Œuvres complètes de Thucydide et de Xénophon (Buchon)/Notice sur Xénophon

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NOTICE SUR XÉNOPHON,
Né vers l’an 445 avant J.-C. − Mort en 354.
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Xénophon, fils de Gryllus, naquit à Erchie, bourgade de la tribu Égéide, vers l’an 445 avant Jésus-Christ.

« Il devait avoir atteint l’âge de quinze ou seize ans, dit M. Letronne dans son excellent article biographique que nous suivrons pied à pied, lorsqu’il fit la connaissance de Socrate. Ce philosophe, rencontrant ce jeune homme, fut frappé de sa beauté modeste ; il lui barra le passage avec son bâton, et lui demanda où on pourrait acheter les choses nécessaires à la vie : « Au marché, » répondit Xénophon. Socrate lui demanda de nouveau : « Où peut-on apprendre à devenir honnête homme ? » Le jeune Athénien hésitait à répondre ; « Suis-moi, lui dit Socrate, et tu l’apprendras. » Dès ce moment il devint son disciple. »

Depuis cet âge jusqu’à l’âge de quarante ans, on n’a sur sa vie que des données fort imparfaites. On place dans cet intervalle une captivité de quelques années en Béotie à la suite d’une expédition militaire à laquelle il avait pris part, un voyage à la cour de Denys, la composition de son Banquet et de son Hiéron, les leçons que lui donna Isocrate et la publication qu’il fit de l’Histoire de Thucydide.

« Ce fut, dit M. Letronne, après avoir rendu ce service signalé aux lettres qu’il dut partir pour la cour de Cyrus le jeune en 401. Il raconte lui-même (Anabase, III, I.) les motifs qui l’y déterminèrent. Un Béotien, nommé Proxène, autrefois disciple de Gorgias de Léontium, alors attaché à la personne de Cyrus, lui avait écrit pour l’engager à quitter son pays, en lui promettant l’amitié de ce prince. Xénophon consulta Socrate sur ce voyage : celui-ci, craignant que son ami ne se rendit suspect aux Athéniens en se liant avec Cyrus qui avait paru empressé à aider les Lacédémoniens dans leur guerre contre Athènes, lui conseilla d’aller à Delphes consulter Apollon. Xénophon, résolu d’avance, ne demanda pas au dieu s’il devait ou non entreprendre ce voyage, mais à quelle divinité il devait sacrifier pour qu’il fût honorable et avantageux ; et c’est un reproche que lui fit Socrate. Le philosophe finit cependant par lui conseiller de partir, après avoir fait ce que le dieu lui avait prescrit. Xénophon s’embarqua et trouva Proxène à Sardes ; son ami le présenta à Cyrus qui l’accueillit fort bien, l’engagea à rester auprès de lui, lui promettant de le renvoyer quand la guerre qu’il préparait, disait-il, contre les Pisidiens serait terminée.

