Œuvres d’histoire naturelle de Goethe/Influence de l’écrit sur la métamorphose des plantes, et développement ultérieur de cette doctrine

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INFLUENCE
DE L’ESSAI

SUR LA MÉTAMORPHOSE DES PLANTES
ET

DÉVELOPPEMENT ULTÉRIEUR DE CETTE DOCTRINE.

(1831.)

Les événements divers qui ont agité notre époque arrêtèrent d’abord, puis annulèrent ensuite totalement le projet, d’abord bien arrêté dans mon esprit, dont j’ai parlé à la fin de mon mémoire sur la métamorphose des plantes. J’étais résolu à continuer ce travail intéressant, et à communiquer avec détail aux amis de la science les résultats ultérieurs auxquels je serais arrivé ; maintenant je suis embarrassé pour faire apprécier l’influence de cette idée, qui a souvent été débattue dans ces derniers temps.

J’ai dû, en conséquence, avoir recours à ceux de mes amis qui s’occupent de sciences, et les prier de me communiquer ce qu’ils savaient sur ce sujet. Je suis redevable de ces notes à la complaisance de plusieurs personnes ; et en les réunissant j’ai conservé leurs propres expressions ; voilà pourquoi cet écrit a quelque chose d’aphoristique qui ne saurait lui nuire, en ce que l’on voit plus clairement que tout, dans cette matière, a été fait isolément sans suivre un plan uniforme et déterminé. J’indique par un astérisque les paragraphes qui ne sont pas de moi.

Le docteur Batsch est le premier auquel je fis part de mes idées ; il les accueillit à sa manière et n’était pas éloigné de les adopter. Cependant elles paraissent avoir eu peu d’influence sur l’ensemble de ses travaux, quoiqu’il s’occupât spécialement de ranger le règne végétal par familles.

Pendant mes fréquentes visites et mon séjour à Iéna, je m’entretenais souvent, sur les points scientifiques qui m’intéressaient, avec les hommes distingués qui faisaient partie de l’Université. Parmi eux, le docteur J.‑C. Starke, qui jouissait, comme médecin praticien, de la confiance universelle, et joignait à cela un esprit élevé, s’était pris d’affection pour mon idée. Les usages académiques lui conféraient le titre, nominal seulement, de professeur de botanique, parce qu’il appartenait à la seconde section de la Faculté de médecine. Il ne s’était jamais occupé spécialement de cette science, mais il avait saisi avec sagacité les avantages que présentait ma manière de voir ; il sut l’appliquer aux connaissances botaniques qu’il avait acquises antérieurement, et résolut, moitié sérieusement, moitié par plaisanterie, de remplir ses fonctions de professeur honoraire et de faire un cours de botanique. Dans l’hiver de 1791, il publia le programme de ses leçons sous le titre suivant : Publicè introductionem in physiologiam botanicam ex principiis perillust. de Goethe tradet. Je lui confiai tout ce que j’avais de dessins, de gravures et de plantes sèches pour animer ses leçons, qui eurent le plus grand succès. Je ne sais si les semences qu’il a répandues ont porté leurs fruits, mais cet essai fut pour moi une preuve encourageante que des considérations de ce genre pourraient dans la suite avoir une influence très grande sur la marche de la botanique.

Pendant que l’idée de la métamorphose se développait lentement dans le champ de la littérature et de la science, j’eus le plaisir de rencontrer, en 1794, un homme pratique parfaitement initié dans ces secrets de la nature.

Le vieux jardinier J.‑H. Seidel de Dresde, me montrait plusieurs plantes que je connaissais par des gravures, et qui m’intéressaient parce qu’elles offraient des preuves manifestes à l’appui de la métamorphose. Je lui avais toutefois caché le motif qui me faisait recourir à sa complaisance ; à peine m’eut-il présenté quelques unes des plantes que je lui demandais, qu’il me dit en souriant : je devine aisément quel est votre but, et puis vous faire voir des exemples analogues et bien plus frappants. Il le fit à notre étonnement réciproque : moi, j’admirais combien il s’était accoutumé, pendant une longue vie remplie tout entière par une pratique intelligente, à reconnaître partout ce principe dans les phénomènes si variés de la végétation ; lui s’étonnait de ce qu’un profane avait acquis, en observant attentivement et consciencieusement, la même faculté d’intuition.

