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Œuvres d’histoire naturelle de Goethe/Additions (Botanique)

La bibliothèque libre.
Traduction par Charles Martins.
A. Cherbuliez et Cie (p. 256-282).

ADDITIONS.


Incident heureux.

(1817.)

Les plus beaux moments de ma vie sont ceux que j’ai consacrés à l’étude de la métamorphose des plantes ; l’idée de leurs transformations graduelles anima mon séjour de Naples et de Sicile ; cette manière d’envisager le règne végétal me séduisait chaque jour davantage, et dans toutes mes promenades je m’efforçais d’en trouver de nouveaux exemples. Mais ces agréables occupations ont acquis une valeur inestimable à mes yeux depuis que je leur dois l’une des plus belles liaisons que mon heureuse étoile m’ait réservées. Elles me valurent l’amitié de Schiller, et firent cesser la mésintelligence qui nous avait long-temps séparés.

À mon retour d’Italie, où mes idées artistiques avaient acquis une pureté et une netteté nouvelles, je ne m’étais nullement inquiété de ce qui s’était passé en Allemagne pendant mon absence, et je trouvai généralement admirés et imités des écrits poétiques qui de tout temps m’avaient été fort antipathiques : c’étaient, par exemple, l’Ardingbello de Heinse et les Brigands de Schiller. Je haïssais ce dernier, parce qu’il cherchait à relever et à anoblir par l’art, le matérialisme des sens et des idées les plus excentriques ; l’autre, parce que, doué d’un talent énergique, mais sans maturité, il avait répandu à flots sur l’Allemagne ce torrent de paradoxes sociaux et dramatiques dont je m’efforçais d’arrêter le cours.

Je n’en voulais pas à ces poëtes éminents ; car l’homme ne peut pas s’empêcher d’obéir à l’impulsion secrète de son génie ; il essaie d’abord une ébauche imparfaite sans savoir ce qu’il fait ; mais bientôt il persévère sciemment dans la même voie. Voilà pourquoi tant de bonnes choses et tant de sottises inondent le public, et pourquoi la confusion n’engendre que confusion nouvelle.

La serisation que ces œuvres monstrueuses avaient faite en Allemagne, l’enthousiasme qu’elles excitaient aussi bien chez les grandes dames que dans la tête ardente des étudiants, m’épouvanta, car je crus avoir perdu ma peine. On ne voulait plus entendre parler de moi ; on déclarait frappés d’impuissance, et la manière dont je traitais mes sujets, et les sujets eux-mêmes. Henri et Maurice Meyer, ainsi que tous les artistes qui suivaient la même voie, tels que Tischbein et Bary, se trouvaient dans la même perplexité. J’étais fort embarrassé, et fus sur le point de dire adieu à l’art et à la poésie ; car comment pouvais-je espérer de surpasser jamais ces productions empreintes d’un génie sauvage et inculte ? Qu’on se figure l’état dans lequel je devais être ! je cherchais à communiquer aux autres les impressions les plus pures, et on me laissait le choix entre François Moor et Ardingbello !

Maurice, qui s’arrêta quelque temps chez moi à son retour d’Italie, me fortifiait dans mes idées. J’évitais Schiller, qui demeurait à Weimar dans mon voisinage. L’apparition de son Don Carlos n’était guère faite pour nous rapprocher. Je fus sourd à toutes les insinuations de nos amis communs, et nous continuâmes à vivre l’un près de l’autre, sans nous voir.

Sa dissertation sur la grâce et la dignité dans les arts avait augmenté notre éloignement réciproque. Schiller avait embrassé avec amour la philosophie de Kant, qui élève si haut le sujet en paraissant rétrécir son cercle d’action. Elle développait tout ce que la nature avait mis en lui d’extraordinaire, et, plein du sentiment de sa force et de sa liberté, il reniait la nature sa mère, qui lui avait prodigué tous ses dons. Au lieu de la voir vivante et active dans la création successive des êtres, depuis le plus imparfait jusqu’au plus achevé, il l’admirait dans quelques propriétés empiriques de l’esprit humain. Je pouvais m’appliquer quelques passages assez durement explicites de sa dissertation, et ils montraient ma profession de foi sous un jour complètement faux. C’eût été encore pis, s’il se fût abstenu de toute allusion personnelle, car la profondeur de l’abîme qui nous séparait n’en eût été que plus évidente. Un rapprochement était donc impossible ; les sollicitations pleines de séduction de Dalberg lui-même, qui savait apprécier l’immense mérite de Schiller, restèrent sans effet ; les raisonnements que j’opposais à ses désirs de conciliation étaient difficiles à combattre ; car tout le monde conviendra qu’il y a plus que le diamètre du globe terrestre entre deux antipodes intellectuels, chacun d’eux étant personnellement doué d’une force de polarité qui les tient nécessairement écartés à jamais. La suite prouvera que nous avions cependant un point de contact.

Schiller alla s’établir à Iéna, ou je ne le voyais pas plus qu’à Weimar. À la même époque, Batsch était parvenu, à force d’activité, à fonder une société d’histoire naturelle qui devait avoir des collections et des séances solennelles. J’assistais ordinairement aux réunions périodiques. Un jour Schiller s’y trouvait aussi ; par hasard, nous nous rencontrâmes à la porte ; la conversation s’engagea. Il paraissait avoir pris part à ce qui s’était fait ; mais, à ma grande satisfaction, il observa avec beaucoup de fondement et de justesse, que la méthode fragmentaire et morcelée qui paraissait adoptée dans l’étude de la nature, n’était guère propre à séduire le profane qui a le désir de s’en occuper.

Je répondis que cette méthode répugnait même aux initiés, mais qu’il existait certainement une autre manière d’envisager l’action de la nature créatrice, en procédant du tout à la partie, au lieu de l’examiner isolément et par fragments séparés. Il désira des éclaircissements sans me dissimuler ses doutes, et sans vouloir convenir qu’une pareille méthode fût, comme je le soutenais, d’accord avec l’observation.