« Xénophon, croyant que l’expédition n’avait pas d’autre but, consentit à en faire partie, de même que Proxène, qui fut trompé également ; car, de tous les Grecs, Cléarque seul était dans le secret des intentions de Cyrus. La bataille de Cunaxa, la victoire d’Artaxerxe, la mort de Cyrus, le massacre de Cléarque et des vingt-quatre autres chefs de l’armée grecque, dont Tissapherne s’était rendu maître par trahison, ont été décrits en détail par les historiens. Ce ne fut qu’après cette dernière catastrophe, qui compromit si gravement le salut de l’armée, que Xénophon commença à jouer un rôle important dans la retraite des Grecs ; et quoiqu’il se soit nommé trois fois dans les deux premiers livres pour des mots ou des actions de peu d’importance, et toujours comme s’il s’agissait d’une personne différente de celle de l’auteur, ce n’est qu’au commencement du troisième livre qu’il se met en scène, et s’annonce lui-même en ces termes : « Il y avait à l’armée un Athénien nommé Xénophon, qui ne la suivait ni comme général, ni comme lochage, ni comme soldat. L’armée était plongée dans le découragement et le désespoir, lorsque Xénophon, tourmenté de cette situation pénible, alla trouver les lochages (ou chefs de bataillons) du corps de Proxène, auxquels il communiqua ses idées sur le moyen de sauver l’armée. Ensuite il parla avec tant de force et de raison, dans l’assemblée formée par ceux d’entre les chefs qui restaient encore qu’on le choisit, avec quatre autres, pour remplacer les généraux que l’armée avait perdus. Dès ce moment, il devint l’âme de toutes les belles opérations militaires qui, en moins de huit mois, ramenèrent les Grecs, à travers tant de difficultés et d’obstacles, depuis les bords du Tigre jusqu’à ceux du Pont-Euxin. C’est dans cette retraite à jamais mémorable qu’il déploya une fermeté, un sang-froid, un courage toujours réglés par la raison, qui le placent au rang des plus grands capitaines. Arrivé à Chrysopolis, en face de Byzance, il cherchait les moyens de se rendre dans sa patrie, lorsqu’il fut sollicité par Seuthès, roi de Thrace, de lui amener ses troupes pour le rétablir sur le trône. Xénophon, dont l’armée était dénuée de tout, y consentit. Mais après que Seuthès eut obtenu le service qu’il désirait, il ne voulut pas donner la somme dont il était convenu. À force de négociations, pourtant, le général grec en obtint une partie. Ce fut alors que Thymbron, chargé par les Lacédémoniens de faire la guerre aux satrapes Pharnabaze et Tissapherne, envoya solliciter les troupes sous la conduite de Xénophon, de venir le joindre pour l’aider dans cette guerre, moyennant une forte solde. Xénophon se disposait à retourner dans sa patrie ; mais les Grecs le prièrent de ne les point abandonner encore, et de ne les quitter que lorsqu’il aurait remis lui-même l’armée à Thymbron qui était en Ionie : il y consentit. » Depuis cette époque (399 av. J.-C.) jusqu’à 395 ou 394, où il alla se joindre à Agésilas en Asie, il s’écoula quatre ou cinq ans. M. Letronne pense que ce fut pendant cet intervalle de repos qu’il composa ses Mémoires sur son maître Socrate, condamné à mort pendant son absence.

Peu d’années après son retour, Xénophon fut condamné, par ses compatriotes, à un exil qui se prolongea pendant trente ans. Son affection pour les Lacédémoniens en fut, dit-on, la cause. Sa conduite dans l’exil ne démentit pas ce bruit, car il alla rejoindre son ami Agésilas, roi de Sparte, l’accompagna pendant toute son expédition d’Asie, revint avec lui lorsque Lacédémone rappela l’armée d’Agésilas, combattit à ses côtés à la bataille de Coronée où ses concitoyens combattaient dans les rangs opposés, revint avec Agésilas à Sparte, et se retira ensuite avec sa femme et ses fils à Scillonte en Élide, sur la route de Sparte à Olympie, où les Lacédémoniens lui avaient fait présent d’une maison et de terres considérables. Il a décrit lui-même dans l’Anabase (V, III.) le tableau de la vie délicieuse qu’il y a menée. M. Lettrone pense que ce fut dans cette charmante retraite qu’il composa l’Anabase, les Traités de la Chasse et de l’Équitation, et les deux Traités sur les républiques de Sparte et d’Athènes, s’ils sont en effet de lui.

Lors de l’expédition d’Épaminondas en Laconie (vers 368) les Éléens marchèrent contre Scillonte qu’ils ravagèrent. Xénophon se rendit à Élis pour se faire restituer les terres dont on le dépouillait ; mais, n’ayant pu obtenir justice, il se retira avec ses fils à Corinthe, où il se fixa pour le reste de sa vie, plutôt que dans la ville d’Athènes qui le rappela après trente ans d’exil.

« Je pense, dit M. Lettrone, que son rappel dut suivre de peu de temps son expulsion de Scillonte. Il est vraisemblable, qu’apprenant le malheur que venait d’éprouver cet homme illustre, sa patrie consentit enfin à révoquer l’arrêt de son bannissement… Son rappel a certainement précédé la bataille de Mantinée (3e année de la 104e olympiade) ; car apprenant qu’Athènes avait pris le parti de Sparte dans la guerre contre les Thébains, il saisit cette occasion unique de voir ses fils combattre sous les drapeaux athéniens en faveur de sa chère Lacédémone. Tous deux il les envoya à Athènes où ils furent enrôlés dans le corps d’Athéniens qui combattit à Mantinée : ce qui suppose qu’alors leur père n’était plus banni. Il avait quatre-vingts ans, et son exil en avait duré environ trente, et dix de plus que celui de Thucydide. Ce long bannissement montre combien était grave, aux yeux des Athéniens, l’accusation de laconisme qu’il avait encourue. À l’époque de la bataille de Mantinée, il n’était pas encore revenu à Athènes : on ignore s’il y retourna jamais.