Nous nous entretînmes long-temps sur ce sujet, et il m’assura que cette idée l’avait mis en état de résoudre plus d’un problème difficile et qu’il en avait fait une application fréquente à l’horticulture pratique.

* L’influence de cet écrit sur les progrès de la botanique en Allemagne sera fort difficile à apprécier, jusqu’à ce que le conflit des opinions ait un peu cessé, et que les combattants puissent se reconnaître. L’idée de la métamorphose s’est emparée de beaucoup de savants qui ne s’en doutent pas, tandis que d’autres proclament la nouvelle doctrine sans savoir ce dont ils parlent.

Il est très rare qu’une idée qui prend place dans la science soit assez puissante pour pénétrer en même temps dans l’enseignement, condition nécessaire pour qu’elle devienne féconde. Examinons seulement les pas qu’elle a faits successivement.

* Le docteur F.‑S. Voigt en fit, dans l’année 1803, la base de son cours de botanique ; il en parle aussi dans la première édition de son Dictionnaire de botanique, publié la même année. Dans le Système de botanique (1808), il lui consacre un chapitre à part où il l’expose sans arrière-pensée.

* Dans ses Aphorismes sur la philosophie de la plante, de 1808, Kieser reconnaît et applique heureusement l’idée de la métamorphose des plantes, comme devant amener un heureux changement dans la manière d’envisager la science. Il dit (p. 61), après avoir parlé de la Prolepsis de Linnée : « Goethe en a tiré avec une sagacité remarquable son idée générale de la métamorphose, et c’est certainement la conception la plus vaste que l’on ait eue depuis long-temps en physiologie végétale. » On ne saurait juger cet écrit, qui se rattache si étroitement à la philosophie de Schelling, d’après l’effet qu’il produit actuellement sur nous. À son apparition, il obtint un succès mérité à cause de la profondeur des vues qu’il renferme. »

* En 1811, F.‑S. Voigt publia un petit mémoire intitulé : Analyse du fruit et de la graine, etc., dans lequel il témoigne son mécontentement de ce que les botanistes ne veulent pas adopter cette doctrine. Il dit, p. 145 : « Je me fonde sur la doctrine incontestable de Goethe, sur la métamorphose des plantes, que la plupart des botanistes rejettent uniquement par entêtement ; on y voit clairement que la plante atteint le but de son existence par des dilatations et des contractions successives ; elle produit aussi les organes les plus parfaits, qui sont toujours les mêmes, mais deviennent de plus en plus délicats, et se revêtent de couleurs différentes en vertu des mêmes lois, etc. La métamorphose s’applique surtout à la formation de la fleur, mais l’illustre auteur de cette doctrine a attiré le premier l’attention sur celle des mérithalles, etc. »

* En 1812, parut un ouvrage dont l’économie tout entière repose sur la doctrine de la métamorphose ; c’est celui de Jaeger sur les monstruosités dans les végétaux. Il y est dit, p. 6 : « Dans les deux modes de propagation, le développement du nouvel individu suit à peu près la même marche que dans la formation successive des différents organes dont la fleur est le dernier terme. Quoiqu’elle soit un tout en elle-même, il est facile de reconnaître dans la structure des parties qui la composent l’affinité qui les lie aux autres organes, de façon qu’ils semblent avoir été engendrés les uns par les autres, en vertu de la métamorphose. Nous devons à Goethe une exposition détaillée de cette doctrine, fondée en partie sur les monstruosités végétales. »

* On se rappelle peut-être que Schelver, dans son Examen critique de la sexualité des plantes (1812), se base entièrement sur la métamorphose, et que son livre donna lieu à une controverse qui dégénéra en injures. Si l’on n’avait pas aigri cet auteur en rabaissant son mérite pour élever outre mesure celui de son élève, dont on reconnut plus tard le peu de valeur ; si l’on s’était entendu sur ce qu’il appelait individualité végétale, (et toute la difficulté était là, puisqu’il prenait pour point de départ la non-existence de l’hermaphroditisme), on aurait assis sur des bases plus solides la doctrine de la sexualité en éliminant quelques erreurs, telles que l’action du vent et des insectes, et l’idée de la métamorphose eût amplement dédommagé de ce sacrifice. Mais cette controverse eut du moins l’avantage de faire parler de la métamorphose et de lui gagner des prosélytes, même parmi les adversaires de Schelver ; le jeune Autenrieth fut un des premiers convertis.

