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Œuvres de Albert Glatigny/Qu’est-il devenu ?

La bibliothèque libre.
Œuvres de Albert GlatignyAlphonse Lemerre, éditeur (p. 254-257).

IX

Qu’est-il devenu ?


Canaris ! Canaris ! nous t’avons oublié !
Victor Hugo, Chants du Crépuscule.


« Nuages qui passez, répondez-nous ! réponds,
Ô pêcheur à la ligne installé sous les ponts !
Fleuve, réponds ! Réponds, bois ! Réponds aussi, pierre,
Qu’est devenu Sipière ?

Nous avons, comme en juin, comme en octobre, été
Sublimes, assommant les gens avec gaîté,
Cassant les bras, cassant les têtes, pleins de zèle,
Sans craindre de salir nos gants de filoselle.

Hélas ! où donc est-il celui qui décuplait
Notre ardeur au travail ? Répondez, s’il vous plaît,
Ô prélats assemblés, trône où s’est assis Pierre,
Qu’est devenu Sipière ?

Nous avons arrêté des écrivains, des scieurs
De long, des menuisiers en chambre, un tas de sieurs,
Dont le dénombrement fatiguerait Homère,
De la Fillette jusqu’en ton sein, rue Aumaire !

Mais notre Manteau Bleu nous manque. Avons-nous eu
Moins de flair ? Le complot lui sembla mal cousu
Sans doute. Du Miral, ouvre-nous ta soupière
Pour y chercher Sipière.

Nous sommes les sergents de ville, les agents
De la force, aux regards froids et décourageants.
Impartiaux, la Loi, pour nous c’est la consigne ;
Le Code : être carrés dans les rapports qu’on signe !

Et nous avons été carrés, plus que Michel.
Les deux interrogés dans les tubes d’Herschell
Ne nous découvrent rien. Mais dans quelle taupière
Se cache donc Sipière ?

Nous laissons opérer doucement les filous,
Ceux que Dieu fit renards comme ceux qu’il fit loups ;
Car il faut débrouiller tous les fils qu’on pelote
Pour enlacer Paris dans l’ombre où l’on complote.

Il ne nous a pas vus à l’œuvre cette fois !
Le faudra-t-il filer ? Où donc est-il ? à Foix,
À Nice, à Carpentras, à Vesoul, à Dampierre ?
Où donc trouver Sipière ?

Nous avons bien agi cependant. L’ouvrier
Se souviendra longtemps du second février,
Car nous avons donné si fort à la Chapelle
Que notre noir bicorne, ainsi qu’un vieux chat, pèle.


Nous sommes le barrage, après la crue ôté,
Qui préserva Paris des flots. Ô cruauté
Du Destin qui nous taille une telle croupière !
Pourquoi celer Sipière ?

Oh ! les dix mille francs d’antan ! Vingt sous à l’un,
Cent sous à l’autre, assez pour aller à Melun
Manger une friture à l’ombre un clair dimanche
Et reposer nos bras qu’un dur labeur démanche.

Reviens pour nous donner du courage à la main,
Toi y notre guide aimé, notre étoile, où demain
Planera sur ton front l’ombre de Robespierre !
Chasse-la, bon Sipière !

A-t-il fait pacte avec les fils de Madian ?
Est-il républicain ? serait-il fenian ?
Non ! c’est à peine si l’allumette amorphe ose
Même en rêve éclairer cette métamorphose !

Dans les bouchons où l’on donne du thé sans thé
Nous buvions si gaîment jadis à ta santé !
Sont-ce les cuirassiers, ces traîneurs de rapière,
Qui t’ont séduit, Sipière ?

Reviens, nous avons soif, arroser notre bec,
Mais quoi ! c’est comme si nous jouions du rebec ;
Rien ne vient ; nous séchons sous nos rudes écorces…
Ô du Chaillu ! l’Afrique est dans nos gosiers corses !


Écus, même du pape, écus que l’on troquait
En chœur sur le comptoir d’étain du mastroquet,
Tout en faisant de l’œil à la brune tripière,
Où vous garde Sipière ?

Ainsi donc tout s’en va : religion, pudeur ;
Sipière, qui l’eût dit, trompe notre candeur.
Que veut-on maintenant, terre et cieux, que l’on fasse ?
Grande ombre de Javert, oh ! voile-toi la face ! »

Tel chantait sur un banc un agent enrhumé,
Mais rien n’attendrissait, ni son nez enflammé,
Ni son œil ému, ni les pleurs de sa paupière,
L’insensible Sipière !


Brionne, mars 1870.