Nous arrivâmes à sa demeure ; j’entrai tout en causant, et lui exposai avec chaleur toute la théorie de la métamorphose des plantes. En quelques traits de plume caractéristiques, je lui traçai l’esquisse d’une plante symbolique. Il écoutait et regardait avec beaucoup d’attention, saisissant tout avec une extrême facilité ; lorsque j’eus fini, il branla la tête et dit : Tout ceci n’est pas de l’observation, c’est une idée. Ma surprise fut pénible, car ces mots indiquaient clairement le point qui nous séparait. L’opinion qu’il avait soutenue dans sa dissertation sur la grâce me revint à l’esprit, ma vieille rancune était prête à se réveiller ; cependant je me contins, et répondis que j’étais enchanté d’avoir des idées sans le savoir, et de pouvoir les contempler de mes propres yeux.

Schiller avait plus d’expérience et de savoir-vivre que moi et il cherchait du reste plutôt à m’attirer qu’à m’éloigner, à cause de la publication des Heures (die Horen) qu’il projetait alors. Il me répondit en kantien bien élevé : mon réalisme inexorable amena une vive contestation, et après avoir disputé longtemps, nous conclûmes une trève ; ni l’un ni l’autre ne pouvait s’attribuer la victoire, et chacun de nous se crut invincible. Des propositions telles que la suivante me rendaient tout-à-fait malheureux : Comment, disait-il, l’observation peut-elle être jamais d’accord avec une idée, puisque c’est le propre de celle-ci, de ne jamais concorder avec l’observation ? Mais puisqu’il appelait idée ce que je regardais comme de l’observation, il devait nécessairement y avoir entré nous un moyen de conciliation, un rapport inconnu. Le premier pas était fait ; Schiller, doué d’une grande force d’attraction, s’attachait tous ceux qui s’approchaient de lui. Je pris part à ses projets, et lui promis de réserver pour son journal les idées qui dormaient en moi. Sa femme, que j’avais appris à aimer et à estimer dès mon enfance, contribua pour sa part à rendre notre liaison durable. Nos amis communs étaient enchantés, et c’est par une lutte entre le sujet et l’objet, la plus grande, la plus interminable de toutes les luttes, que commença cette amitié, qui fut éternelle et féconde en heureuses influences.

Destinée du manuscrit.

(1817.)

De l’Italie, ce pays où tout a une forme, j’étais exilé en Allemagne, où tout est amorphe ; j’échangeais un ciel pur contre un ciel sombre ; mes amis, au lieu de me consoler en m’attirant à eux, me réduisaient au désespoir. On ne prenait aucune part à mes chagrins ; mes plaintes sur ce que j’avais perdu, mon enthousiasme pour des objets éloignés, à peine connus, parurent offensants.

Personne ne me comprenait. Je ne pouvais me faire à cette situation douloureuse ; la privation à laquelle mes sens extérieurs étaient condamnés devenait trop pénible, l’esprit s’éveilla alors pour rétablir l’équilibre.

Pendant deux ans, j’avais constamment observé, recueilli, réfléchi et cultivé toutes mes dispositions. J’avais compris jusqu’à un certain point pourquoi ces Grecs, si heureusement doués, avaient poussé l’art jusqu’à ses dernières limites ; je pouvais espérer arriver peu à peu à une intuition de l’ensemble, afin de me préparer des jouissances artistiques pures et dégagées de préjugés. En outre, je croyais avoir deviné que la nature procède suivant certaines lois pour produire des formes vivantes, modèles des créations de l’art. Les mœurs des peuples m’intéressaient vivement, je cherchais à comprendre comment la combinaison de l’arbitraire et de la nécessité, de l’instinct et du vouloir, du mouvement et de la résistance engendre un troisième élément qui n’est ni l’art, ni la nature ; mais tous les deux à la fois, produit du hasard et de la fatalité, aveugle et intelligent, je veux dire la société.

Tout en me mouvant dans ce cercle d’idées, désireux que j’étais de perfectionner mon intelligence, je voulus fixer sur le papier tout ce qui se présentait clairement à mon esprit ; de cette manière, je régularisais mes efforts, je coordonnais mes observations, et je saisissais l’occasion par les cheveux. J’écrivis presqu’à la même époque un morceau sur l’art, la manière et le style, un autre sur la métamorphose des plantes, et le carnaval romain ; tous les trois peuvent donner une idée de ce qui se passait alors en moi, et de la position que j’occupais vis-à-vis de ces trois points cardinaux. L’essai sur la métamorphose des plantes, destiné à ramener à un principe unique tous ces phénomènes si variés de l’admirable jardin de l’univers, fut terminé le premier.

C’est une vieille vérité littéraire que celle-ci : Ce que nous écrivons nous plaît, car sans cela nous ne l’eussions pas écrit. Content de mon opuscule, je me flattais de commencer une carrière nouvelle dans les champs de la science ; mais je devais éprouver ce qui m’était déjà arrivé avec mes premières poésies : dès le début on me força à me replier sur moi-même. Les premiers obstacles m’en faisaient pressentir bien d’autres ; aussi depuis ce temps suis-je retiré dans un monde idéal d’où j’ai peu de chose à communiquer aux autres. Le sort du manuscrit fut le suivant.