* La nouvelle philosophie allemande d’un côté, et l’introduction des familles naturelles de l’autre, eurent une puissante influence sur l’adoption de la métamorphose. Les méthodes naturelles étaient si intimement liées à la géographie des plantes, qui, depuis M. de Humboldt, est devenue l’étude favorite des botanistes, que le sectateur le plus obstiné de Linnée, Wahlenberg lui-même, fut obligé, dans les études de ce genre, d’adopter au moins les vieux Ordines naturales de son maître.

* Le mémoire de Kieser sur l’organisation des plantes, (1814) a produit une sensation durable. On peut dire que la métamorphose est non seulement entée sur la tige arrivée à son développement, mais qu’elle est la base et l’âme de tout l’ouvrage. Comme l’auteur s’en tient plus spécialement à l’observation directe, la nouveauté des idées émises par l’école à laquelle l’auteur déclare appartenir paraît moins choquante à ceux qui pensent autrement. En France, on ne s’est occupé de Kieser que très tard, et à l’époque où ses opinions, combattues par M. Mirbel, son adversaire déclaré, ont été reproduites par M. Dutrochet et d’autres. Mais en Allemagne, Kieser avait acquis une telle autorité, que Treviranus et quelques savants qui ne se soumettaient pas aveuglément à lui, eurent beaucoup de peine à faire voir que Kieser s’était manifestement trompé sur plusieurs points. Même dans les Éléments de botanique publiés par Nées d’Esenbeck en 1820, les Recherches de Treviranus, Moldenhawer et autres, ont dû céder le pas à celles de Kieser.

* Nées d’Esenbeck s’efforça d’étendre le domaine de la métamorphose dans un autre sens. Même dans les végétaux aphylles (les Algues d’eau douce, 1814. — Système de Mycologie, 1815) ; il chercha à démontrer des métamorphoses successives et à les poser comme base d’une classification nouvelle. Son Manuel de botanique est fondé sur des principes qui, sans s’accorder complètement avec ceux de Goethe, ont cependant avec eux la plus grande analogie, et dérivent de la même source, comme l’auteur lui-même se plaît à le reconnaître. Le même auteur a contribué puissamment aux progrès de la science par la rédaction consciencieuse des Mémoires de l’Académie des Curieux de la nature, par sa collaboration active au journal de Ratisbonne et à d’autres écrits périodiques, par la traduction des œuvres de Robert Brown, par sa correspondance et ses leçons orales. Aussi, doit-on reconnaître qu’il a eu la plus grande part à la propagation de cette idée.

* Dans ses Éléments d’histoire naturelle (1817) F.‑S. Voigt donne une analyse succincte de mon mémoire, et l’éclaircit par l’adjonction d’une planche représentant l’Helleborus fœtidus.

* Kurt Sprengel, Histoire de la botanique, iie vol., p. 302 (1818), s’exprime ainsi : « Dans son écrit, Goethe expose le développement des organes d’une manière aussi claire qu’attachante ; l’épanouissement des organes est préparé par une contraction antérieure, et l’auteur présente cette loi fondamentale de la végétation d’une façon instructive et convaincante. — Il devient évident que les nectaires sont le plus souvent des formes de transition des pétales aux étamines ; que même le pistil peut, en vertu de la métamorphose récurrente, devenir semblable aux pétales qui le forment par leur réunion, lorsque les étamines deviennent semblables aux pétales, comme cela se voit dans quelques espèces de Thalictrum[1]. Le génie de Goethe avait compris combien les monstruosités et les fleurs doubles étaient favorables à sa théorie, aussi y revient-il souvent. La métamorphose de Goethe avait un sens profond, joint à une grande simplicité, et elle était si féconde en conséquences, qu’il n’est pas étonnant qu’elle ait eu besoin de commentaires, et que plus d’un botaniste fît semblant de n’y attacher aucune valeur ; Voigt est le premier qui adopta cette opinion dans un livre destiné à l’enseignement ; Meinecke émit des idées fort ingénieuses sur l’analogie des étamines et des pétales, ainsi que sur leurs rapports numériques, dans le premier cahier des Mémoires de la Société d’histoire naturelle de Halle pour 1809 ; Oken a admis l’idée de la métamorphose dans sa Philosophie de la nature. »

