Œuvres d’histoire naturelle de Goethe/Préface du traducteur
PRÉFACE
DU TRADUCTEUR.
Depuis long-temps le nom de Goethe était prononcé en France avec vénération ; on admirait en lui le plus grand poëte de l’Allemagne, le génie littéraire le plus extraordinaire, le plus flexible de notre époque ; mais on ignorait encore, il y a dix ans, que le grand littérateur était aussi un savant du premier ordre. On lut d’abord avec étonnement, presque avec défiance, son Essai sur la métamorphose des plantes, écrit prodigieux par la profondeur et l’unité des vues qu’il renferme ; plus tard, on soupçonna l’existence de certains mémoires anatomiques où l’idée d’un type animal, la loi du balancement des organes, et les preuves de la vanité des causes finales, se trouvent clairement formulées. On citait aussi des fragments sur la géologie, pleins d’idées neuves et fécondes ; mais ces écrits étaient disséminés çà et là dans les recueils périodiques et les journaux du temps ; il était difficile d’apercevoir le lien qui les unit, de saisir l’idée fondamentale qui les anime, savoir : la transformation des corps inorganiques et organisés, conséquence nécessaire des doctrines panthéistiques de l’auteur.
Nous avons pensé que le moment était venu de publier la traduction des mémoires scientifiques de Goethe. Ils soulèvent les plus hautes questions sur les méthodes en histoire naturelle, et sur la nature intime des êtres ; ils touchent aux plus grands intérêts intellectuels de l’homme. Aux yeux du philosophe, c’est une religion nouvelle, celle de la nature, qui se révèle. Pour le naturaliste, c’est la méthode synthétique qui se montre avec toutes ses hardiesses, ses succès, son avenir et ses dangers. Pour le psychologiste, c’est l’étude non moins curieuse d’une vaste intelligence, qui, ne percevant d’abord les choses du monde extérieur que par leur côté poétique, et les traduisant sous les diverses formes dont l’homme dispose pour exprimer sa pensée, savoir : le poëme, la tragédie, la comédie, le roman, l’art plastique, vint ensuite à les envisager froidement pour les connaître, les juger et analyser leurs éléments pour en découvrir les rapports et en prouver l’identité. C’est pourquoi nous avons conservé religieusement les fragments biographiques où l’auteur fait l’histoire de ces études scientifiques qui, mêlées à des travaux littéraires et administratifs, ont rempli sa vie encyclopédique. Nous avions d’abord le projet de compléter ces esquisses en recherchant avec soin les traces du savant dans la vie et les écrits du littérateur ; nous tenions à prouver que nul n’est grand poëte qu’à la condition de savoir et de travailler beaucoup ; mais nous avons bientôt reconnu que cette tâche était trop étendue pour être renfermée dans les bornes d’une préface.
L’histoire naturelle a été le sujet constant des méditations de Goethe, et les Mémoires que nous publions datent de presque toutes les époques de sa vie, depuis 1780 jusqu’en 1832, c’est-à-dire depuis l’âge de quarante ans jusqu’à sa mort. Peu de temps avant sa fin, il prit encore la plume pour faire connaître à l’Allemagne le débat qui s’était élevé entre Geoffroy-Saint-Hilaire et Cuvier, et ses dernières pages furent consacrées à l’histoire naturelle.
Nous avons eu soin de mettre une date en tête de chacun de ces différents morceaux, le plus souvent c’est celle de leur publication ; cependant pour la Dissertation sur l’os intermaxillaire, l’Introduction générale à l’anatomie comparée, les Leçons sur le même sujet, le Mémoire sur le Kammerberg, le Discours sur l’expérience considérée comme médiatrice entre le sujet et l’objet, c’est celle de leur achèvement que nous avons préférée. Nous avons cru devoir agir ainsi parce que les morceaux que nous venons de citer n’ont été publié que plusieurs années, trente ans quelquefois, après avoir été écrits. Cette circonstance a une grande importance historique, surtout pour les mémoires anatomiques. Communiqués à Camper, à Loder, à Soemmering, à Blumenbach à de Humboldt, de 1786 à 1796, ils n’ont paru qu’en 1820 ; mais quand même les illustres savants que nous venons de citer n’en auraient pas parlé dans divers ouvrages, leur conception plus intelligible, leur style plus clair, plus français pour ainsi dire, suffirait pour démontrer qu’ils ne sont pas du temps qui vit naître ses derniers ouvrages. Pour l’historien de la science, il est intéressant de constater que les créateurs de l’anatomie philosophique en France ne pouvaient avoir aucune connaissance des travaux du poëte allemand, et que cette grande idée a été conçue en même temps et à la même époque chez les deux nations.
Nous avons cru devoir placer en tête de cet ouvrage le Discours sur l’expérience considérée comme médiatrice entre l’objet et le sujet, quoique les principes méthodologiques qu’il renferme, c’est-à-dire l’exposition des moyens propres à faire découvrir la vérité, soient plutôt applicables aux sciences physiques, en général, et en particulier à l’optique, qu’à l’histoire naturelle proprement dite : mais ces principes nous ont paru si admirables, que nous n’avons pu résister au désir de les faire connaître en France.
On peut voir, p. 310, que Goethe émet le vœu de voir publier par M. Turpin un ouvrage iconographique destiné à illustrer la métamorphose des plantes. M. Turpin a accepté ce legs glorieux, et il a bien voulu orner notre Atlas de trois planches et d’un texte explicatif très détaillé. La planche iii, dont il avait déjà conçu l’idée depuis l’année 1804, est la réalisation de la métamorphose au moyen d’une plante, dont l’ensemble est idéal, tandis que toutes les parties qui la composent se retrouvent isolément sur divers végétaux. Les planches iv et v présentent des exemples de métamorphoses réelles prises dans la nature. Les autres planches ont été faîtes d’après les gravures originales de Goethe : ce sont les planches i et ii qui accompagnent la Dissertation sur l’os intermaxillaire, et les planches vi et vii qui font partie de ses Mémoires géologiques. Les figures sont la copie fidèle des dessins originaux, sauf l’exécution qui est infiniment plus parfaite. Les planches anatomiques, en particulier, ont été refaites par M. Jacob, en présence de préparations sèches qu’elles sont destinées à représenter.
Notre système de traduction a consisté surtout dans la reproduction fidèle de la pensée de l’auteur ; toutefois nous n’avons pas oublié que nous étions en présence d’un homme éminent dans l’art d’écrire, et souvent nous avons cru devoir nous modeler sur la phrase allemande, de peur de défigurer la pensée en changeant l’ordre et en altérant la signification littérale des mots. S’il en résulte çà et là quelque tournure tant soit peu bizarre et inusitée, si l’on peut à juste titre nous reprocher quelques germanismes y nous n’en aurons nul regret, car on ne saurait errer dans l’expression des idées quand on suit pas à pas un aussi grand écrivain.