Œuvres complètes de la Fontaine (Marty-Laveaux)/Tome 1/Livre quatriéme

La bibliothèque libre.
Œuvres complètes, tome 1, Texte établi par Ch. Marty-LaveauxPaul Daffis (p. 111-140).
LIVRE QUATRIÉME.




FABLE I.
LE LION AMOUREUX.
A MADEMOISELLE DE SEVIGNÉ



Sevigné, de qui les attraits
Servent aux Graces de modèle,
Et qui nâquistes toute belle,
A vostre indifference prés,
Pourriez-vous estre favorable
Aux jeux innocens d’une Fable ?
Et voir sans vous espouvanter
Un Lion qu’amour sçeut dompter ?
Amour est un estrange maistre.
Heureux qui peut ne le connoistre
Que par récit, luy ny ses coups !
Quand on en parle devant vous,
Si la verité vous offense,
La Fable au moins se peut souffrir.
Celle-cy prend bien l’asseurance
De venir à vos pieds s’offrir,
Par zele et par reconnoissance

Du temps que les bestes parloient
Les Lions entre-autres vouloient
Estre admis dans nostre alliance.
Pourquoy non ? puisque leur engeance
Valoit la nostre en ce temps-là,
Ayant courage, intelligence,
Et belle hure outre cela.
Voicy comment il en alla.
Un Lion de haut parentage
En passant par un certain pré,
Rencontra Bergere à son gré.
Il la demande en mariage.
Le pere auroit fort souhaité
Quelque gendre un peu moins terrible.
La donner luy sembloit bien dur ;
La refuser n’estoit pas seur.
Mesme un refus eust fait, possible,
Qu’on eust veu quelque beau matin
Un mariage clandestin.
Car outre qu’en toute maniere
La belle estoit pour les gens fiers,
Fille se coëffe volontiers
D’amoureux à longue criniere.
Le Pere donc ouvertement
N’osant renvoyer nostre amant,
Luy dit : Ma Fille est delicate ;
Vos griffes la pourront blesser
Quand vous voudrez la caresser.
Permettez donc qu’à chaque pate
On vous les rogne ; et pour les dents,
Qu’on vous les lime en mesme temps :
Vos baisers en seront moins rudes,
Et pour vous plus delicieux ;
Car ma Fille y répondra mieux
Estant sans ces inquietudes.
Le Lion consent à cela,
Tant son ame estoit aveuglée.
Sans dents ny griffes le voila,

Comme place démantelée.
On lascha sur luy quelques chiens,
Il fit fort peu de resistance.
Amour, amour, quand tu nous tiens,
On peut bien dire, Adieu prudence[1].




II.
LE BERGER ET LA MER.



Du rapport d’un troupeau dont il vivoit sans soins
Se contenta long-temps un voisin d’Amphitrite.
Si sa fortune estoit petite,
Elle estoit seure tout au moins.
A la fin les tresors déchargez sur la plage
Le tenterent si bien qu’il vendit son troupeau,
Trafiqua de l’argent, le mit entier sur l’eau ;
Cét argent perit par naufrage.
Son maistre fut reduit à garder les Brebis ;
Non plus Berger en chef comme il estoit jadis,
Quand ses propres Moutons paissoient sur le rivage ;
Celuy qui s’estoit veu Coridon ou Tircis
Fut Pierrot et rien davantage.

Au bout de quelque-temps il fit quelques profits ;
Racheta des bestes à laine :
Et comme un jour les vents retenant leur haleine
Laissoient paisiblement aborder les vaisseaux ;
Vous voulez de l’argent, ô Mesdames les Eaux,
Dit-il ; adressez-vous, je vous prie, à quelque autre ;
Ma foy ! vous n’aurez pas le nostre.

Cecy n’est pas un conte à plaisir inventé.
Je me sers de la vérité
Pour montrer par experïence.
Qu’un sou quand il est asseuré
Vaut mieux que cinq en esperance ;
Qu’il se faut contenter de sa condition ;
Qu’aux conseils de la Mer et de l’Ambition
Nous devons fermer les oreilles.
Pour un qui s’en loüera, dix mille s’en plaindront.
La Mer promet monts et merveilles ;
Fiez-vous-y, les vents et les voleurs viendront.




III.
LA MOUCHE ET LA FOURMY.



La Moûche et la Fourmy contestoient de leur prix.
 : O Jupiter ! dit la premiere,
Faut-il que l’amour propre aveugle les esprits
D’une si terrible maniere.
Qu’un vil et rampant animal
A la fille de l’air ose se dire égal ?
Je hante les Palais ; je m’assiez à ta table :
Si l’on t’immole un bœuf, j’en gouste devant toy :
Pendant que celle-cy chetive et misérable,