Ce fut à Corinthe qu’il apprit que son fils Gryllus avait perdu la vie en combattant à Mantinée, après avoir, disait-on, blessé à mort Épaminondas. On rapporte que lorsque cette funeste nouvelle arriva, Xénophon, la couronne sur la tête, célébrait un sacrifice. Il ôta sa couronne ; mais apprenant que son fils était mort vaillamment, il la remit sans verser de larmes, et se contenta de dire : « Je savais bien que j’avais pour fils un mortel. »

Ce fut à Corinthe qu’il termina la Cyropédie et les Helléniques, et composa un de ses meilleurs ouvrages, le Traité des Revenus de l’Attique, dans lequel il exprime d’une manière si touchante ses vœux pour la prospérité d’Athènes. « Avant de descendre dans la tombe, s’écrie-t-il, que je voie du moins ma patrie tranquille et florissante (V, I). »

Il mourut probablement dans cette même ville, vers l’an 355 ou 354 av. J.-C.

Nous possédons probablement encore tout ce que Xénophon a composé. On divise ordinairement ses ouvrages en quatre classes.

1o Ouvrages historiques.

Ce sont : les Helléniques, ou continuation de l’histoire de la Grèce de Thucydide, l’Anabase ou Expédition des Dix-Mille et la Vie d’Agésilas.

2o Ouvrages politiques.

Ce sont ; la Cyropédie, les Républiques de Sparte et d’Athènes, les Revenus de l’Attique.

3o Ouvrages didactiques.

Ce sont : l’Hipparchique ou le Maître de la cavalerie, le Traité de l’Équitation, les Cynégétiques ou Traité de la Chasse, et l’Économique.

4o Ouvrages philosophiques.

Ce sont : Apologie de Socrate, Mémoires sur Socrate, Banquet et Hiéron.

Il existe de plus quelques lettres de lui à ses amis. Elles terminent ce volume sous le titre Correspondance.

« Dans ces divers ouvrages, dit M. Lettrone, il ne s’est montré doué ni de cette puissance de réflexion ni de cette activité intérieure qui entraînait Platon à s’élever sans cesse aux spéculations les plus sublimes, ni de cet esprit d’observation qui révélait à Thucydide les causes les plus secrètes des événemens, et lui faisait pénétrer les intentions les plus cachées des principaux acteurs du grand événement dont il avait entrepris l’histoire. Ce n’est point un penseur profond qui prend de loin et de haut le parti d’approfondir, comme Platon, les grandes questions de la morale et de la philosophie, ou de reproduire, comme Thucydide, le tableau complet d’une époque historique. C’est un homme essentiellement pratique, mêlé aux hommes et aux choses de son temps ; et qui, lorsque l’occasion l’y conduit, se met à raconter les événemens dont il a été témoin et les impressions qu’il a reçues, ou rédige les observations qu’il a faites sur les chevaux, la chasse, l’agriculture, l’éducation, le gouvernement, les finances. Tous ses ouvrages ont plus ou moins ce caractère. C’est ce qui a fait croire aux anciens eux-mêmes qu’il a dû reproduire avec plus de fidélité que Platon les opinions de son maître. Cela est très probablement vrai en ce sens qu’il n’y ajoute rien ; mais en donne-t-il une idée complète ? on peut en douter ; du moins le Socrate de Xénophon ne nous représente qu’imparfaitement l’homme qui a eu une si grande influence sur l’esprit de ses contemporains ; et il serait possible que Platon, dans la partie dramatique du Phédon, dans le Criton et l’Apologie surtout, nous donnât de cette grande figure de l’antiquité un portrait plus ressemblant, quoique peint avec plus de largeur et de liberté.