J’avais tout lieu d’être satisfait de M. Goeschen, éditeur de mes œuvres complètes ; malheureusement l’édition parut à une époque où l’Allemagne m’avait oublié et ne voulait plus entendre parler de moi ; aussi crus-je remarquer que mon éditeur ne trouvait pas que le débit allât suivant ses désirs. Cependant j’avais promis de lui donner, à l’avenir, la préférence sur d’autres pour la publication de mes ouvrages, condition que j’ai toujours regardée comme équitable. Je lui écrivis donc que je désirais faire paraître un petit opuscule dont le contenu était scientifique. Mais, soit qu’il n’ait pas espéré grand profit de mes écrits, ou qu’il ait pris des informations chez les gens du métier (qui n’auront pas, je suppose, approuvé cette incursion dans leurs terres), bref, j’eus quelque peine à comprendre pourquoi il refusait d’imprimer le manuscrit. Ce qui pouvait lui arriver de pis, c’était d’avoir six feuilles de maculatures, et il se conservait à jamais un auteur peu difficile, fécond, et qui rentrait de nouveau dans la carrière. Je me trouvai dans la même position que lorsque j’offris au libraire Fleischer mon ouvrage intitulé Les Complices (Die Mitschuldigen) ; mais cette fois-ci je ne me laissai pas effrayer. Ettinger, à Gotha, désirant entrer en relation avec moi, accepta le manuscrit, et l’opuscule, imprimé avec soin en lettres romaines, fut lancé dans le monde.

Le public parut surpris ; car, désirant être bien servi et d’une manière uniforme, il aime que chacun reste dans sa partie, et il a raison ; en effet pour produire quelque chose d’excellent, ce qui est une tâche sans limites, il ne faut pas vouloir imiter Dieu et la nature, en s’engageant dans plusieurs voies. C’est pourquoi l’on ne souffre pas qu’un homme de talent qui s’est distingué dans un genre, et dont tout le monde aime et apprécie le mérite, sorte de sa sphère pour essayer un genre tout opposé. S’il l’ose, on ne lui en sait aucun gré, et s’il réussit, on ne lui accorde pas l’approbation qu’il a méritée.

Mais l’homme énergique sent qu’il est au monde pour lui, non pour le public, et il ne veut pas se fatiguer et s’user à faire toujours la même chose ; il cherche ailleurs de la distraction. Aussi tous les vrais talents ont-ils quelque chose d’universel ; ils cherchent et trouvent partout l’occasion d’exercer leur activité. Nous avons des médecins qui se livrent avec passion à l’architecture, à l’horticulture et à l’industrie ; des chirurgiens qui ont des connaissances en numismatique et possèdent de précieuses collections. Astruc, chirurgien de Louis XIV, a, le premier, porté le scalpel de l’analyse sur le Pentateuque ; et combien les sciences ne doivent-elles pas aux amateurs et aux hôtes désintéressés qui leur donnent asile ! Nous connaissons des négociants qui sont grands liseurs de romans ou grands joueurs de cartes ; de respectables pères de famille qui préfèrent un spectacle grivois à tout autre plaisir. Depuis plusieurs années on répète à satiété cette vieille vérité, que la vie se compose de choses sérieuses et de choses plaisantes ; que l’homme heureux et sage est celui qui sait se maintenir dans un juste équilibre, et, chacun malgré lui, tend à s’y maintenir.

Ce besoin se manifeste de mille manières chez les hommes actifs ; qui pourrait contester le mérite de Chladni, cette gloire de l’Allemagne ? Le monde lui doit son admiration, car il a su tirer de chaque corps le son qui lui est propre et le rendre visible à l’œil. Et quoi de plus éloigné de semblables travaux que l’étude des pierres météoriques ? Connaître et apprécier les circonstances qui accompagnent un phénomène devenu si fréquent de nos jours, analyser ces produits terrestres qui nous tombent du ciel, suivre les traces de ce phénomène merveilleux dans toute la série des temps historiques, c’était là un beau et vaste plan. Quel rapport y a-t-il entre ces travaux et les autres ? serait-ce le bruit de tonnerre qui accompagne la chute de ces corps atmosphériques ? nullement ; mais un homme doué du génie de l’observation éprouve le besoin de s’occuper de deux phénomènes divers qui sollicitent également son attention, et il poursuit sans relâche l’un et l’autre. Sachons, à notre tour, accepter avec reconnaissance l’instruction qui nous en revient.

Destinée de l’opuscule imprimé.

(1817.)

Celui qui poursuit en silence un sujet digne de ses recherches, et qu’il s’efforce sérieusement d’approfondir, ne se figure pas que ses contemporains soient habitués à penser tout autrement que lui ; et c’est un bonheur, car il n’aurait plus confiance en lui-même s’il ne croyait pas être jugé favorablement par les autres. Mais dès qu’il produit son opinion au grand jour, il ne tarde pas à s’apercevoir que le monde est en proie à des idées contradictoires qui jettent la confusion dans l’esprit des savants et de ceux qui ne le sont pas. Chaque jour voit naître des partis divers qui s’ignorent mutuellement comme s’ils habitaient aux antipodes les uns des autres. Chacun fait ce dont il est capable, et va aussi loin qu’il peut aller.

Et moi aussi, je fus singulièrement frappé par une nouvelle qui me parvint avant que je connusse le jugement du public sur mon opuscule scientifique. Une société s’était formée dans une ville considérable d’Allemagne ; elle avait donné une grande impulsion sous le point de vue théorique et pratique. L’attrait de la nouveauté fit qu’on y lut ma brochure avec intérêt ; mais tout le monde en fut mécontent, tous assurèrent qu’on ne savait pas où je voulais en venir. Un de mes amis de Rome, qui partageait mon goût pour les arts, et avait pour moi de l’estime et de l’affection, fut blessé de voir mon travail ainsi critiqué et rejeté avec dédain ; car pendant notre liaison, qui dura long-temps, il m’avait entendu parler sur toute sorte de sujets d’une façon tout-à-fait logique et raisonnable. Il lut donc la brochure avec attention, et quoiqu’il ne comprît pas bien clairement ce que tout cela signifiait, le contenu lui plut ; il l’envisagea sous un point de vue artistique, et lui prêta une signification bien extraordinaire, mais bien ingénieuse.

