Œuvres complètes de Saint-Just/Tome 1/IX. Discours sur la réorganisation de l’armée

La bibliothèque libre.
Discours sur la réorganisation de l’armée, Texte établi par Charles Vellay, Eugène Fasquelle, éditeur (L’Élite de la Révolution)Tome premier (p. 412-416).


IX

DISCOURS SUR LA RÉORGANISATION DE L’ARMÉE


Saint-Just prononça ce discours à la Convention, le 12 février 1793, pour appuyer le rapport présenté par Dubois-Crancé sur la réorganisation de l’armée.


Ce n’est point seulement du nombre et de la discipline des soldats que vous devez attendre la victoire ; vous ne l’obtiendrez qu’en raison des progrès que l’esprit républicain aura faits dans l’armée. Rien ne paraît plus capable de l’inspirer, que le plan de votre comité militaire, présenté par Dubois-Crancé. Je ne m’arrêterai qu’à une seule partie de ce plan, celle qui a souffert le plus de difficultés, et que je crois le plus capable de rétablir la discipline, quoiqu’on l’ait combattue comme susceptible de la rompre. Je veux dire le mélange des régiments et des bataillons, et les élections militaires surtout.

Votre comité militaire a senti que rien n’était plus redoutable qu’une corporation armée, dernier et dangereux débris de la monarchie ; car quoi qu’en ait dit Barrère, que l’émulation entre des corporations rivales irritait leur courage, la comparaison qu’il fait de la rivalité de certains corps dans la monarchie, avec celle des institutions militaires dans la République, m’a paru dénuée de fondement. En effet, quelle ressemblance y a-t-il entre des corps faibles par eux-mêmes, qui ne diffèrent que par le rang qu’ils tiennent dans l’esprit du tyran, que le tyran gouverne à son gré, qui sont épars autour de lui, et ne rivalisent que dans l’orgueil de lui plaire : quelle ressemblance y a-t-il entre ces corps et deux corporations de 200.000 hommes, qui, si elles venaient à rivaliser, nous conduiraient, par la guerre civile, à l’usurpation et au gouvernement militaire ?

Je dis non seulement que le mélange des régiments et des bataillons est un trait de sagesse, mais que le moment presse de l’opérer. Il serait imprudent de m’étendre sur toutes les raisons qui m’y déterminent ; si vous éprouviez des revers, réfléchissez quels hommes, dans l’état actuel, doivent les premiers abandonner la République. Si vous êtes vainqueurs, l’orgueil militaire s’élève au-dessus de votre autorité : l’unité de la République exige l’unité dans l’armée ; la patrie n’a qu’un cœur, et vous ne voulez plus que ses enfants se le partagent avec l’épée.

Je ne connais qu’un moyen de résister à l’Europe : c’est de lui opposer le génie de la liberté ; on prétend que les élections militaires doivent affaiblir et diviser l’armée ; je crois, au contraire, que ses forces en doivent être multipliées.

Je sais bien qu’on peut m’opposer que l’instabilité de l’avancement militaire peut dégoûter les chefs ; qu’il peut porter les soldats à la licence, énerver la discipline, et compromettre l’esprit de subordination ; mais toutes ces difficultés sont vaines ; il faut même faire violence aux mauvaises mœurs, et les dompter ; il faut d’abord vaincre l’armée, si vous voulez qu’elle vainque à son tour ; si le législateur ménage les difficultés, les difficultés l’entraînent ; s’il les attaque, il en triomphe au même instant. Je ne sais s’il faut moins d’audace pour être législateur que pour être conquérant ; l’un ne combat que des hommes, l’autre combat l’erreur, le vice et le préjugé ; mais si l’un ou l’autre se laisse emporter à la faiblesse, il est perdu ; c’est dans cet esprit seulement que vous pourrez conduire la révolution à son terme. Je ne crains qu’une chose, c’est que la puissance du peuple français n’éprouve point de la part de ses ennemis ces obstacles vigoureux qui décident un peuple à la vertu. On ne fait pas les révolutions à moitié. Il me semble que vous êtes destinés à faire changer de face aux gouvernements de l’Europe ; vous ne devez plus vous reposer, qu’elle ne soit libre sa liberté garantira la vôtre. Il y a trois sortes d’infamies sur la terre, avec lesquelles la vertu républicaine ne peut point composer : la première, ce sont les rois ; la seconde, c’est de leur obéir ; la troisième, c’est de poser les armes, s’il existe quelque part un maître et un esclave.