* La même année, 1818, il parut dans l’Isis, p. 991, un article intitulé : De la Métamorphose de la botanique, et dont M. Nées d’Esenbeck est probablement l’auteur ; il trace l’historique de cette doctrine, et commence ainsi : « Théophraste est le créateur de la botanique moderne ; Goethe est pour elle un père tendre et bienveillant, vers lequel elle lèvera des regards pleins d’amour et de gratitude lorsque, sortie de l’enfance et devenue jeune fille, elle aura le sentiment de sa beauté et de la reconnaissance qu’elle doit à celui qui l’éleva si haut. »

* Le docteur F. Autenrieth, dans son mémoire intitulé : Disquisitio quæstionis academicæ de discrimine sexuali jam in seminibus plantarum dioeciarium apparnite, præmio regis ornata. Tubingæ, 1821, in-4o, fait une application de la doctrine des métamorphoses lorsqu’il dit, p. 29 : « Rationem quâ in hâc plantâ (Cannabi sativâ) utriusque sexûs genitalia formata sunt, cum, quod et Goethe jam olim edixerat, plane confirmaretur, memoratu, haud indignam credidi, quippe qui tam antheras quam germina cum stylis ex foliolis calycinis componi vidi. »

J’aurais dû parler depuis longtemps de M. Ernest Meyer, professeur à l’Université de Kœnigsberg et directeur du jardin botanique de cette ville, mais l’ordre chronologique ne me l’eut pas permis. De bonne heure, il adopta mes idées, et quoique je n’aie pas l’avantage de le connaître personnellement, j’eus au moins celui de profiter de l’intérêt qu’il prit à mes travaux. On trouvera dans le 2e volume, p. 98, du journal intitulé : la Morphologie (1823), un article de lui contenant la solution d’un problème que je lui avais proposé sur l’organisation en général, et celle des végétaux en particulier. Nos réflexions réciproques conduiront peut-être plus tard à faire des observations nouvelles, et acquerront ainsi une importance réelle. Sans traiter spécialement de la métamorphose dans ses écrits, cet excellent ami a contribué à propager cette doctrine par un enseignement dégagé de préjugés, et un zèle qui ne s’est jamais démenti. Nous sommes heureux de pouvoir citer le mémoire suivant, dû à l’un de ses élèves.

* L’Enumeratio Euphorbiarum de Roeper est du petit nombre des écrits dans lesquels il est peu question de métamorphose, quoique l’auteur ait pris cette doctrine pour base de tout son travail, ce qui est très propre à la faire adopter par ceux qui la repoussent encore. Aussi le sujet s’y prêtait singulièrement. Déjà L.‑C. Richard, le véritable auteur de la Flora borealis americana de Michaux, avait montré que les fleurs des Euphorbes, considérées comme simples par Linnée, étaient de véritables fleurs composées : que le prétendu pistil était une fleur femelle centrale ; les étamines articulées, un verticille de fleurs mâles monandres et articulées ; la corolle un involucre, etc., etc. Plutard, Robert Brown et Rœper s’efforcèrent de confirmer cette remarque par la considération des genres voisins et des monstruosités.

* En 1823, je reçus un livre remarquable intitulé : Lud. Fr. Friedlaenderi de institutione ad medicinam libri duo, tironum atque scolarum causâ editi. Après les conseils les plus éclairés sur la meilleure marche à suivre dans les études médicales, l’auteur consacre plusieurs paragraphes à la botanique ; dans le 62e, p. 102 il dit : « Vegetabilis igitur vita nihil planè liberi et volontarii exhibet, sed αὐτοματή videtur et incrementi tantum studiosa, quod, modò partium expansione, modò contractione, ita perficitur ut è germine deducto et radicis fibrillis truncus succrescere, in folia expandi, tum in calicem, florem, petala, sexuales partes atque fructum possit conformari. »

* Il est maintenant d’usage de consacrer un petit chapitre à la Métamorphose des plantes dans tous les éléments de botanique. Nous passerons sous silence ces analyses succinctes, parce que l’esprit qui anime et vivifie notre théorie ne saurait être circonscrit dans des limites aussi étroites ; et d’ailleurs ces livres ne sont consultés que par les commençants qui veulent y trouver l’explication d’un mot technique embarrassant.

