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Œuvres d’histoire naturelle de Goethe/But de l’auteur

La bibliothèque libre.
Traduction par Charles Martins.
A. Cherbuliez et Cie (p. 15-20).

BUT DE L’AUTEUR.

(1807.)

L’homme qui veut étudier les êtres en général, et ceux en particulier qui sont organisés, dans l’intention de déterminer leurs rapports et ceux de leurs actions réciproques, est presque toujours tenté de croire que c’est par l’analyse de leurs parties qu’il atteindra ce but. Et en effet l’analyse peut nous mener fort loin. Il est inutile de rappeler ici tous les services que l’anatomie et la chimie ont rendus à la science, et combien elles ont contribué à faire comprendre la nature dans son ensemble et dans ses détails.

Mais ces travaux analytiques, toujours continués, ont aussi leurs inconvénients. On sépare les êtres vivants en éléments, mais on ne peut les reconstruire ni les animer ; ceci est vrai de beaucoup de corps inorganiques, et à plus forte raison des corps organisés.

Aussi les savants ont-ils senti de tout temps le besoin de considérer les végétaux et les animaux comme des organismes vivants ; d’embrasser l’ensemble de leurs parties extérieures qui sont visibles et tangibles, pour en déduire leur structure intérieure, et dominer pour ainsi dire le tout par l’intuition. Il est inutile de faire voir en détail combien cette tendance scientifique est en harmonie avec l’instinct artistique et le talent d’imitation.

L’histoire de l’art, du savoir et de la science, nous a conservé plus d’un essai entrepris pour fonder et perfectionner cette doctrine que j’appellerai Morphologie. Nous verrons dans la partie historique sous combien de formes diverses ces essais ont été tentés.

L’Allemand, pour exprimer l’ensemble d’un être existant, se sert du mot forme (Gestalt) ; en employant ce mot, il fait abstraction de la mobilité des parties, il admet que le tout qui résulte de l’assemblage de celles qui se conviennent, porte un caractère invariable et absolu.

Mais, si nous examinons toutes les formes, et en particulier les formes organiques, nous trouvons bientôt qu’il n’y a rien de fixe, d’immobile, ni d’absolu, mais que toutes sont entraînées par un mouvement continuel ; voilà pourquoi notre langue a le mot formation (Bildung), qui se dit aussi bien de ce qui a été déjà produit que de ce qui le sera par la suite.

Ainsi donc, si nous voulons créer une Morphologie, nous ne devons point parler de forme ; et si nous employons ce mot, il ne sera pour nous que le représentant d’une notion, d’une idée, ou d’un phénomène réalisé et existant seulement pour le moment.

Ce qui vient d’être formé se transforme à l’instant, et pour avoir une idée vivante et vraie de la nature, nous devons la considérer comme toujours mobile et changeante, en prenant pour exemple la manière dont elle procède avec nous-mêmes.

Si, à l’aide du scalpel nous séparons un corps en ses différentes parties, et celles-ci de nouveau en leurs parties composantes, nous arrivons enfin aux éléments qu’on a désignés sous le nom de parties similaires. Ce n’est pas de celles-ci qu’il sera question ici ; nous voulons au contraire attirer l’attention sur une loi plus élevée de l’organisation que nous formulons de la manière suivante :

Tout être vivant n’est pas une unité, mais une pluralité ; même alors qu’il nous apparaît sous la forme d’un individu, il est une réunion d’êtres vivants et existants par eux-mêmes, identiques au fond, mais qui peuvent en apparence être identiques ou semblables, différents ou dissemblables. Tantôt ces êtres sont réunis dès l’origine, tantôt ils se rencontrent et se réunissent ; ils se séparent, se recherchent, et déterminent ainsi une reproduction à la fois infinie et variée.

Plus l’être est imparfait, plus les parties sont semblables, et reproduisent l’image de l’ensemble. Plus l’être devient parfait et plus les parties sont dissemblables. Dans le premier cas, le tout ressemblera la partie ; dans le second, c’est l’inverse ; plus les parties sont semblables, moins elles se subordonnent les unes aux autres : la subordination des organes indique une créature d’un ordre élevé.

Comme les maximes générales ont toujours quelque chose d’obscur pour celui qui ne sait pas les expliquer à l’instant même en les appuyant par des exemples, nous allons en donner quelques uns, car tout notre travail ne roule que sur le développement de ces idées et de quelques autres encore.