C’est encore cette vertu qui vous commande les élections militaires ; les emplois ne sont point institués pour ceux qui les possèdent, mais pour le bien de la République. Lorsque j’entends dire ici qu’il faut indemniser par de l’argent un agent public de l’obscurité de ses services, il me prend envie de lui proposer les trois queues d’un pacha ; et de même, lorsque l’intérêt de quelques officiers ambitieux devient une considération dans le changement qui importe à l’énergie de nos armées, je me demande si la patrie est esclave des gens de guerre.

Je ne prétends pas dissimuler le danger des élections militaires, si elles pouvaient s’étendre à l’état-major des armées et au généralat ; mais il faut poser les principes et les mettre à leur place. Les corps ont le droit d’élire leurs officiers, parce qu’ils sont proprement des corporations. Une armée ne peut élire ses chefs, parce qu’elle n’a point d’éléments fixes, que tout y change et y varie à chaque instant : une armée n’est point un corps ; elle est l’agrégation de plusieurs corps, qui n’ont de liaison entre eux que par les chefs que la République leur donne ; une armée qui élirait ses chefs serait donc une armée de rebelles. On me dira que mes principes sont sans garantie contre la violence ; j’en puis répondre autant ; la vérité n’est jamais sans garantie ; elle entraîne tout le crime est enfant de l’erreur !

L’élection des chefs particuliers des corps est le droit de cité du soldat ; comme ce droit est exercé partiellement, la force serait toujours prète à en réprimer l’abus ; mais cet abus ne peut jamais exister, car les chefs d’un régiment ne peuvent jamais effrayer la patrie.

L’élection des généraux est le droit de la cité entière. Une armée ne peut délibérer ni s’assembler. C’est au peuple même, ou à ses légitimes représentants, qu’appartient le choix de ceux desquels dépend le salut public.

Si l’on examine le principe du droit du suffrage dans le soldat, le voici : c’est que, témoin de la conduite, de la bravoure et du caractère de ceux avec lesquels il a vécu, nul ne peut mieux que lui les juger.

En outre, si vous laissez la nomination à tant de places militaires entre les mains ou des généraux ou du pouvoir exécutif, vous les rendez puissants contre vous-mêmes et rétablissez la monarchie.

Règle générale, il y a une monarchie partout où la puissance exécutrice dispose de l’honneur et de l’avancement des armes.

Si vous voulez fonder une République, ôtez au peuple le moins de pouvoir qu’il est possible, et faites exercer par lui les fonctions dont il est capable.

Si quelqu’un s’oppose ici aux élections militaires, après ces distinctions, je le prie d’accorder ses principes avec la République.

Pour moi, je ne considère rien ici que la liberté du peuple, le droit des soldats, et l’abaissement de toutes puissances étrangères au génie de l’indépendance populaire. Il faut que l’antichambre des ministres cesse d’être un comptoir des emplois publics, et qu’il n’y ait plus rien de grand, parmi nous, que la patrie. Aussitôt qu’un homme est en place, il cesse de m’intéresser, je le crois même dans un état de dépendance. Le commandement est un mot impropre, car, à quelque degré que l’on observe la loi, on ne commande point.

Il n’y a donc de véritable commandement que la volonté générale et la loi ; ici s’évanouit le faux honneur ou l’orgueil exclusif ; et si tout le monde était pénétré de ces vérités, on ne craindrait jamais l’usurpation, car elle est le prix que notre faiblesse attache à l’éclat d’un brigand.

Le pur amour de la patrie est le fondement de la liberté. Il n’y a point de liberté chez un peuple où l’éclat de la fortune entre pour quelque chose dans le service de l’État. C’est pourquoi le passage du plan de votre comité, où il accorde un écu de haute paie par mois aux volontaires qui serviront plus d’une campagne, ne m’a point paru digne de la fierté d’un soldat.

Un jour, quand la présomption de la monarchie sera perdue, les rangs militaires ne seront point distingués par la solde, mais par l’honneur. Les rangs sont une chose imaginaire. L’homme en place est étranger au souverain. Celui qui n’est rien est plus qu’un ministre.

On ne fait une République qu’à force de frugalité et de vertu. Qu’y a-t-il de commun entre la gloire et la fortune ?

J’appuie donc le plan de votre comité ; si l’on objecte la difficulté d’une prompte exécution, je réponds que les gens du métier demandent le temps d’une revue pour l’opérer.

J’aurais désiré que, dans le même esprit de sagesse et de politique, votre comité vous eût proposé des vues sur les recrutements des armées. Je voudrais, en outre, qu’un général en chef ne put être élu que par la Convention. Je demande que le plan du comité soit mis aux voix, avec cet amendement, que l’exécution en sera suspendue dans les armées trop près de l’ennemi.