« L’auteur, dit-il, a une intention secrète et cachée que j’ai parfaitement devinée ; il veut enseigner aux artistes à composer les arabesques avec des végétaux grimpants ou germants qu’il suit dans leur développement successif, en imitant la manière des anciens. La plante aura d’abord des feuilles très simples qui iront en se composant, se découpant, se multipliant peu à peu, et deviendront da plus en plus compliquées à mesure qu’elles s’approcheront de l’extrémité ; là elles se réuniront pour former la fleur, disséminer les graines au recommencer une vie nouvelle. À la Villa-Médicis, il existe des pilastres de marbre qui sont ainsi décorés, et c’est maintenant que je suis pénétré de leur signification. La fleur dépasse souvent la masse des feuilles, et, au lieu de graines, ce sont des animaux ou des génies qui sortent de son sein, sans que l’œil soit blessé de cette invraisemblance à laquelle il est préparé par l’heureux développement qui y conduit graduellement. Je me réjouis d’avoir une indication d’après laquelle j’inventerai plus d’un ornement que j’avais auparavant servilement copié d’après l’antique. »

Cette explication était peu faite pour plaire aux savants ; ils l’adoptaient à la rigueur, mais ils n’en disaient pas moins qu’on ne doit pas faire semblant de travailler pour la science, qui n’admet pas les rêveries, quand on n’a rien autre chose en vue que l’art de composer des ornements. L’artiste m’assura depuis qu’en appliquant ces lois de la nature, telles que je les ai exposées, il avait réussi à marier des figures imaginaires avec des objets réels, et à produire un ensemble satisfaisant et d’un effet agréable ; mais il n’osa plus présenter ses explications à ces messieurs.

De toute part c’était le même refrain. Personne ne voulait m’accorder qu’on put réunir la science et la poésie. On oubliait que la poésie est la mère de la science ; on ne réfléchissait pas qu’après une période de siècles écoulée, l’une et l’autre pouvaient très bien se rencontrer dans les régions élevées de la pensée, et contracter une sainte alliance utile à toutes les deux.

Au plus fort de la désapprobation générale dont mon opuscule était l’objet, j’arrivai, dans le cours d’un voyage, chez un homme âgé que j’honorais et que j’aimais parce qu’il m’avait toujours voulu du bien. Après les premiers embrassements, il me dit d’un air tout soucieux qu’on lui avait appris que je m’occupais de botanique : J’ai de bonnes raisons, me dit-il, pour vous détourner de cette étude ; car, moi aussi, j’ai essayé d’apprendre cette science, et cet essai a été malheureux. Au lieu de la belle nature, j’ai trouvé de la nomenclature, de la terminologie et un minutieux esprit de détail qui tue l’intelligence, et arrête, en le paralysant, l’essor du génie. Il me conseillait amicalement de ne pas échanger les champs toujours fleuris de la littérature contre des flores locales, des jardins botaniques, des serres chaudes, et encore moins contre des herbiers.

Je vis combien il serait difficile de faire comprendre à cet excellent ami le but de mes efforts, et de le convaincre de leur utilité ; je me contentai de lui dire que j’avais publié un petit volume sur la métamorphose des plantes. Il ne me laissa pas achever, et m’interrompit joyeusement en s’écriant : Je suis content, et rassuré sur votre compte, car je vois que je m’étais trompé, et que vous avez traité la chose à la manière d’Ovide ; aussi suis-je bien impatient de lire vos gracieuses descriptions des narcisses, des jacinthes et des daphnés. La conversation tomba sur d’autres sujets où j’étais sûr de son assentiment.

C’est d’une manière aussi positive que l’on méconnaissait le but de mes vœux et de mes efforts, car j’étais tout-à-fait en dehors des idées du temps. Tous les genres d’activités restaient isolés ; la science et l’art, les affaires et les métiers, se mouvaient dans un cercle à part. Chacun pensait à soi, travaillait pour lui-même et à sa manière, étranger totalement à son voisin, dont il s’éloignait à dessein. L’art et la poésie avaient à peine un point de contact, et ne réagissaient nullement l’un sur l’autre ; quant à la poésie et à la science, on les regardait comme tout-à-fait incompatibles.

Tandis que chacun s’isolait et tournait dans le cercle de ses travaux, la division du travail allait à l’infini ; on craignait jusqu’à l’ombre d’une théorie, car depuis plus d’un siècle on les fuyait comme des épouvantails, et l’on se contentait d’observations morcelées et des conceptions les plus vulgaires. Personne ne voulait avouer qu’une idée, une conception, devait servir de base à toute observation, si l’on voulait avancer la partie expérimentale et faire naître les découvertes et les inventions.

Lorsque dans un écrit ou dans la conversation on énonçait une idée qui plaisait à ces braves gens, et qui leur paraissait juste en elle-même, alors ils vous comblaient d’éloges, appelaient cela une heureuse inspiration, et vous accordaient de la sagacité, parce qu’ils avaient aussi de la sagacité pour remuer leurs petits détails. Ils sauvaient ainsi leurs inconséquences en accordant à d’autres une bonne idée sans prémices et sans conséquences.

Mes amis, auxquels, dans la joie de mon âme, j’avais donné des exemplaires de mon Essai, me répondaient avec les phrases de Bonnet ; car sa Contemplation de la nature avait séduit les esprits par une clarté apparente, et propagé l’usage d’une langue avec laquelle on croyait dire quelque chose et s’entendre mutuellement. Quant à mon langage, personne ne voulait le comprendre. N’être pas compris est le plus grand supplice qui existe, surtout lorsqu’après de laborieux efforts on croit être enfin arrivé à se comprendre soi-même. C’est à devenir fou que d’entendre toujours répéter des erreurs dont on a eu tant de peine à s’affranchir, et rien n’est plus pénible que de voir les circonstances mêmes qui auraient dû nous rapprocher des hommes instruits et intelligents, amener des scissions éternelles.