Vit trois jours d’un festu qu’elle a traîné chez soy.
Mais, ma mignonne, dites-moy,
Vous campez-vous jamais sur la teste d’un Roy,
D’un Empereur, ou d’une belle ?
Je le fais ; et je baise un beau sein quand je veux ;
Je me jouë entre des cheveux :
Je rehausse d’un teint la blancheur naturelle :
Et la derniere main que met à sa beauté
Une femme allant en conqueste,
C’est un ajustement des Moûches emprunté.
Puis allez-moy rompre la teste
De vos greniers. Avez-vous dit ?
Luy repliqua la ménagere.
Vous hantez les Palais : mais on vous y maudit.
Et quant à goûter la premiere
De ce qu’on sert devant les Dieux,
Croyez-vous qu’il en vaille mieux ?
Si vous entrez partout, aussi font les profanes.
Sur la teste des Rois et sur celle des Asnes
Vous allez vous planter ; je n’en disconviens pas,
Et je sçais que d’un prompt trépas
Cette importunité bien souvent est punie.
Certain ajustement, dites-vous, rend jolie ;
J’en conviens : il est noir ainsi que vous et moy.
Je veux qu’il ait nom Moûche, est-ce un sujet pourquoy
Vous fassiez sonner vos merites ?
Nomme-t-on pas aussi Moûches les parasites ?
Cessez donc de tenir un langage si vain :
N’ayez plus ces hautes pensées.
Les Moûches de Cour sont chassées :
Les Moûcharts sont pendus ; et vous mourrez de faim,
De froid, de langueur, de misere,
Quand Phœbus régnera sur un autre hemisphere.
Alors je joüiray du fruit de mes travaux.
Je n’iray par monts ny par vaux
M’exposer au yent, à la pluye.
Je vivray sans mélancolie.
Le soin que j’auray pris, de soin m’exemptera.

Je vous enseigneray par là
Ce que c’est qu’une fausse ou veritable gloire.
Adieu : je perds le temps : laissez-moy travailler.
Ny mon grenier ny mon armoire
Ne se remplit à babiller.




IV.
LE JARDINIER ET SON SEIGNEUR.



Un amateur du jardinage,
Demy bourgeois, demy manant,
Possedoit en certain village
Un jardin assez propre, et le clos à tenant.
Il avoit de plan vif fermé cette étenduë :
Là croissoit à plaisir l’ozeille et la laituë ;
Dequoy faire à Margot pour sa feste un bouquet ;
Peu de jasmin d’Espagne, et force serpolet.
Cette felicité par un Lievre troublée
Fit qu’au Seigneur du Bourg nostre homme se plaignit.
Ce maudit animal vient prendre sa goulée
Soir et matin, dit-il, et des pieges se rit :
Les pierres, les bastons y perdent leur credit.
Il est sorcier je croy. Sorcier ? Je l’en défie,
Repartit le Seigneur. Fust-il diable, Miraut
En depit de ses tours l’attrapera bien-tost.
Je vous en déferay, bon homme, sur ma vie :
Et quand ? et dés demain, sans tarder plus long-temps.
La partie ainsi faite, il vient avec ses gens.
Çà, déjeunons, dit-il, vos poulets sont-ils tendres ?
La fille du logis, qu’on vous voye, approchez.
Quand la marierons-nous ? quand aurons-nous des gendres ?
Bon homme c’est ce coup qu’il faut, vous m’entendez,
Qu’il faut foüiller à l’escarcelle.

Disant ces mots il fait connoissance avec elle ;
Auprés de luy la fait asseoir ;
Prend une main, un bras, leve un coin du mouchoir,
Toutes sottises dont la Belle
Se défend avec grand respect :
Tant qu’au pere à la fin cela devient suspect.
Cependant on fricasse, on se ruë en cuisine.
De quand sont vos jambons ? Ils ont fort bonne mine.
Monsieur, ils sont à vous. Vrayment, dit le Seigneur,
Je les reçois, et de bon cœur.
Il déjeûne tres-bien, aussi fait sa famille,
Chiens, chevaux, et valets, tous gens bien endentez :
Il commande chez l’hoste, y prend des libertez,
Boit son vin, caresse sa fille.
L’embarras des Chasseurs succede au dejeuné.
Chacun, s’anime et se prepare :
Les trompes et les cors font un tel tintamarre,
Que le bon homme est estonné.
Le pis fut que l’on mit en piteux équipage
Le pauvre potager ; adieu planches, quarreaux ;
Adieu chicorée et poreaux ;
Adieu dequoy mettre au potage.
Le Lievre estoit gisté dessous un maistre chou.
On le queste, on le lance : il s’enfuit par un trou,
Non pas trou, mais troüée, horrible et large playe
Que l’on fit à la pauvre haye
Par ordre du Seigneur ; car il eust esté mal
Qu’on n’eust pû du jardin sortir tout à cheval.
Le bon homme disoit : Ce sont là jeux de Prince :
Mais on le laissoit dire : et les chiens, et les gens
Firent plus de dégât en une heure de temps,
Que n’en auroient fait en cent ans
Tous les Lievres de la Province.

Petits Princes, vuidez vos debats entre vous :
De recourir aux Rois vous seriez de grands fous.
Il ne les faut jamais engager dans vos guerres,
Ny les faire entrer sur vos terres.



V.
L’ASNE ET LE PETIT CHIEN.



Ne forçons point nostre talent ;
Nous ne ferions rien avec grace.
Jamais un lourdaut, quoy qu’il fasse,
Ne sçauroit passer pour galant.
Peu de gens que le Ciel cherit et gratifie
Ont le don d’agréer infus avec la vie.
C’est un point qu’il leur faut laisser ;
Et ne pas ressembler à l’Asne de la Fable,
Qui pour se rendre plus aimable
Et plus cher à son Maistre, alla le caresser.
Comment, disoit-il en son ame.
Ce Chien parce qu’il est mignon
Vivra de pair à compagnon
Avec Monsieur, avec Madame,
Et j’auray des coups de baston ?
Que fait-il ? il donne la pate.
Puis aussi-tost il est baisé :
S’il en faut faire autant afin que l’on me flate,
Cela n’est pas bien mal-aisé.
Dans cette admirable pensée.
Voyant son Maistre en joye, il s’en vient lourdement,
Leve une corne toute usée ;
La luy porte au menton fort amoureusement,
Non sans accompagner pour plus grand ornement
De son chant gracieux cette action hardie.
Oh, oh ! quelle caresse, et quelle melodie !
Dit le Maistre aussi-tost. Hola, Martin bâton !
Martin bâton accourt ; l’Asne change de ton.
Ainsi finit la Comedie.