H.‑F. Link, Elementa philosophiæ botanicæ (Berol. 1824), s’exprime ainsi : « Metamorphosin plantarum optimè Goethe exposuit. Plantam sistit uti alternationem expansionis et contractionis. Flos in genere contractionis momentum constituit, sed dum in calice contractio regnat, iterùm expanditur corolla, staminibus, antheris et polline rursùs et maxime contractis ; pericarpio denuò expanso usque ad summam embryonis contractionem. Hæc naturæ oscillatio non solum in mechanicis pendulo scilicet undis, etc., sed quoque in corporibus vivis vitæque periodis animadvertitur. »

Cet éloge apparent de nos travaux nous parut suspect ; en effet, tandis qu’il devrait parler de forme et de transformation, l’auteur ne reproduit qu’une idée amorphe, dernier degré de l’abstraction, et assimile la vie organique à ces phénomènes généraux de la nature qui sont le résultat de forces inconnues.

Mais le sentiment de contrariété que nous avions éprouvé devint un véritable chagrin lorsque nous eûmes acquis la certitude que les phrases précédentes sont tellement étrangères et inutiles au reste de l’ouvrage, qu’elles semblent avoir été intercalées après coup ; car, dans les premières lignes de son livre, l’auteur prête au mot métamorphose (voyez la Table des matières) une signification toute différente de celle que moi-même et d’autres lui avons donnée ; il le prend dans un sens qu’il ne devrait jamais avoir, et dont il est lui-même embarrassé. Comment, en effet, comprendre cette proposition finale, p. 152, § 97 : Hoc modò nulla fit metamorphosis ? Ensuite il parle d’une soi-disant anamorphose qui augmente encore la confusion.

Ce qu’il y a de plus déplorable, c’est qu’il veut ramener la formation de la fleur et du fruit à la prolepsis de Linnée, système insoutenable et qui le force à supposer non pas une seule, mais une douzaine de prolepsis. Pour expliquer la destination future des bourgeons qui n’existent pas encore, il est obligé de prendre les arbres seuls pour exemple, ce qui lui fait ajouter naïvement, p. 246, ut prolepsis oriatur ligno robusto opus est.

Comment les choses se passent-elles dans la plante annuelle qui n’a rien à anticiper ? Voici ce que nous disons : par une métamorphose dont les phases s’accomplissent rapidement, cet être passager, voué à une destruction prochaine, est mis en état de produire d’avance des centaines et des milliers d’êtres semblables à lui, passagers comme lui, mais aussi, comme lui, d’une fécondité indéfinie. Ce n’est donc pas une prolepsis de la plante future, mais une prodosis de la nature toujours libérale ; et l’on aurait ainsi un mot qui serait en harmonie avec la vérité.

En voilà assez, beaucoup trop même sur ce sujet : on ne devrait jamais discuter avec l’erreur, c’est assez de la signaler.

Nous pouvons aussi nous prévaloir d’un grand nom, celui de Robert Brown. C’est l’habitude de cet homme célèbre de proclamer rarement les principes fondamentaux de la science ; et cependant chacun de ses travaux prouve combien il en est pénétré. De là des plaintes incessantes sur l’obscurité de son style. Nulle part il ne s’explique nettement sur la métamorphose. Seulement, en passant, dans une note de son mémoire sur le Rafflesia, il déclare que toutes les parties de la fleur sont des feuilles modifiées, et il cherche à expliquer, sous ce point de vue, la formation normale de l’anthère. Ces mots jetés en passant par le plus grand botaniste du siècle ne sont pas tombés sur un terrain stérile, ils ont fait une profonde sensation, surtout en France. C’est à ces paroles de Robert Brown, qui le cite comme un des défenseurs de cette doctrine, et en parle ailleurs avec estime, qu’Aubert du Petit-Thouars doit la considération dont il commence à jouir dans son pays, et que ses excellents travaux n’avaient pu arracher à la prévention de ses concitoyens.