Mes amis ne me ménageaient nullement, et cette fois je fis de nouveau une expérience qui s’est renouvelée bien souvent pendant ma longue carrière, c’est que les exemplaires donnés par l’auteur sont toujours une source de désagrément et de chagrin pour lui. Que le hasard ou la recommandation d’un autre vous fasse tomber un livre entre les mains, vous le lisez, vous l’achetez même ; mais qu’un ami vous donne son ouvrage avec une confiante sécurité, alors il semble qu’il veuille vous accabler sous le poids de sa supériorité intellectuelle ; le mal originel se montre sous sa forme la plus hideuse, la jalousie et la haine envers des gens bien intentionnés qui vous confient, en quelque sorte, une affaire de cœur. Plusieurs auteurs auxquels j’en ai parlé avaient observé comme moi ce phénomène anti-social du monde civilisé.

Cependant je dois citer ici avec orgueil le nom d’un ami, d’un protecteur, qui m’a constamment soutenu pendant le travail et après son achèvement, c’est Charles de Dalberg. Personne n’était plus digne de goûter en paix le bonheur que le sort lui préparait ; d’occuper la première place qu’il eût remplie avec une activité infatigable, et de faire jouir les siens d’une fortune noblement acquise. Il était toujours prêt à prendre une part désintéressée à mes peines, à m’aider dans mes travaux. Lors même qu’on ne pouvait partager entièrement ses opinions, on y trouvait toujours de ces aperçus ingénieux dont on fait son profit. Je lui dois l’achèvement de mes travaux scientifiques, parce qu’il savait animer et vivifier la stérile contemplation de la nature, à laquelle je me livrais habituellement. Il avait le talent de rendre ce qu’il voyait, et de se faire comprendre par des expressions frappantes de vérité.

Un compte-rendu favorable de mon ouvrage, inséré dans les Annonces scientifiques de Goettingue pour février 1791, fut loin de me contenter. Le critique convenait que j’avais traité mon sujet avec clarté ; mais après en avoir exposé les points principaux d’une manière nette, quoique abrégée, il ne faisait pas ressortir la portée de cet écrit ; aussi ne fus-je nullement satisfait de cette analyse. Puisque l’on convenait que j’avais frayé une voie nouvelle dans la science, j’aurais souhaité que les savants vinssent à ma rencontre ; car je tenais fort peu à m’établir dans un endroit ou dans l’autre ; j’aurais voulu traverser aussi vite que possible ces régions en m’éclairant et en m’instruisant en chemin. Mais, comme tout ne réussissait pas à mon gré, je restai fidèle à mes premiers projets ; je ramassai des plantes que je dessinais ; les plus remarquables étaient conservées dans l’alcool ; je fis faire des dessins et graver des planches. Tout cela devait servir à la continuation de mon travail. Je voulais établir d’une manière incontestable la réalité du phénomène capital, et faire voir de combien d’applications mon principe était susceptible. Mais je fus entraîné à l’improviste dans le tourbillon de la vie active. Je suivis mon prince, avec l’armée prussienne, en Silésie, en Champagne et au siége de Mayence. Ces trois années furent très favorables à mon développement scientifique. Je vis les phénomènes naturels en plein air, et n’eus pas besoin de faire pénétrer un rayon de soleil par le trou d’un volet, pour savoir que le mélange du clair et de l’obscur produit les couleurs. Je ressentis à peine les ennuis inséparables d’une longue campagne, lorsque l’idée du danger ne vient pas animer l’existence. J’observais continuellement, et je consignais toutes mes observations sur le papier. J’avais heureusement auprès de moi, qui suis si paresseux pour écrire, un bon génie qui déjà tenait la plume à Carlsbad et auparavant.

N’ayant aucune occasion de consulter les livres, je mis les exemplaires de mon opuscule à profit pour prier ceux de mes savants amis que ce sujet intéressait, de noter tout ce qu’ils trouveraient dans leurs lectures qui fût relatif à ce sujet ; car j’étais convaincu depuis long-temps qu’il n’y a rien de nouveau sous le soleil, et qu’on trouve presque toujours indiqué dans les traditions ce que l’on croit avoir pensé, ou même produit le premier.

Ce désir fut accompli lorsque mon respectable ami F.-A. Wolf me fit connaître son homonyme, qui avait depuis long-temps ouvert la voie que je suivais moi-même ; on verra plus bas tout l’avantage qui résulta pour moi de cette découverte.

Découverte d’un écrivain antérieur.

(1817.)

Gaspard-Frédéric Wolf naquit à Berlin en 1733 ; il étudia à Halle, et fut reçu docteur en 1759. Sa dissertation intitulée Theoria generationis suppose beaucoup de recherches microscopiques, et une puissance, une persévérance dans la méditation que l’on n’est pas en droit d’attendre d’un jeune homme de vingt-six ans. Il se livra, à Breslau, à la pratique de la médecine, et fit un cours de physiologie à l’hôpital de cette ville, Appelé à Berlin, il y continua ses leçons, en s’efforçant surtout de donner à ses auditeurs une idée complète des phénomènes de la génération. En 1764, il publia un volume in-8o en allemand, dont la première partie est historique et polémique ; la seconde, dogmatique et didactique. Bientôt il devint membre de l’académie de Saint-Pétersbourg, et prit une part active aux mémoires ce commentaires de cette société, de 1767 à 1792. Tous ses travaux prouvent qu’il resta fidèle à ses études et à ses convictions jusqu’à sa mort, qui eut lieu en 1794. Ses confrères s’expriment à son égard de la manière suivante :