« Quant à ses ouvrages historiques, ils ne sont pas non plus le résultat d’un plan formé long-temps d’avance. Il ne prend pas, comme Thucydide, la résolution de consacrer vingt années de sa vie à recueillir les matériaux d’une histoire, à interroger tous ceux qui en ont eu connaissance, à voyager exprès sur le théâtre des événemens pour en bien connaître les détails et pour en mieux pénétrer les causes. Ces ouvrages sont amenés en quelque sorte par des circonstances fortuites. Ainsi, acteur principal dans la merveilleuse retraite des Grecs, il éprouve à son retour le besoin de raconter un événement dont personne ne devait connaître mieux que lui les détails, et n’était plus intéressé à présenter une narration complète, puisqu’elle devait être un tableau de ses talens stratégiques. Appelé par la confiance de Thucydide ou de ses héritiers à faire connaître l’ouvrage incomplet de cet historien, il est naturellement amené à l’idée de compléter cet ouvrage jusqu’à la fin de la guerre du Péloponnèse, c’est-à-dire jusqu’au point où Thucydide voulait pousser son histoire, partie qu’il rédigea sans doute en premier lieu ; puis il ajouta successivement dans sa retraite à Scillonte et à Corinthe, le reste de l’histoire de son temps jusqu’à la bataille de Mantinée. »

La première édition complète, qui ait paru du texte grec de Xénophon, est celle de 1540, à Halle, avec une préface de Mélanchthon.

La première édition grecque-latine parut en 1545 à Bâle.

Henry Estienne publia en 1581 une édition grecque et latine qui fit oublier celles qui l’avaient précédée.

Benjamin Weiske a publié en gros in-8 (Leipzig, 1798-1804) une édition remarquable par ses dissertations historiques et littéraires.

Schneider a revu et publié de 1791 à 1815 les divers Traités déjà publiés par Zeune, et les a complétés par ses commentaires sur les ouvrages historiques.

L’édition la plus complète que nous ayons en France est celle qu’a donnée M. Gail en 9 volumes in-4o.

Les diverses parties de Xénophon ont souvent été traduites en français. La Boétie, ami de Montaigne, a traduit l’Économique dans un style gracieux et simple. MM. Dacier, l’Évesque, Larcher, Dumont et La Luzerne, ont traduit aussi divers morceaux. M. Gail, dans son édition, a réuni ces diverses traductions en les revoyant. Ce sont les révisions données par M. Gail, que nous avons adoptées, et nous y avons joint les deux charmantes traductions données par Paul-Louis Courier de l’Équitation et du Maître de la cavalerie. C’est pour la première fois que ces diverses traductions sont réunies de manière à former un tout complet.

Le tableau suivant, donné par M. Letronne, place l’ensemble des faits sous les yeux du lecteur.

Olympiades. Années. Âge.
LXXIII 4   445 Naissance de Xénophon
LXXXVII 3 430 Il fait connaissance avec Socrate. 15
LXXXVIII 2 427 Est enrôlé parmi les περιπόλοι. 18
LXXXIX 1 424 Se trouve à la bataille de Délium. 21
XC 1 420 Compose le Banquet. 25
XCIII 3 406 Prend des leçons d’Isocrate. Voyage en Sicile. Compose l’Hiéron. 39
XCIV 4 401 Se marie. Publie l’ouvrage de Thucydide. Écrit les deux premiers livres des Helléniques. 44
XCIV 4 401 Part pour l’armée de Cyrus. 44
XCV 2 399 Revient à Athènes. 46
XCV 2 399 Compose les Mémoires sur Socrate, l’Économique, le Maître de la Cavalerie. Commence la Cyropédie et l’Anabase’. 46
XCVI 3 394 Part pour rejoindre Agésilas. Banni d’Athènes sous Eubulus ou Eubulide. 51
XCVI 4 393 Revient en Grèce. Bataille de Coronée. Suit Agésilas à Lacédémone. 52
XCVII 1 392 Se retire à Scillonte, où il reste vingt-quatre ans. Envoie ses fils à Sparte. Rédige l’Anabase et la Cyropédie. Continue les Helléniques. Écrit les Républiques de Sparte et d’Athènes, les Cynégétiques, l’Équitation. 53
CIII 1 368 Xénophon expulsé de Scillonte, se retire à Lepreum, puis à Corinthe. 77
CIII 2 367 Rappelé par un décret d’Eubulus. 78
CIV 3 362 Mort de Gryllus, son fils, à la bataille de Mantinée. 83
CV 1 360 Achève la Cyropédie. 85
CV 4 357 Achève les Helléniques. 88
CVI 1 356 Compose le Traité des Finances des Athéniens. 89
CVI 2 ou 3 355 ou 354 Sa mort. 90


Paris, 20 mai.

J. A. C. BUCHON