A. P. Decandolle, Organographie végétale (1817). Pour apprécier comment cet homme célèbre est intervenu dans la question, nous citerons de préférence les paroles d’un autre écrivain, M. de Gingins, traducteur de notre Métamorphose, qui s’exprime ainsi dans la préface historique :

« Mais dans l’intervalle, un célèbre botaniste, sans connaître l’ouvrage de Goethe, guidé par une supériorité de talent dont il ne m’appartient pas de juger tout le mérite, et s’appuyant sur une étude profonde du règne végétal, et sur une masse considérable de faits et d’observations, exposa en 1813, dans sa Théorie élémentaire, les principes de la symétrie des organes, et l’histoire de leurs métamorphoses, qu’il nomma dégénérescences. Fondée sur des bases aussi solides, cette théorie, loin d’avoir le sort de l’ouvrage de Goethe, ne pouvait manquer de faire faire de nombreux et rapides progrès à l’étude naturelle et philosophique des végétaux, et cet ouvrage vient d’être complété par la publication de l’Organographie végétale, qui résume toutes nos connaissances actuelles sur les organes des plantes. »

P.-J.-F. Turpin ; cet homme remarquable, s’est acquis une gloire méritée par son intelligence profonde de la botanique, et par son talent comme dessinateur de plantes ou de détails microscopiques. Nous lui avons emprunté une épigraphe qui se trouve sur la planche 1, vol. XIX des Mémoires du Muséum d’histoire naturelle. Nous la rappellerons ici à cause du sens profond qu’elle renferme : « Voir venir les choses est le meilleur moyen de les expliquer. » Il dit ailleurs que l’organisation générale d’un être vivant, et celle de ses organes en particulier, ne peuvent s’expliquer qu’autant que l’on suit pas à pas le développement successif de cet être depuis le premier moment de sa formation apparente jusqu’à celui de sa mort. C’est aussi là un des articles de foi de tous les savants allemands qui s’occupent sérieusement et consciencieusement de l’étude de la nature.

Un artiste qui aurait pris à tâche de copier exactement les objets qu’on lui présente, et d’indiquer nettement toutes leurs différences, ne tarderait pas à remarquer, à mesure qu’il avance dans son dessin, que les organes d’une seule et même plante n’offrent pas des différences bien tranchées. Il observerait des gradations et des développements de plus en plus parfaits, et il lui serait facile, s’il est doué d’une main exercée, de représenter cette suite d’êtres analogues, toujours différents quoique toujours semblables entre eux.

La langue française a, entre autres mots que nous devons lui envier, le verbe s’acheminer. Originairement il voulait dire se mettre en route ; mais une nation intelligente comme la nation française devait comprendre que chaque pas que le voyageur fait en avant a une autre valeur, une autre signification que celui qui précède ; parce que, une fois dans la bonne voie, chaque pas le rapproche du but qu’il comprend et saisit de mieux en mieux. Ce mot acheminement a donc une valeur et une signification intellectuelle ; c’est un voyage, un progrès, mais dans un sens relevé. C’est ainsi que toute la stratégie n’est qu’un acheminement énergique et bien calculé.

Le savant M. Turpin a eu maintes occasions d’appliquer ces idées élevées à la physiologie des plantes, et son crayon a reproduit fidèlement ce qu’une observation attentive lui avait dévoilé. Aussi pourrait-il rendre les plus grands services s’il voulait employer son talent à représenter par des dessins exacts la métamorphose des plantes[2].

Les planches qui accompagnent l’Organographie du profond botaniste M. Decandolle en contiennent quelques exemples très instructifs ; mais nous les voudrions plus complets, plus spéciaux, plus exacts, rendus plus intelligibles par des dessins caractéristiques et rangés suivant la méthode naturelle. Ce serait une tâche facile pour M. Turpin, préparé comme il l’est par des études préliminaires et des connaissances profondes en botanique.

Si nous avions le bonheur de vivre dans le même pays que ce grand artiste, nous ne cesserions de le prier chaque jour avec instance d’entreprendre cet ouvrage. Le texte se réduirait à peu de chose ; on n’aurait pas recours au vocabulaire beaucoup trop riche de la terminologie botanique ; mais l’ouvrage n’en aurait que plus de valeur, car ce serait la nature elle-même qui, en appliquant et développant ses éléments, parlerait un langage intelligible à tous[3].