« Il arriva à Saint-Pétersbourg, au commencement de l’année 1767, et y apporta une réputation bien établie comme anatomiste et physiologiste profond, réputation qu’il soutint et augmenta dans la suite par le grand nombre d’excellents mémoires répandus dans les actes et nouveaux actes de l’Académie. Il s’était déjà rendu célèbre par sa profonde dissertation sur la génération, et par la controverse qu’il eut à ce sujet avec l’immortel Haller, qui, nonobstant la diversité de leurs opinions, l’honora toujours de son estime et de son amitié. Aimé et estimé de ses confrères, autant pour son savoir que pour sa droiture et sa douceur, il mourut dans la soixante et unième année de son âge, regretté de toute l’Académie, dont il a été pendant vingt-sept ans un membre actif et laborieux. Ni la famille du défunt, ni les papiers qu’on a trouvés après sa mort n’ont rien fourni dont on eût pu composer un précis un peu plus circonstancié de sa vie ; mais l’uniformité de la vie d’un savant solitaire et retiré, qui n’a vécu pour ainsi dire que dans son cabinet, donne si peu de matière à la biographie, que nous n’avons apparemment que peu de chose à regretter de ce côté. La partie véritablement utile et intéressante de la vie d’un savant est renfermée dans ses ouvrages ; c’est par ceux-là que sa mémoire est transmise à la postérité ; ainsi, à défaut d’une biographie du défunt, nous donnerons ici la liste de ses ouvrages académiques, qui vaudra un éloge, parce qu’elle fera voir, mieux que ne feraient de belles phrases, la grandeur de la perte que l’Académie a soufferte par la mort, toujours prématurée, d’un homme qui a tant fait pour l’avancement de la science qu’il avait professée. » (Mém. de l’Acad. de Pétersbourg, vol. XXII, p. 7. 1801.)

C’est ainsi qu’une nation étrangère honorait déjà publiquement, il y a vingt ans, notre respectable compatriote, pour le venger de l’exil injuste auquel l’école régnante, avec laquelle il ne pouvait pas s’accorder, avait osé le condamner. Quant à moi, je suis heureux de dire combien j’ai appris de lui directement et indirectement depuis vingt-cinq ans, et notre savant Meckel a démontré qu’il est bien peu connu en Allemagne, à l’occasion d’une traduction de son mémoire sur la formation du canal intestinal dans l’œuf couvé par la poule, qui parut à Halle en 1812.

Puisse la Parque m’accorder la faveur de faire voir un jour avec détail que depuis long-temps je suis les traces de cet homme célèbre ; que j’ai cherché à pénétrer son caractère, ses convictions et ses doctrines ; de montrer sur quels points je suis tombé d’accord avec lui, et de prouver que jamais, dans les derniers pas que j’ai faits, je ne l’ai perdu de vue. Il ne sera question ici que de ses idées sur la métamorphose des plantes, qu’il a déjà exposées dans sa dissertation inaugurale, puis dans l’édition plus étendue qu’il en a donnée en allemand, enfin, et de la manière la plus explicite, dans le mémoire que nous venons de citer. J’emprunte avec reconnaissance ces citations à la traduction de Meckel, et je les ferai suivre de quelques observations pour indiquer les points que j’ai cru devoir développer ultérieurement avec plus de détails.

Du développement des plantes,
par
Gaspard-Frédéric Wolf.

« La nature de presque tous les organes végétaux, que leur extrême analogie rend comparables entre eux, s’explique par leur mode de développement. Ce sont les feuilles, le calice, la corolle, le péricarpe, la graine, la tige et la racine. Je reconnus que les différentes parties dont les plantes se composent sont très semblables entre elles, ce qui résulte surtout de leur nature intime et de leur mode de développement. En effet, il ne faut pas être doué d’une grande sagacité pour remarquer que, dans certains végétaux, le calice se distingue à peine des feuilles, et qu’il n’est, en réalité, qu’un assemblage de feuilles plus petites et moins développées. C’est ce qu’il est facile de voir dans plusieurs plantes annuelles à fleurs composées ; les feuilles deviennent plus petites, plus imparfaites, plus nombreuses, plus rapprochées, à mesure qu’elles s’élèvent le long de la tige, jusqu’à ce qu’enfin les dernières, qui se trouvent immédiatement sous la fleur, représentent les sépales du calice (tant elles sont petites et serrées les unes contre les autres), et forment par leur réunion l’involucre lui-même. Le péricarpe résulte encore évidemment de la réunion de plusieurs feuilles, avec cette différence que ces feuilles se confondent intimement. La justesse de cette opinion est prouvée par la déhiscence d’un grand nombre de capsules qui se divisent en segments ; ceux-ci ne sont autre chose que les différentes feuilles dont se compose le fruit ; d’ailleurs la seule inspection du péricarpe à l’extérieur suffit pour convaincre de ce fait. Quoique les graines n’aient, au premier abord, aucune ressemblance avec les feuilles, elles ne sont cependant que des feuilles réduites ; en effet, les cotylédons sont des feuilles, mais celles de toutes qui se sont développées de la manière la plus imparfaite ; car elles sont petites, épaisses, dures, blanches, dépourvues de sucs et à peine ébauchées. Le doute se change en certitude quand on voit que ces graines, confiées à la terre afin de continuer la végétation interrompue dans le sein de la plante-mère, se métamorphosent en expansions vertes et succulentes, appelées feuilles primordiales. Des observations isolées rendent aussi très probable que la corolle et les étamines ne sont que des feuilles modifiées. Il n’est pas rare, en effet, de voir des sépales se métamorphoser en pétales, et vice versâ. Si les sépales sont des feuilles et si les pétales ne sont que des sépales, alors il n’est pas douteux que les pétales ne soient de véritables feuilles : de même on voit souvent, dans les fleurs polyandres, les étamines se changer en pétales et donner ainsi naissance aux fleurs doubles, ce qui prouve que les étamines ne sont réellement que des feuilles. En un mot, la plante, dont les différentes parties semblent, au premier coup d’œil, si étrangères l’une à l’autre, se réduit en dernière analyse aux feuilles et à la tige, car la racine fait partie de celle-ci. Tels sont les organes complexes et immédiatement apparents de la plante ; les organes médiats et élémentaires qui les composent sont des utricules et des vaisseaux.