VI.
LE COMBAT DES RATS ET DES
BELETTES.



La nation des Belettes,
Non plus que celle des Chats,
Ne veut aucun bien aux Rats ;
Et sans les portes étretes
De leurs habitations,
L’animal à longue eschine
En feroit, je m’imagine,
De grandes destructions.
Or une certaine année
Qu’il en estoit à foison,
Leur Roy nommé Ratapon
Mit en campagne une armée.
Les Belettes de leur part
Déployerent l’estendard.
Si l’on croit la Renommée,
La Victoire balança.
Plus d’un Gueret s’engraissa
Du sang de plus d’une bande.
Mais la perte la plus grande
Tomba presque en tous endroits
Sur le peuple Souriquois.
Sa déroute fut entiere :
Quoy que pust faire Artarpax,
Psicarpax, Meridarpax,
Qui tout couverts de poussiere,
Soûtinrent assez long-temps
Les effors des combattans.
Leur resistance fut vaine,
Il falut ceder au sort :

Chacun s’enfuit au plus fort,
Tant Soldat, que Capitaine.
Les Princes perirent tous.
La racaille dans des trous
Trouvant sa retraite preste,
Se sauva sans grand travail.
Mais les Seigneurs sur leur teste
Ayant chacun un plumail,
Des cornes, ou des aigrettes,
Soit comme marques d’honneur :
Soit afin que les Belettes
En conceussent plus de peur :
Cela causa leur mal-heur.
Trou, ny fente, ny crevasse.
Ne fut large assez pour eux :
Au lieu que la populace
Entroit dans les moindres creux.
La principale jonchée
Fut donc des principaux Rats.
Une teste empanachée
N’est pas petit embarras.
Le trop superbe equipage
Peut souvent en un passage
Causer du retardement.
Les petits en toute affaire
Esquivent fort aisément :
Les grands ne le peuvent faire.




VII.
LE SINGE ET LE DAUFIN.



C’estoit chez les Grecs un usage,
Que sur la Mer tous voyageurs
Menoient avec eux en voyage
Singes et Chiens de basteleurs.

Un Navire en cét équipage
Non loin d’Athenes fit naufrage.
Sans les Daufins tout eust pery.
Cét animal est fort amy
De nostre espece : En son Histoire
Pline le dit[2], il le faut croire.
Il sauva donc tout ce qu’il pût.
Mesme un Singe en cette occurrence,
Luy pensa devoir son salut.
Un Daufin le prit pour un homme,
Et sur son dos le fit asseoir,
Si gravement qu’on eust crû voir
Ce chanteur que tant on renomme.
Le Daufin l’alloit mettre à bord.
Quand par hazard il luy demande ;
Estes-vous d’Athenes la grande ?
Oüy, dit l’autre, on m’y connoist fort :
Shl vous y survient quelque affaire
Employez-moy ; car mes parens
Y tiennent tous les premiers rangs ;
Un mien cousin est Juge-Maire.
Le Daufin dit bien-grammercy.
Et le Pirée a part aussi
A l’honneur de vostre presence ?
Vous le voyez souvent ? Je pense.
Tous les jours ; il est mon amy.
C’est une vieille connoissance.
Nostre Magot prit pour ce coup
Le nom d’un port pour un nom d’homme.
De telles gens il est beaucoup,
Qui prendroient Vaugirard pour Rome ;
Et qui, caquetans au plus drû,
Parlent de tout et n’ont rien vû.
Le Daufin rit, tourne la teste,
Et le Magot consideré
Il s’apperçoit qu’il n’a tiré

Du fond des eaux rien qu’une beste.
Il l’y replonge, et va trouver
Quelque homme afin de le sauver.




VIII.
L’HOMME ET L’IDOLE DE BOIS[3].



Certain Payen chez luy gardoit un Dieu de bois ;
De ces Dieux qui sont sourds bien qu’ayans des oreilles
Le Payen cependant s’en promettoit merveilles.
Il luy coustoit autant que trois.
Ce n’estoient que vœux et qu’offrandes,
Sacrifices de bœufs couronnez de guirlandes.
Jamais Idole, quel qu’il fust,
N’avoit eu cuisine si grasse ;
Sans que pour tout ce culte à son hoste il écheût
Succession, trésor, gain au jeu, nulle grace.
Bien plus, si pour un sou d’orage en quelque endroit
S’amassoit d’une ou d’autre sorte,
L’Homme en avoit sa part, et sa bourse en souffroit.
La pitance du Dieu n’en estoit pas moins forte.
A la fin se fâchant de n’en obtenir rien.
Il vous prend un levier, met en pièces l’Idole,
Le trouve remply d’or. Quand je t’ay fait du bien,
M’as-tu valu, dit-il, seulement une obole ?
Va, sors de mon logis : cherche d’autres autels.
Tu ressembles aux naturels.
Mal-heureux, grossiers, et stupides :
On n’en peut rien tirer qu’avecque le bâton.

Plus je te remplissois, plus mes mains estoient vuides :
J’ay bien fait de changer de ton.