Botanique pour les dames, contenant l’exposition du règne végétal dans les métamorphoses, par Louis Reichenbach. Leipsig 1828.

L’auteur, après avoir exposé les idées et la méthode de Linnée et de Jussieu, s’occupe de mes travaux et les apprécie de la manière suivante : « Goethe jette un regard profond dans la vie intime de la nature ; son heureuse interprétation des faits particuliers appliquée à l’ensemble, sa manière neuve et originale de considérer la nature, nous obligent à reconnaître hautement que c’est à son influence que l’on doit la direction nouvelle qu’ont prise les études naturelles. Il a consacré tant d’attention au monde végétal dont il a étudié les développements, que l’on peut dire de lui avec raison : jeune homme, il a découvert le secret des dryades, mais ses cheveux avaient blanchi avant que le monde le comprît. Son mémoire, resplendissant de génie, sur la métamorphose, acquit bien tard la haute célébrité dont il est digne, car il dénote autant de sagacité dans l’observation que de justesse dans l’interprétation des faits. Cette métamorphose, cette loi du développement des plantes, appliquée à tout le règne végétal, nous indique les principes de l’ordre idéal, les rapports vrais et naturels dont nous devons tâcher de nous rapprocher, sans espérer les reproduire jamais complètement. Les écrits du maître les font pressentir, et c’est à chacun de chercher à les découvrir suivant la mesure de son intelligence, de son zèle et de sa puissance créatrice. »

Nous donnons notre entière approbation aux tendances de cet homme célèbre, et nous ajouterons peu de chose pour la lui témoigner. Une idée, du moment qu’elle est émise, tombe dans le domaine public, et quiconque se l’approprie s’enrichit sans faire tort à autrui ; il l’exploite à sa manière suivant sa capacité, sans se rendre toujours compte de ce qu’il fait. Mais c’est par là qu’il apprend à connaître la valeur intrinsèque et réelle du bien qu’il a acquis.

L’auteur destine son ouvrage aux dames, aux artistes, aux amis de la nature. Il veut non seulement propager l’idée d’un grand principe naturel, mais encore lui trouver des applications positives. Puisse un heureux succès le récompenser de tous ses efforts !

L’ouvrage de Reichenbach est annoncé dans le Bulletin des sciences naturelles de M. de Férussac, en mai 1830, p. 268, de la manière suivante :

Botanik fur Damen. — Botanique pour les dames, les artistes et les amateurs des plantes, contenant une exposition du règne végétal dans ses métaphores, et une instruction pour former des herbiers.

Et à cette traduction du titre, le rédacteur n’ajoute pas une note, pas la moindre indication du contenu de l’ouvrage. Dans l’annonce d’un ouvrage allemand sur la philosophie naturelle[4], les rédacteurs disent qu’ils en parlent uniquement afin de ne rien négliger de ce qui peut avoir rapport aux sciences.

Mais il nous semble que l’importance d’une doctrine qui règne depuis si long-temps en Allemagne, et qui, de l’aveu de l’un des princes de la science, commence à s’introduire en France (comme le prouve d’ailleurs la traduction de notre Essai) aurait bien permis aux rédacteurs du Bulletin de dire quelques mots du livre précité.

Quant à la singulière faute d’impression qui défigure le titre en substituant métaphore à métamorphose, nous avons une trop haute idée du sentiment des convenances qui caractérise notre siècle pour y voir une épigramme contre la manière dont les savants allemands procèdent dans l’étude de la nature. La doctrine de la métamorphose ne saurait être ignorée des rédacteurs, et ils se repentiront de n’avoir pas mieux corrigé leurs épreuves, ou d’avoir confié la rédaction et la révision de ce chapitre à des personnes étrangères à l’état actuel de la science.

J.-P. Vaucher. Histoire physiologique des plantes, d’Europe, ou Exposition des phénomènes qu’elles présentent dans les diverses périodes de leur développement, in-8o. Genève, 1830.

À la rigueur, nous ne devrions pas parler de cet ouvrage, dans lequel nous avons puisé beaucoup d’instruction ; en effet, son auteur explique les phénomènes physiologiques par les causes finales. Cette manière de voir n’est et ne sera jamais la nôtre, quoique nous ne contestions à personne le droit de l’adopter.