« Si donc toutes les parties du végétal, la tige exceptée, peuvent se ramener à la feuille dont elles ne sont que des modifications, la théorie de la génération des plantes ne sera pas difficile à expliquer, et l’on voit à l’instant même quelle route on doit suivre pour la découvrir. Il faut avant tout apprendre, par l’observation, comment se développent les feuilles caulinaires, ou, ce qui revient au même, comment procède la végétation ordinaire ; quels sont les éléments et les forces qui la déterminent. Ceci bien établi, on recherchera les causes, les circonstances et les conditions qui, dans la partie supérieure de la plante, changent le mode de végétation ordinaire, de telle façon qu’au lieu de feuilles caulinaires, on voit apparaître des organes différents et nouveaux en apparence, ayant chacun leur forme et leur organisation spéciales. En suivant cette méthode, j’ai trouvé que toutes ces modifications sont dues au décroissement de la force végétative, qui va en diminuant à mesure que la plante pousse, et finit par disparaître tout-à-fait : par conséquent, tous ces changements ne tiennent qu’à un développement incomplet des feuilles. J’ai pu constater facilement cette diminution de la force végétative dans une foule d’essais, et si je ne craignais d’être entraîné trop loin, je pourrais en déduire l’explication de tous les phénomènes que présentent le périanthe et le péricarpe, qui paraissent si différents des feuilles, et celle d’une foule de petits faits qui sont en rapport avec les précédents.

« C’est ainsi que les choses se passent dans la formation des plantes, mais tout est différent lorsque l’on considère les animaux. »

Observations.

Je ne veux pas, en ajoutant quelques réflexions à ce qui précède, pénétrer profondément dans la doctrine et la pensée de cet homme éminent. Je le tenterai peut-être quelque jour ; ce que je vais dire suffira pour faire naître des réflexions utiles dans l’esprit du lecteur intelligent.

Wolf reconnaître la manière la plus positive l’identité des parties de la plante, malgré toute la mobilité de leurs formes. Mais la théorie qu’il a adoptée d’avance l’empêche d’aller jusqu’au bout. Pour combattre la doctrine de la préexistence des germes, qui repose sur une spéculation de l’esprit, et ne peut jamais devenir appréciable aux sens extérieurs, il avait établi comme base fondamentale de toutes ses recherches, qu’on ne doit admettre, accorder ou soutenir que ce qu’on a vu de ses propres yeux, et ce qu’on pourrait, au besoin, faire voir aux autres. C’est pourquoi il ne se lasse point d’épier, à l’aide du microscope, les premiers commencements des organes, pour suivre les embryons organiques depuis leurs premiers rudiments jusqu’à leur développement le plus parfait. Cette méthode, par laquelle Wolf est arrivé à de si beaux résultats, est excellente ; mais il n’avait pas réfléchi qu’il y a voir et voir, que les yeux de l’esprit sont dans une connexion intime et vivante avec les yeux du corps, et que, sans cela, on court le risque d’avoir entrevu sans avoir vu.

Dans la métamorphose des plantes, il a constaté que le même organe allait toujours en se contractant, et par conséquent en diminuant ; mais il n’a pas reconnu que cette contraction alterne avec une dilatation. Il a vu que son volume devenait moindre, sans observer que son organisation était plus parfaite, et, par conséquent, il a fait un contresens en appelant dégénérescence ce qui n’est qu’un progrès continuel.

C’est ainsi qu’il s’est lui-même coupé le chemin qui l’aurait conduit infailliblement à reconnaître la métamorphose des animaux ; aussi dit-il de la manière la plus positive, que dans les animaux les choses se passent tout autrement. Mais comme sa méthode est infaillible, son exactitude comme observateur incontestable ; comme il insiste sur ce principe qu’on doit suivre scrupuleusement les développements organiques avant de passer à la description de l’organe à l’état parfait ; il arrive à la vérité malgré ses contradictions.

Tandis qu’il nie dans un passage de son livre l’analogie de formes qui existe entre certains organes intérieurs de l’animal, il la reconnaît spontanément dans un autre. Il la nie, parce qu’il compare entre eux des organes isolés qui n’ont aucune analogie ; par exemple, les intestins avec le foie, le cœur avec le cerveau ; cette analogie le frappe au contraire, à l’instant même, dès qu’il compare un système à un autre, et c’est alors qu’il émet cette proposition hardie que certains animaux pourraient bien être le résultat de l’agrégation de plusieurs individus réunis.

Je m’arrête ici, car un de ses ouvrages les plus remarquables est maintenant connu généralement en Allemagne, grâce à notre illustre compatriote Meckel.

Trois critiques favorables.

(1820.)

C’est une chose bizarre que le métier d’auteur ! celui qui s’occupe trop du succès de son ouvrage et celui qui ne s’en inquiète nullement, ont également tort. Sans doute l’homme actif veut agir sur ses semblables, et désire que ses contemporains ne soient pas sourds et muets quand il leur parle. Je n’ai pas à me plaindre de l’accueil qu’on a fait à mes travaux esthétiques, cependant mon parti était pris d’avance, et si l’approbation me causait peu de joie, la critique ne me faisait aucune peine. Orgueilleux et rempli d’amour-propre, comme le sont les jeunes gens, je passais légèrement sur tout ce qui aurait pu me chagriner ; et puis le sentiment si relevé que l’on est appelé à créer et que l’on crée en effet, seul, sans que personne puisse vous aider, communique à l’âme une telle énergie que l’on est supérieur à tous les obstacles. Par une sage disposition de la nature, la production emporte avec elle sa récompense qui consiste dans le plaisir qu’elle nous fait, de telle façon qu’il semble que l’on n’a plus rien à demander.