IX.
LE GEAY PARÉ DES PLUMES
DU PAN.



Un Pan muoit ; un Geay prit son plumage ;
Puis apres se l’accommoda ;
Puis parmy d’autres Pans tout fier se panada,
Croyant estre un beau personnage.
Quelqu’un le reconnût ; il se vit bafoüé,
Berné, sifflé, mocqué, joüé.
Et par Messieurs les Pans plumé d’estrange sorte :
Mesme vers ses pareils s’estant réfugié,
Il fut par eux mis à la porte.
Il est assez de Geais à deux pieds comme luy,
Qui se parent souvent des dépoüilles d’autruy,
Et que l’on nomme plagiaires.
Je m’en tais ; et ne veux leur causer nul ennuy ;
Ce ne sont pas là mes affaires.




X.
LE CHAMEAU, ET LES BASTONS
FLOTANS[4].



Le premier qui vid un Chameau
S’enfuit à cét objet nouveau ;
Le second approcha ; le troisième osa faire
Un licou pour le Dromadaire.

L’accoûtumance ainsi nous rend tout familier.
Ce qui nous paraissoit terrible et singulier,
S’apprivoise avec nostre veuë
Quand ce vient à la continuë.
Et puisque nous voicy tombez sur ce sujet :
On avoit mis des gens au guet,
Qui voyant sur les eaux de loin certain objet,
Ne pûrent s’empêcher de dire,
Que c’estoit un puissant navire.
Quelques momens après l’objet devint brûlot,
Et puis nacele, et puis balot ;
Enfin bâtons flotans sur l’onde.
J’en sçais beaucoup de par le monde
A qui cecy conviendroit bien :
De loin c’est quelque chose, et de prés ce n’est rien.




XI.
LA GRENOUILLE ET LE RAT[5].



Tel, comme dit Merlin, cuide engeigner autruy,
Qui souvent s’engeigne soy-mesme[6].
J’ay regret que ce mot soit trop vieux aujourd’huy :

Il m’a toûjours semblé d’une energie extrême.
Mais afin d’en venir au dessein que j’ay pris :
Un Rat plein d’en-bon-point, gras, et des mieux nourris,
’ Et qui ne connoissoit l’Advent ny le Carême,
Sur le bord d’un marest égayoit ses esprits.
Une Grenoüille approche, et luy dit en sa langue :
Venez me voir chez moy ; je vous feray festin.
Messire Rat promit soudain :
Il n’estoit pas besoin de plus longue harangue.
Elle allegua pourtant les delices du bain,
La curiosité, le plaisir du voyage,
Çent raretez à voir le long du marécage :
Un jour il conteroit à ses petits enfans
Les beautez de ces lieux, les mœurs des habitans,
Et le gouvernement de la chose publique
Aquatique.
Un point sans plus tenoit le galand empêché :
Il nâgeoit quelque peu, mais il faloit de l’aide.
La Grenoüille à cela trouve un tres-bon remede.
Le Rat fut à son pied par la pate attaché ;
Un brin de jonc en fit l’affaire.
Dans le marest entrez, nostre bonne commere
S’efforce de tirer son hoste au fond de l’eau,
Contre le droit des gens, contre la foy jurée ;
Pretend qu’elle en fera gorge chaude et curée ;
(C’estoit a son avis un excellent morceau.)
Déja dans son esprit la galande le croque.
Il atteste les Dieux ; la perfide s’en moque.

Il resiste, elle tire. En ce combat nouveau,
Un Milan qui dans l’air planoit, faisait la ronde,
Voit d’en-haut le pauvret se débattant sur l’onde.
Il fond dessus, l’enleve, et par mesme moyen
La Grenoüille et le lien.
Tout en fut ; tant et si bien
Que de cette double proye
L’Oiseau se donne au cœur joye,
Ayant de cette façon
A souper chair et poisson.

La ruse la mieux ourdie
Peut nuire à son inventeur :
Et souvent la perfidie
Retourne sur son autheur.




XII.
TRIBUT ENVOYÉ PAR LES
ANIMAUX A ALEXANDRE.



Une Fable avoit cours parmy l’antiquité ;
Et la raison, ne m’en est pas connuë.
Que le Lecteur en tire une moralité.
Voicy la Fable toute nuë.

La Renommée ayant dit en cent lieux,
Qu’un Fils de Jupiter, un certain Alexandre,
Ne voulant rien laisser de libre sous les Cieux,
Commandoit que sans plus attendre,
Tout peuple à ses pieds s’allast rendre ;
Quadrupedes, Humains, Elephans, Vermisseaux,
La Republique des oyseaux :