Qu’une herbe et même un arbre qui se présentent à nous comme des individus, soient composés de parties semblables entre elles et au tout, c’est ce que personne ne sera tenté de nier. Que de plantes peuvent se propager par boutures. Le bourgeon de la dernière variété d’un arbre à fruit pousse un rameau qui porte un certain nombre de bourgeons identiques ; la propagation par graine se fait de la même manière ; elle est le développement d’un nombre infini d’individus semblables, sortis du sein de la même plante.

On voit que le mystère de la propagation par semences est déjà contenu dans cette formule. Et, si on réfléchit, si on observe bien, on reconnaîtra que la graine elle-même qui, au premier abord, nous semble une unité indivisible, n’est en réalité qu’un assemblage d’êtres semblables et identiques. On regarde ordinairement la fève comme propre à donner une idée juste de la germination ; prenez-la avant qu’elle ait germé, lorsqu’elle est encore entourée de son périsperme, vous trouverez, après l’avoir dépouillée de cette enveloppe, d’abord deux cotylédons que l’on compare à tort au placenta ; car ce sont de véritables feuilles, tuméfiées, il est vrai, remplies de fécule, mais qui verdissent à l’air : puis on observe la plumule qui se compose elle-même de deux feuilles développées et susceptibles de se développer encore ; si vous réfléchissez que derrière chaque pétiole il existe un bourgeon, sinon en réalité du moins en possibilité : alors vous reconnaîtrez dans la graine qui nous paraît simple au premier abord, une réunion d’individualités que l’idée suppose identiques et dont l’observation démontre l’analogie.

Ce qui est identique selon l’esprit, est aux yeux de l’observation quelquefois identique, d’autres fois semblable, souvent enfin tout-à-fait différent et dissemblable, c’est en cela que consiste la vie accidentée de la nature telle que nous voulons la présenter dans ce livre.

Citons encore un exemple pris dans le dernier degré de l’échelle animale. Il est des infusoires qui présentent une forme très simple, lorsque nous les voyons nager dans l’eau ; dès que celle-ci les laisse à sec, ils crèvent et se résolvent en une multitude de petits granules ; cette résolution est probablement un phénomène naturel qui aurait lieu tout aussi bien dans l’eau, et qui indique une multiplication indéfinie. J’en ai dit assez sur ce sujet pour le moment, puisque ce point de vue doit se reproduire dans tout le cours de cet ouvrage.

Lorsqu’on observe des plantes et des animaux inférieurs, on peut à peine les distinguer. Un point vital immobile, ou doué de mouvements souvent à peine sensibles, voilà tout ce que nous apercevons. Je n’oserais affirmer que ce point peut devenir l’un ou l’autre suivant les circonstances ; plante sous l’influence de la lumière, animal par celle de l’obscurité ; quoique l’observation et l’analogie semblent l’indiquer. Mais ce qu’on peut dire, c’est que les êtres issus de ce principe intermédiaire entre les deux règnes, se perfectionnent suivant deux directions contraires, la plante devient un arbre durable et résistant, l’animal s’élève dans l’homme au plus haut point de liberté et de mobilité.

La gemmation et la prolification sont deux modes principaux de l’organisme qu’on peut déduire de la coexistence de plusieurs êtres identiques et semblables dont ces deux modes ne sont que l’expression ; nous les poursuivrons à travers tout le règne organisé, et ils nous serviront à classer et à caractériser plus d’un phénomène.

La considération du type végétal nous amène à lui reconnaître une extrémité supérieure et une extrémité inférieure ; la racine est en bas, elle se dirige vers la terre, car elle est du domaine de l’obscurité et de l’humidité ; la tige s’élève en sens inverse vers le ciel cherchant la lumière et l’air.

La considération de cette structure merveilleuse et de son développement, nous conduit à reconnaître un autre principe fondamental. C’est que la vie ne saurait agir à la surface et y manifester sa force productrice. La force vitale a besoin d’une enveloppe qui la protège contre l’action trop énergique des éléments extérieurs, de l’air, de l’eau, de la lumière, afin qu’elle puisse accomplir une tâche déterminée. Que cette enveloppe se montre sous la forme d’une écorce, d’une peau, d’une coquille, peu importe, tout ce qui a vie, tout ce qui agit comme doué de vie, est muni d’une enveloppe ; aussi la surface extérieure appartient-elle de bonne heure à la mort, à la destruction. L’écorce des arbres, la peau des insectes, les poils et les plumes des oiseaux, l’épiderme de l’homme, sont des téguments qui se mortifient, se séparent, se détruisent sans cesse, mais derrière eux se forment d’autres enveloppes sous lesquelles la vie, siégeant à une profondeur variable, tisse sa trame merveilleuse.