J’ai trouvé qu’il en était autrement dans les sciences : car pour atteindre un but, pour s’approprier un sujet, il faut un travail persévérant et souvent pénible ; il y a plus, on sent que les efforts d’un seul sont insuffisants. Lisez l’histoire et vous verrez qu’une longue série d’hommes éminents, se succédant pendant plusieurs siècles, ont à peine suffi pour dévoiler quelques uns des secrets de la nature extérieure et de celle de l’homme. D’année en année, nous voyons surgir de nouvelles découvertes, et cependant un champ infini s’étend toujours devant nous.

Ainsi donc, nous travaillons sérieusement, non pas pour nous, mais pour la science, et nous voulons qu’on rende justice à nos efforts comme nous rendons justice à ceux des autres. Nous demandons à être aidés, soutenus, encouragés. Ces secours ne m’auraient pas manqué si j’avais fait attention à ce qui se passait dans le monde scientifique ; mais le désir incessant que j’avais de me perfectionner sous tous les points de vue s’empara de moi précisément à l’époque où d’immenses événements politiques troublaient le domaine de la pensée et nous pressaient de tous les côtés. Je ne pus donc pas m’enquérir de ce qu’on pensait de mes travaux scientifiques. Il en résulta que deux comptes-rendus favorables à mon ouvrage, insérés, l’un dans le Journal des savants de Gotha, du 23 avril 1791 ; l’autre dans la Bibliothèque allemande, vol. 116, p. 477, ne me tombèrent que fort tard sous les yeux. Il semblait qu’un heureux hasard m’eût réservé une surprise agréable, précisément pour une époque où l’on se permettait de traiter mes productions d’un autre genre avec la dernière barbarie.

Autres surprises agréables.

(1820.)

À ces encouragements il faut ajouter l’insertion de mon opuscule dans l’Encyclopédie de Gotha ; c’était reconnaître, ce me semble, qu’il pouvait être de quelque utilité.

Jussieu, dans son introduction à l’ouvrage intitulé Genera plantarum, avait parlé de la métamorphose, mais seulement à propos des fleurs doubles et monstrueuses. Il n’était pas évident pour lui qu’on pût y retrouver les lois du développement normal.

Usteri, dans son édition de l’ouvrage de Jussieu, publiée à Zurich en 1791, promet, dans ses additions à la préface, de s’expliquer un jour sur ce sujet, lorsqu’il dit dans les notes : De metamorphosi plantarum egregiè nuper Goethe V. Cl. egit, ejus libri analysim ûberiorem dabo. Les orages politiques m’ont privé, ainsi que le monde savant, des observations de cet homme célèbre.

Wildenow, dans ses éléments de botanique (1792) ne s’occupe point de mon travail, dont il n’ignorait cependant pas l’existence ; car il dit, page 343 : « La vie de la plante est donc, comme M. Goethe le dit fort joliment, une expansion et une contraction, dont la succession constitue les différentes périodes de son existence. » À la rigueur, je pouvais ne pas me fâcher du fort joliment de Wildenow en songeant à la place honorable où se trouve la citation, mais l’egregiè de M. Usteri est encore bien plus joli et bien plus aimable.

Quelques autres naturalistes m’honorèrent de leur gratitude. Batsch, pour me témoigner sa bienveillance et son attachement, me dédie le genre Goethia, qu’il rapproche du genre Sempervivum, attention flatteuse dont j’ai senti tout le prix. Ce genre n’a pas été conservé, et je ne saurais dire comment s’appelle maintenant la plante qui lui servait de type[1].

Des savants du Westerwald découvrent un beau minéral, qu’ils nomment Goethit en mon honneur et par affection pour moi. Ma reconnaissance envers MM. Cramer et Atchenbach sera toujours la même, quoique cette dénomination ait disparu de la nomenclature oryctognosique. Ce minéral se nomme maintenant pyrosidérit ; autrefois on l’appelait Rubinglimmer ; mais l’idée que la vue d’un beau produit de la nature a fait penser à moi, me suffit.

Le professeur Fischer fit, en mémoire de notre ancienne liaison, un dernier effort pour perpétuer mon nom par la science. Dans son livre publié à Moscou, sous le titre de Prodomus craniologiæ comparatæ, on trouve consignées quelques observations de osse epatali sive Goethiano palmigradorum, et il me fait l’honneur de donner mon nom à une partie de l’occipital, dont je m’étais occupé dans mes recherches.

Malgré la bonne volonté de l’auteur, je crois que je serai forcé de me résigner à voir cet aimable souvenir rayé du nombre des dénominations scientifiques.

Mais si ma vanité a dû souffrir un peu de ce qu’on n’a pas voulu penser à moi à propos de fleurs, de pierre ou d’os, elle a trouvé une compensation suffisante dans l’intérêt touchant d’un ami respectable. Alexandre de Humboldt m’a envoyé la traduction allemande de ses idées sur la géographie des plantes, avec un dessin flatteur qui représente la poésie soulevant le voile de la nature. Qui oserait le nier, puisqu’il le dit ? et je me crois obligé de lui en témoigner publiquement ma reconnaissance.

C’est peut-être ici le cas de rappeler avec gratitude que plusieurs académies des sciences, plusieurs sociétés travaillant à leur avancement, ont bien voulu me recevoir parmi leurs membres ; si l’on était tenté de m’en vouloir de ce que je parle aussi ouvertement de moi, si l’on y voyait la preuve d’un amour-propre exagéré, je rappellerais que j’ai raconté avec la même franchise que mes travaux sur l’optique ont été méconnue et attaquée pendant vingt-six ans.


  1. Nees d’Esenheck et Martius ont établi, dans le XIe volume des Actes de Bonn, le genre Goethia voisin des Eriolæna et des Wallichia dans la famille des Byttneriacées, et M. de Candolle l’a admis dans le Prodromus systematis regni vegetabilis, tom. I, p. 50.