La Deesse aux cent bouches, dis-je,
Ayant mis par tout la terreur
En publiant l’Edit du nouvel Empereur,
Les Animaux, et toute espece lige
De son seul appetit, creurent que cette fois,
Il falloit subir d’autres loix.
On s’assemble au desert ; tous quittent leur taniere.
Apres divers avis, on résout, on conclut
D’envoyer hommage et tribut.
Pour l’hommage et pour la maniere.
Le Singe en fut chargé : l’on luy mit par écrit
Ce que l’on vouloit qui fût dit.
Le seul tribut les tint en peine.
Car que donner ? il faloit de l’argent.
On en prit d’un Prince obligeant,
Qui possedant dans son domaine
Des mines d’or fournit ce qu’on voulut.
Comme il fut question de porter ce tribut,
Le Mulet et l’Asne s’offrirent,
Assistez du Cheval ainsi que du Chameau.
Tous quatre en chemin ils se mirent
Avec le Singe, Ambassadeur nouveau.
La Caravanne enfin rencontre en un passage
Monseigneur le Lion. Cela ne leur plût point.
Nous nous rencontrons tout à point.
Dit-il, et nous voicy compagnons de voyage.
J’allois offrir mon fait à part ;
Mais bien qu’il soit leger, tout fardeau m’embarasse.
Obligez-moy de me faire la grace
Que d’en porter chacun un quart.
Ce ne vous sera pas une charge trop grande,
Et j’en seray plus libre, et bien plus en estat,
En cas que les voleurs attaquent nostre bande,
Et que l’on en vienne au combat.
Econduire un Lion rarement se pratique.
Le voilà donc admis, soulagé, bien reçû,
Et mal-gré le Heros de Jupiter issû,
Faisant chere et vivant sur la bourse publique.

Ils arriverent dans un pré
Tout bordé de ruisseaux, de fleurs tout diapré ;
Où maint Mouton cherchoit sa vie ;
Sejour du frais, veritable patrie
Des Zephirs. Le Lion n’y fut pas, qu’à ces gens
Il se plaignit d’estre malade.
Continuez vostre Ambassade,
Dit-il, je sens un feu qui me brûle au dedans,
Et veux chercher icy quelque herbe salutaire.
Pour vous ne perdez point de temps.
Rendez-moy mon argent, j’en puis avoir affaire.
On déballe ; et d’abord le Lion s’écria
D’un ton qui témoignoit sa joye :
Que de filles, ô Dieux, mes pièces de monnoye
Ont produites ! voyez ; la pluspart sont déia
Aussi grandes que leurs Meres.
Le croist m’en appartient. Il prit tout là-dessus ;
Ou bien s’il ne prit tout il n’en demeura gueres.
Le Singe et les sommiers confus,
Sans oser repliquer en chemin se remirent.
Au fils de Jupiter on dit qu’ils se plaignirent,
Et n’en eurent point de raison.
Qu’eust-il fait ? C’eust esté Lion contre Lion ;
Et le Proverbe dit : Corsaires à Corsaires
L’un l’autre s’attaquant ne font pas leurs affaires.



XIII.
LE CHEVAL S’ESTANT VOULU
VANGER DU CERF.



De tout temps les Chevaux ne sont nez pour les hommes.
Lorsque le genre humain de glan se contentoit,
Asne, Cheval, et Mule aux forests habitoit ;

Et l’on ne voyoit point, comme au Siecle où nous sommes,
Tant de selles et tant de basts,
Tant de harnois pour les combats,
Tant de chaises, tant de carrosses ;
Comme aussi ne voyoit-on pas
Tant de festins et tant de nopces.
Or un Cheval eust alors différent
Avec un Cerf plein de vîtesse,
Et ne pouvant l’attraper en courant,
Il eut recours à l’Homme, implora son adresse.
L’Homme luy mit un frein, luy sauta sur le dos,
Ne luy donna point de repos
Que le Cerf ne fût pris, et n’y laissast la vie.
Et cela fait le Cheval remercie
L’Homme son bien-faiteur, disant, Je suis à vous,
Adieu. Je m’en retourne en mon sejour sauvage.
Non pas cela, dit l’Homme, il fait meilleur chez nous :
Je vois trop quel est vostre usage.
Demeurez donc, vous serez bien traité,
Et jusqu’au ventre en la litiere.

Helas ! que sert la bonne chere
Quand on n’a pas la liberté ?
Le Cheval s’apperçeut qu’il avoit fait folie ;
Mais il n’estoit plus temps : déjà son écurie
Estoit preste et toute bastie.
Il y mourut en traînant son lien ;
Sage s’il eust remis une legere offense.
Quel que soit le plaisir que cause la vengeance,
C’est l’acheter trop cher, que l’acheter d’un bien
Sans qui les autres ne sont rien.





XIV.
LE RENARD ET LE BUSTE.



Les Grands pour la pluspart sont masques de theatre ;
Leur apparence impose au vulgaire idolâtre.
L’Asne n’en sçait juger que par ce qu’il en void.
Le Renard au contraire à fonds les examine,
Les tourne de tout sens, et quand il s’apperçoit
Que leur fait n’est que bonne mine,
Il leur applique un mot qu’un Buste de Héros
Luy fit dire fort a propos.
C’estoit un Buste creux, et plus grand que nature.
Le Renard, en loüant l’effort de la sculpture,
Belle teste, dit-il, mais de cervelle point.
Combien de grands Seigneurs sont Bustes en ce point ?




XV.
LE LOUP, LA CHEVRE, ET LE
CHEVREAU.
XVI.
LE LOUP, LA MERE, ET L’ENFANT.



La Bique, allant remplir sa traînante mammelle.
Et paistre l’herbe nouvelle,
Ferma sa porte au loquet,
Non sans dire à son Biquet :

Gardez-vous sur vostre vie
D’ouvrir que l’on ne vous die,
Pour enseigne et mot du guet,
Foin du Loup et de sa race.
Comme elle disoit ces mots,
Le Loup de fortune passe.
Il les recüeille à propos,
Et les garde en sa memoire.
La Bique, comme on peut croire,
N’avoit pas veu le glouton.
Dés qu’il la void partye, il contrefait son ton ;
Et d’une voix papelarde,
Il demande qu’on ouvre, en disant foin du Loup,
Et croyant entrer tout d’un coup.
Le Biquet soupçonneux par la fente regarde.
Montrez-moy pate blanche, ou je n’ouvriray point,
S’écria-t-il d’abord (pate blanche est un point
Chez les Loups comme on sçait rarement en usage.)
Celuy-cy fort surpris d’entendre ce langage,
Comme il estoit venu s’en retourna chez soy.
Où seroit le Biquet s’il eust ajoùté foy
Au mot du guet que de fortune
Nostre Loup avoit entendu ?
Deux seuretez valent mieux qu’une ;
Et le trop en cela ne fut jamais perdu.



