et pourquoi se dénatureraient-elles ? il n’est pas question de conquérir, mais de gouverner.

Soissons demande le Département ; je le demande, mais pour les pauvres de mon pays, pour lesquels Soissons a versé des sommes considérables dans le temps de sa fortune.

N’embarrassons point, Messieurs, dans des discussions métaphysiques une question aussi simple ; ne nous évaporons point en de vains sophismes, dépouillons tout ressentiment de terreur, parce que notre jugement est éternel et que nous nous repentirions à loisir d’un choix légèrement fait. Laon a ses avantages, Soissons paraît avoir les siens, et la conscience doit prononcer. N’oubliez pas, surtout, Messieurs, que les moments sont précieux pour le pauvre, que chacun de nous doit avoir apporté ici son opinion déterminée, et que, tandis que nous délibérons, les enfants de plusieurs de nos frères ici présents n’ont peut-être pas de pain et en demandent à leur mère qui pleure.

Je vote, au nom des miens, pour Soissons.

Le manuscrit de ce discours, qui existe dans les Archives du département de l’Aisne, est signé Florelle de Saint-Just, électeur de Blérancourt.