L’auteur rejette à la fin de son introduction la théorie par laquelle M. Decandolle explique le développement organique des plantes, en même temps il repousse la mienne, qui a beaucoup d’analogie avec celle du célèbre professeur ; je saisirai cependant cette occasion pour discuter cette question délicate.

C’est avec un profond sentiment de joie que nous avons vu un homme aussi marquant que l’est M. Decandolle reconnaître l’identité de toutes les parties de la plante, et prouver, par de nombreux exemples, l’extrême mobilité qui leur permet de revêtir des formes variées à l’infini, en vertu des métamorphoses progressives ou récurrentes. Mais nous ne saurions approuver les moyens qu’il emploie pour faire concevoir aux amis de la botanique l’idée fondamentale de laquelle tout dépend. Il a tort, selon nous, de prendre la symétrie pour point de départ, et même de donner ce nom à l’ensemble de sa doctrine. Il suppose que la régularité entre dans le plan primitif de la nature, et nomme tout ce qui s’en écarte des dégénérescences qui nous dérobent le type par des avortements, des hypertrophies, des atrophies et des soudures.

C’est précisément ce langage qui a effrayé M. Vaucher, et nous concevons ses scrupules. Car alors les intentions de la nature seraient fort rarement remplies ; nous marcherions d’anomalie en anomalie sans savoir où nous arrêter. La métamorphose est une idée plus relevée, elle domine à la fois les productions normales et anormales ; elle explique aussi bien la Rose simple que la Rose double, et la Tulipe régulière que l’Orchidée la plus bizarre.

L’adepte de ces doctrines conçoit aussi aisément les insuccès que les succès de la nature ; il voit cette force incessamment mobile créer des plantes dans des circonstances favorables et défavorables, et répandre sous toutes les zones les espèces et les variétés.

Que la forme ou le rapport des parties d’une plante changent sous l’influence de conditions qui tiennent au végétal lui-même ou sous celle des agents extérieurs, cela est conforme à la loi, et aucune de ces déviations ne doit être considérée comme un avortement ou une difformité.

Que les organes s’allongent ou se raccourcissent, se soudent ou se divisent, s’élargissent ou se contractent, s’arrêtent ou se devancent, se développent ou s’atrophient, tout se passe en vertu de cette loi si simple de la métamorphose qui produit des parties symétriques ou irrégulières, fécondes ou stériles, et des phénomènes compréhensibles ou incompréhensibles.

Cette manière de présenter les choses méthodiquement et avec un grand nombre de preuves à l’appui, séduirait certainement M. Vaucher, parce qu’au lieu de détruire la doctrine des causes finales, elle lui prêterait une nouvelle force.

Ce qui frappe de plus en plus tous ceux qui étudient la nature, c’est la simplicité et le petit nombre de moyens que l’être primitif met en usage pour arriver aux résultats les plus variés. On conçoit même qu’un observateur attentif ait la faculté de voir avec les yeux du corps des choses en apparence impossibles. Qu’on nomme cette faculté prévision ou conséquence nécessaire, il n’en faut pas moins s’incliner profondément devant la cause mystérieuse de tout ce qui existe.

Si je ne m’adressais qu’à des Allemands j’irais plus loin, et je leur parlerais, comme à des intelligences amies, une langue qu’elles comprennent ; mais comme je dois m’attendre à une traduction française, je m’arrête, afin de ne pas encourir auprès de cette nation, qui demande avant tout qu’on soit clair dans ses idées et dans son style, le reproche de m’être laissé aller aux rêveries du mysticisme.


  1. Ex. : Thalictrum petaloideum, L. Th. clavatum, DC. Voy. Delessert, Icones selectæ, planches 6 et 9. — Les espèces du genre Atragene sont dans le même cas.
  2. Voy. pl. III, IV et V.
  3. Le vœu de Goethe a été accompli puisque M. Turpin a bien voulu orner ce livre des planches III, IV, et V, qui sont la reproduction visible de ses idées et de celles de l’illustre poëte, dont il a accepté le legs glorieux.
  4. Histoire naturelle par Oken, partie botanique, p. 268.