Ce Loup me remet en mémoire
Un de ses compagnons qui fut encor mieux pris.
Il y périt ; voicy l’Histoire.
Un villageois avoit à l’écart son logis.
Messer Loup attendoit chape-chute à la porte.
Il avoit veu sortir gibier de toute sorte ;
Veaux de lait, Agneaux et Brebis,
Regimens de Dindons, enfin bonne Provende.
Le Larron commençoit pourtant à s’ennuyer.
Il entend un enfant crier.

La mere aussi-tost le gourmande,
Le menace s’il ne se taist
De le donner au Loup. L’Animal se tient prest,
Remerciant les Dieux d’une telle avanture,
Quand la mere appaisant sa chere geniture,
Luy dit : Ne criez point ; s’il vient, nous le tuërons.
Qu’est-cecy ? s’écria le mangeur de Moutons.
Dire d’un, puis d’un autre ? Est-ce ainsi que l’on traite
Les gens faits comme moy ? Me prend-on pour un sot ?
Que quelque jour ce beau marmot
Vienne au bois cueillir la noisette.
Comme il disoit ces mots, on sort de la maison.
Un chien de cour l’arreste. Espieux et fourches fieres
L’ajustent de toutes manieres.
Que veniez-vous chercher en ce lieu ? luy dit-on.
Aussi-tost il conta l’affaire.
Mercy de moy, luy dit la Mere,
Tu mangeras mon fils ? L’ay-je fait à dessein
Qu’il assouvisse un jour ta faim ?
On assomma la pauvre beste.
Un manant luy coupa le pied droit et la teste :
Le Seigneur du village à sa porte les mit ;
Et ce dicton Picard à l’entour fut écrit :
Biaux chires leups, n’écoutez mie
Mere tenchent chen fieux qui crie.




XVII.
PAROLE DE SOCRATE.



Socrate un jour faisant bâtir,
Chacun censuroit son ouvrage.
L’un trouvoit les dedans, pour ne luy point mentir,
Indignes d’un tel personnage.

L’autre blâmoit la face, et tous estoient d’avis.
Que les appartemens en estoient trop petits.
Quelle maison pour luy ? l’on y tournoit à peine.
Pleust au Ciel que de vrais amis,
Telle qu’elle est, dit-il, elle pût estre pleine !
Le bon Socrate avoit raison
De trouver pour ceux-là trop grande sa maison.
Chacun se dit amy ; mais fol qui s’y repose,
Rien n’est plus commun que ce nom,
Rien n’est plus rare que la chose.




XVIII.
LE VIEILLARD ET SES ENFANS.



Toute puissance est foible à moins que d’estre unie.
Ecoutez là-dessus l’Esclave de Phrigie.
Si j’ajouste du mien à son invention,
C’est pour peindre nos mœurs, et non point par envie ;
Je suis trop au dessous de cette ambition.
Phedre encherit souvent par un motif de gloire ;
Pour moy, de tels pensers me seroient malseans.
Mais venons à la Fable, ou plustost à l’Histoire
De celuy qui tâcha d’unir tous ses enfans.

Un Vieillard prest d’aller où la mort l’appelloit,
Mes chers enfans, dit-il (à ses fils il parloit)
Voyez si vous romprez ces dards liez ensemble ;
Je vous expliqueray le nœud qui les assemble.
L’Aîné les ayant pris, et fait tous ses efforts,
Les rendit en disant : Je le donne aux plus forts.
Un second luy succede, et se met en posture ;
Mais en vain. Un cadet tente aussi l’aventure.

Tous perdirent leur temps, le faisceau resista ;
De ces dards joints ensemble un seul ne s’éclata.
Foibles gensl dit le Pere, il faut que je vous montre
Ce que ma force peut en semblable rencontre.
On crût qu’il se moquoit, on soûrit, mais à tort.
Il separe les dards, et les rompt sans effort.
Vous voyez, reprit-il, l’effet de la concorde.
Soyez joints, mes enfans, que l’amour vous accorde.
Tant que dura son mal, il n’eut autre discours.
Enfin se sentant prest de terminer ses jours.
Mes chers enfans, dit-il, je vais où sont nos Peres.
Adieu, promettez-moy de vivre comme freres ;
Que j’obtienne de vous cette grace en mourant.
Chacun de ses trois fils l’en asseure en pleurant.
Il prend à tous les mains ; il meurt ; et les trois freres
Trouvent un bien fort grand, mais fort mêlé d’affaires.
Un creancier saisit, un voisin fait procés ;
D’abord nostre Trio s’en tire avec succés.
Leur amitié fut courte, autant qu’elle étoit rare ;
Le sang les avoit joints, l’interest les separe.
L’ambition, l’envie, avec les consultans,
Dans la succession entrent en mesme temps.
On en vient au partage, on conteste, on chicane.
Le Juge sur cent poincts tour à tour les condamne.
Creanciers et voisins reviennent aussi-tost ;
Ceux-là sur une erreur, ceux-cy sur un defaut.
Les freres des-unis sont tous d’avis contraire :
L’un veut s’accommoder, l’autre n’en veut rien faire.
Tous perdirent leur bien ; et voulurent trop tard
Profiter de ces dards unis et pris à part.





