Œuvres de Albert Glatigny/L’impassible

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Œuvres de Albert GlatignyAlphonse Lemerre, éditeur (p. 43-46).

L’Impassible.

À Charles Baudelaire.

Je suis belle, ô vivants ! comme un rêve de pierre.
Les Fleurs du Mal.



Je suis la courtisane aux majestés cruelles !
Ce n’est pas moi qui vais offrir dans les ruelles
Mes appas que recouvre un chiffon de velours ;
À l’immobilité, calme, je m’habitue ;
Mes yeux, comme les yeux mornes d’une statue,
          Ont des regards pesants et lourds l

Je trône sur les cœurs, moi dont le cœur est vide ;
L’écheveau de mes jours lentement se dévide,
Et je ne veux savoir rien, jamais rien, sinon
Qu’on ne peut égaler ma beauté sidérale,
Et qu’avec mes cheveux, blonde et fauve spirale,
          J’embraserais le Parthénon !

Ce qui soulève seul ma gorge régulière,
C’est l’air que je respire, et comme on voit le lierre
Couvrir le marbre froid de ses plis tortueux,
Sans que je fasse rien, la pourpre éblouissante
Se drape, d’elle-même, heureuse et frémissante,
          Près de mon corps voluptueux.



Regardez, ivre d’or, tomber ma chevelure
Aux parfums énervants sur ma riche encolure ;
Je ne daigne rien voir avec mes yeux divins,
Qui, sous mes noirs sourcils, ont un éclat farouche,
Et même les baisers ne froissent pas ma bouche,
          Qu’arrose la rougeur des vins.

Pour activer en vous l’aiguillon qui fustige
Les désirs effrénés et donne le vertige,
Je n’ai parlé jamais, jamais je n’ai chanté,
Comme la Pandémie, une ode provoquante,
Car tes cris, tes fureurs pâlissent, ô Bacchante !
          Devant la muette Beauté !

Mais, pour dompter les sens, j’ai l’étrange mystère
De la ligne et du rhythme égal que rien n’altère ;
J’ai mes deux bras croisés qui s’ouvrent quand je veux
Êtreindre l’idéal sur ma poitrine ferme ;
Jai mon buste que nul corset hideux n’enferme,
          La lumière de mes cheveux !

L’orgueil anime seul mes traits inaltérables,
Mais ils n’ont pas compris, mes amants misérables,
Ces grandes voluptés et leur charme vainqueur !
Ils m’ont voulu donner leurs ridicules fièvres ;
Toujours inassouvis et penchés sur mes lèvres,
          Ils ont questionné mon cœur !



Insensés ! croyez-moi, jamais vos plaintes vaines
Ne hâteront le cours du sang pur dans mes veines ;
Je ne pleurerai pas : je ne veux pas souffrir ;
Je veux toujours rester belle, mais insensible ;
Et regarder toujours de mon air impassible
          Ce que le destin vient m’offrir.

Puisqu’ils ne savent pas les terribles ivresses
Que peuvent enfanter mes inertes caresses,
Puisqu’ils ne savent pas ce que les Océans
Ont d’orage dans leurs sérénités divines,
Qu’il leur faut les sanglots babillards des ravines
          Au lieu des flots aux bonds géants,

Qu’ils aillent loin de moi, ces lâches ! oh ! qu’ils aillent
Se faire déchirer par celles qui les raillent ;
Que toujours, que toujours leur front soit souffleté
Par les femmes sans nom qui vivent d’impostures,
Qui portent mon cœur vide, et, fausses créatures,
          N’en ont pas la sonorité !

Alors, pour remplacer et mes formes hautaines,
Et ma démarche grave, apprise dans Athènes,
Ils créeront la beauté nouvelle ; ils aimeront
Des filles qui, du moins, auront cela pour elles,
Qu’elles sauront cacher leurs membres laids et grêles
          Sous les robes qui les suivront



Puis ils inventeront cette grâce féline
Qui ne peut exister qu’avec la mousseline ;
Ils aimeront l’étoffe où se perd le contour,
Le suave contour que l’harmonie arrête ;
Oui, mais ils pourront voir grincer la bouche prête
          Aux mensonges de chaque jour !

Moi, cependant, gardant ma sévère attitude,
Dans mon isolement et dans ma solitude,
Je resterai sans cesse avec mon fier dédain,
Avec mes bras croisés, avec ma hanche lisse,
Avec mon front que rien n’assombrit et ne plisse,
          Comme un marbre dans un jardin.

Sous les plus chauds baisers mes chairs resteront froides ;
Et rien ne fléchira mes contenances roides ;
Mes bras seront de neige et ma crinière d’or ;
Rien jamais ne fondra cette glace indomptée :
Ô mortels ! le sculpteur anima Galatée
          Lorsque les Dieux vivaient encor !