XIX.
L’ORACLE ET L’IMPIE.



Vouloir tromper le Ciel c’est folie à la Terre.
Le Dedale des cœurs en ses détours n’enserre
Rien qui ne soit d’abord éclairé par les Dieux.
Tout ce que l’homme fait, il le fait à leurs yeux ;
Mesme les actions que dans l’ombre il croit faire.
Un Payen qui sentoit quelque peu le fagot,
Et qui croyoit en Dieu, pour user de ce mot,
Par benefice d’inventaire,
Alla consulter Apollon,
Dés qu’il fut en son sanctuaire,
Ce que je tiens, dit-il, est-il en vie ou non ?
Il tenoit un moineau, dit-on,
Prest d’étouffer la pauvre beste,
Ou de la lâcher aussi-tost,
Pour mettre Apollon en defaut.
Apollon reconnut ce qu’il avoit en teste.
Mort ou vif, luy dit-il, monstre-nous ton moineau,
Et ne me tends plus de panneau ;
Tu te trouverois mal d’un pareil stratagème.
Je vois de loin, j’atteins de mesme.





XX.
L’AVARE QUI A PERDU SON
TRESOR.



L’Usage seulement fait la possession.
Je demande à ces gens, de qui la passion
Est d’entasser toûjours, mettre somme sur somme.
Quel avantage ils ont que n’ait pas un autre homme.
Diogene là-bas est aussi riche qu’eux ;
Et l’Avare icy haut, comme luy vit en gueux.
L’homme au tresor caché qu’Esope nous propose.
Servira d’exemple à la chose.
Ce mal-heureux attendoit
Pour joüir de son bien une seconde vie ;
Ne possedoit pas l’or ; mais l’or le possedoit.
Il avoit dans la terre une somme enfoüie ;
Son cœur avec ; n’ayant autre deduit,
Que d’y ruminer jour et nuit,
Et rendre sa chevance à luy-mesme sacrée.
Qu’il allast ou qu’il vinst, qu’il bust ou qu’il mangeast,
On l’eust pris de bien court à moins qu’il ne songeast
A l’endroit où gisoit cette somme enterrée.
Il y fit tant de tours qu’un Fossoyeur le vid ;
Se douta du dépost, l’enleva sans rien dire.
Nostre Avare un beau jour ne trouva que le nid.
Voila mon homme aux pleurs ; il gemit, il soûpire,
Il se tourmente, il se déchire.
Un passant luy demande à quel sujet ses cris.
C’est mon tresor que l’on m’a pris.
Vostre tresor ? Où pris ? Tout joignant cette pierre.
Eh sommes-nous en temps de guerre

Pour l’apporter si loin ? N’eussiez-vous pas mieux fait
De le laisser chez vous en vostre cabinet,
Que de le changer de demeure ?
Vous auriez pû sans peine y puiser à toute heure.
A toute heure ? bons Dieux ! Ne tient-il qu’à cela ?
L’argent vient-il comme il s’en va ?
Je n’y touchois jamais. Dites-moy donc de grace,
Reprit l’autre, pourquoy vous vous affligez tant,
Puisque vous ne touchiez jamais à cét argent :
Mettez une pierre à la place,
Elle vous vaudra tout autant.




XXI.
L’ŒIL DU MAISTRE.



Un Cerf s’estant sauvé dans une estable à Bœufs
Fut d’abord averty par eux,
Qu’il cherchât un meilleur azile.
Mes freres, leur dit-il, ne me decelez pas :
Je vous enseigneray les pâtis les plus gras ;
Ce service vous peut quelque jour estre utile ;
Et vous n’en aurez point regret.
Les Bœufs à toutes fins promirent le secret.
Il se cache en un coin, respire, et prend courage.
Sur le soir on apporte herbe fraische et fourage,
Comme l’on faisoit tous les jours.
L’on va, l’on vient, les valets font cent tours ;
L’Intendant mesme ; et pas un d’avanture
N’apperceut ny cor, ny ramure,
Ny Cerf enfin. L’habitant des forests
Rend déja grace aux Bœufs, attend dans cette étable
Que chacun retournant au travail de Cerés,

Il trouve pour sortir un moment favorable.
L’un des Bœufs ruminant luy dit, Cela va bien :
Mais quoy ! l’homme aux cent yeux n’a pas fait sa reveuë.
Je crains fort pour toy sa venuë.
Jusques-là, pauvre Cerf, ne te vante de rien.
Là-dessus le Maistre entre et vient faire sa ronde.
Qu’est-ce-cy ? dit-il à son monde.
Je trouve bien peu d’herbe en tous ces râteliers.
Cette litiere est vieille ; allez viste aux greniers.
Je veux voir désormais vos bestes mieux soignées.
Que couste-t’il d’oster toutes ces araignées ?
Ne sçauroit-on ranger ces jougs et ces colliers ?
En regardant à tout il void une autre teste
Que celles qu’il voyoit d’ordinaire en ce lieu.
Le Cerf est reconnû ; chacun prend un épieu ;
Chacun donne un coup à la beste.
Ses larmes ne sçauroient la sauver du trépas.
On l’emporte, on la sale, on en fait maint repas,
Dont maint voisin s’éjoüit d’estre.
Phedre sur ce sujet dit fort élegamment,
Il n’est pour voir que l’œil du Maître.
Quant à moy, j’y mettrois encor l’œil de l’amant.




XXII.
L’ALOUETTE ET SES PETITS
AVEC LE MAISTRE D’UN CHAMP.



Ne t’attens qu’à toy seul ; c’est un commun Proverbe.
Voicy comme Esope le mit
En credit.

Les Aloüettes font leur nid
Dans les bleds quand ils sont en herbe :

C’est à dire environ le temps
Que tout aime, et que tout pullule dans le monde ;
Monstres marins au fond de l’onde,
Tigres dans les Forests, Aloüettes aux champs.
Une pourtant de ces dernieres
Avoit laissé passer la moitié d’un Printemps
Sans gouster le plaisir des amours printanieres.
A toute force enfin elle se resolut
D’imiter la nature, et d’estre mere encore.
Elle bastit un nid, pond, couve, et fait éclore
A la haste ; le tout alla du mieux qu’il pût.
Les bleds d’alentour mûrs, avant que la nitée
Se trouvât assez forte encor
Pour voler et prendre l’essor.
De mille soins divers l’Aloüette agitée
S’en va chercher pâture ; avertit ses enfans
D’être toûjours au guet et faire sentinelle.
Si le possesseur de ces champs
Vient avecque son fils (comme il viendra) dit-elle,
Écoutez bien ; selon ce qu’il dira,
Chacun de nous décampera.
Si-tost que l’Aloüette eut quitté sa famille,
Le possesseur du champ vient avecque son fils.
Ces bleds sont mûrs, dit-il ; allez chez nos amis
Les prier que chacun apportant sa faucille,
Nous vienne aider demain dés la pointe du jour.
Nostre Aloüette de retour
Trouve en alarme sa couvée.
L’un commence. Il a dit que l’Aurore levée,
L’on fît venir demain ses amis pour l’aider.
S’il n’a dit que cela, repartit l’Aloüette,
Rien ne nous presse encor de changer de retraitte :
Mais c’est demain qu’il faut tout de bon écouter.
Cependant soyez gais ; voila dequoy manger.
Eux repus, tout s’endort ; les petits et la mere.
L’aube du jour arrive ; et d’amis point du tout.
L’Aloüette à l’essort, le Maistre s en vient faire
Sa ronde ainsi qu’à l’ordinaire.

Ces bleds ne devroient pas, dit-il, estre debout.
Nos amis ont grand tort, et tort qui se repose
Sur de tels paresseux à servir ainsi lents.
Mon fils, allez chez nos parens
Les prier de la mesme chose.
L’épouvante est au nid plus forte que jamais.
Il a dit ses parens, mere, c’est à cette heure…
Non mes enfans, dormez en paix ;
Ne bougeons de nostre demeure.
L’Aloüette eut raison, car personne ne vint.
Pour la troisiéme fois le Maistre se souvint
De visiter ses bleds. Nostre erreur est extrême,
Dit-il, de nous attendre à d’autres gens que nous.
Il n’est meilleur amy ny parent que soy-mesme.
Retenez bien cela, mon fils. Et sçavez-vous
Ce qu’il faut faire ? Il faut qu’avec nostre famille
Nous prenions dés demain chacun une faucille ;
C’est là nostre plus court ; et nous acheverons
Nostre moisson quand nous pourrons.
Déslors que ce dessein fut sceu de l’Aloüette,
C’est ce coup qu’il est bon de partir, mes enfans.
Et les petits, en mesme-temps,
Voletans, se culebutans,
Délogerent tous sans trompette.

  1. On lit dans les éditions de 1668 et de 1669 les six vers suivants supprimés par La Fontaine en 1678 :
    Par tes conseils ensorcelans
    Ce Lion crut son adversaire.
    Helas comment pourrois-tu faire
    Que les bestes devinssent gens,
    Si tu nuis aux plus sages testes,
    Et fais les gens devenir bestes !
  2. Hist. nat., lib. IX, cap. VIII.
  3. Voyez ci-dessus, p. 8.
  4. Voyez ci-dessus, p. 35.
  5. Voyez ci dessus, p. 36.
  6. Voici le texte auquel La Fontaine fait allusion :
    « Quant Merlin vit le roy Vterpandragon si luy commença a dire que il auoit mal exploicte de ce qu’il auoit souffert nul asseoir en ce lieu et le roy luy respondit il mengigna et Merlin luy dist. Ainsi aduient il de plusieurs car telz cuident engigner vng autre qui sengignent eulx mesmes. »
    Ce passage se trouve dans Le premier volume de Merlin, petit in-4o s. d. fueillet XLII, r°, 2e colonne, dans le chapitre intitulé : Comment Merlin print congé du roy & sen alla a son maistre Blaise et luy compta la maniere de ceste table, & comme vng des grans seigneurs du pays dict au roy que Merlin auoit esté tue en vng boys en guise d’homme sauluaige et comme le seigneur sassist au lieu vuide la table et incontinent quil eut les piedz soubz la table il fondit en abisme et len ne sceut quil deuint.
    Borel rapporte dans son Dictionnaire des termes du vieux françois, au mot guiller, un proverbe albigeois qui a grand rapport avec celui que nous a conservé La Fontaine : Tal penso guilla Guillot, que Guillot lou guille.