Œuvres de Blaise Pascal/Introduction

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Texte établi par Léon Brunschvicg et Pierre BoutrouxHachette (I. Biographies. — Pascal jusqu'à son arrivée à Paris (1647)p. i-xxxi).

INTRODUCTION


Lorsque parut notre édition des Pensées de Pascal, la librairie Hachette a bien voulu nous demander d’entreprendre la publication des œuvres complètes de Blaise Pascal, en nous laissant toute liberté pour y adjoindre, non seulement les écrits de son père et de ses sœurs, mais aussi les documents qui nous paraîtraient nécessaires à l’éclaircissement de la vie et des travaux de Blaise Pascal.

Nous disons tout d’abord dans la présente Introduction sur quel plan général nous avons conçu cette édition. ― Pour la partie que nous publions aujourd’hui, et qui va dans l’ordre chronologique jusqu’au Mémorial du 23 novembre 1654, c’est-à-dire jusqu’à la conversion définitive, nous avons cru qu’il était utile d’orienter le lecteur à travers la série des documents que nous publions, en donnant un résumé succinct des événements auxquels ils se rattachent, et en publiant un tableau chronologique des faits qui intéressent Pascal, depuis la date de naissance d’Étienne Pascal (1588) jusqu’à la date limite du 23 novembre 1654.

Nous indiquons également les sources des textes que nous réunissons ; nous rappelons les principaux travaux qui nous ont été utiles pour cette partie de notre édition, en insistant sur les controverses auxquelles les travaux physiques ont donné occasion, soit au XVIIe siècle à propos de Descartes, soit tout récemment à propos d’Auzoult.

Dans l’exécution de l’édition, la partie mathématique a été réservée à M. Pierre Boutroux : il a publié et commenté les pièces concernant la lettre d’Étienne Pascal et de Roberval à Fermat (I) ; l’Essai pour les coniques (V) ; la Generatio conisectionum (XXIII) ; la Dédicace avec l’Avis, et le Privilège, de la Machine arithmétique (XI et XXXII) ; enfin les divers traités mathématiques de 1654, l’Adresse à l’Académie parisienne de mathématique et la Correspondance avec Fermat (LIV-LXIV).

M. Strowski, qui vient de publier pour la période que nous étudions une excellente monographie psychologique de Pascal, nous a multiplié sans compter ses remarques et ses conseils ; il nous a procuré la photographie de la dédicace de la Machine dont M. Bougouin a fort gracieusement autorisé la reproduction. ― M. Gazier, professeur à la Sorbonne, a bien voulu prendre communication des épreuves de notre édition ; nous ne saurions dire assez ce que nous devons à l’inépuisable obligeance et à l’inépuisable érudition qu’il a tenu à mettre au service de l’édition de Pascal ; nous ne saurions lui marquer assez notre reconnaissance.


I


PLAN GÉNÉRAL DE L’ÉDITION

Nous avons à énumérer les publications successives qui ont constitué l’ensemble des œuvres de Blaise Pascal.

Avant sa seconde conversion Pascal n’avait publié que deux livrets, l’un de 30 p. (avec VI pages de préface) : Expériences nouvelles touchant le vuide (octobre 1647), l’autre de 20 pages : Récit de la grande Expérience de l’Équilibre des Liqueurs, vers la fin de 1648[1]. Après sa conversion définitive parurent, anonymes, la série des Lettres Provinciales, celle des Factums et mandements dont Pascal fut l’un des principaux rédacteurs, enfin sous le nom d’Amos Dettonville, les lettres et traités sur la Roulette et sur les problèmes connexes.

L’année qui suivit la mort de Pascal, Perier fit paraître les Traités de l’équilibre des liqueurs et de la pesanteur de la masse de l’air ; chez le même imprimeur Desprez fut mis en vente à l’insu de la famille, le Traité du triangle arithmétique avec quelques autres petits traitez sur la mesme matiere. En 1670 enfin les Pensées paraissent, avec quelques opuscules, tels que la Prière sur le bon usage des maladies (déjà publiée en 1666, à Cologne, en tête d’un petit ouvrage, intitulé Divers traitez de pieté[2]) et la Lettre sur la mort de M. Pascal le père. À cette date donc, et malgré les retouches de tout genre que l’on avait fait subir au texte original, l’essentiel de l’œuvre du savant et de l’écrivain était mis au jour.

Mais en dehors de cette œuvre se trouvaient dans différents recueils, en particulier dans ceux que l’abbé Jean Guerrier et le P. Guerrier avaient pieusement formés ou recopiés, un grand nombre de documents qui faisaient connaître plus directement la pensée et la vie de Pascal. De ces documents tous ceux qui présentaient par leur contenu un intérêt et une portée générale ont trouvé place dans l’édition des Œuvres de Pascal que l’abbé Bossut fit paraître en 1779 : les pièces relatives à la Machine Arithmétique, y compris la lettre à la reine Christine ― la polémique avec le P. Noël ― l’échange de lettres avec M. de Ribeyre ― la correspondance avec Fermat (qui avait déjà paru dans l’édition des œuvres de Fermat donnée à Toulouse en 1679) ― les Réflexions sur la Géométrie ― le Fragment de Préface pour le Traité du Vide, devenu De l’Autorité en matière de Philosophie ― les opuscules théologiques, tel que le Discours où l’on fait voir qu’il n’y a pas une relation nécessaire entre la possibilité et le pouvoir, ou les Questions sur les Miracles ― et jusqu’à des pages rédigées par Nicole et par Fontaine d’après le souvenir laissé par la conversation de Pascal : les Discours sur la condition des Grands, publiés en 1670 dans le Traité de l’éducation d’un princel’Entretien avec M. de Saci sur Épictète et sur Montaigne, que Desmolets avait inséré en 1728 dans la Continuation des mémoires de littérature et d’histoire, tome V.

Il était réservé à Victor Cousin et à Prosper Faugère, entre les années 1841 et 1846, d’ajouter à tous ces écrits, dont ils nous rendaient le texte authentique, les lettres intimes, et deux manuscrits de grand intérêt, qui sont attribués à Pascal : le Discours sur les Passions de l’amour et l’Abrégé de la vie de Jésus-Christ[3].

Tels sont les matériaux dont se compose une édition des œuvres de Pascal. De ces matériaux nous avons fait deux parts. Les fragments des Pensées, réunis dans le manuscrit original, avec le complément fourni par les Copies, forment un ensemble dont nous ne pouvions sans séparation arbitraire distraire aucune partie. Nous les avons publiés, en les envisageant moins comme une esquisse de l’Apologie que comme une sorte de journal intime, comme le résumé de la vie intellectuelle de Pascal pendant ses dernières années. Quoique parues les premières, elles forment en réalité la conclusion de l’œuvre entière de Pascal. Quant à la masse des autres écrits qui nous sont parvenus distincts les uns des autres et dont nous venons de rappeler le caractère disparate, ils demandent à être classés et répartis suivant un principe général.

L’abbé Bossut, suivi de très près par les deux premiers éditeurs du XIXe siècle : Lefèvre (1819) et Lahure (1858), avait distribué les écrits de Pascal suivant l’ordre des matières ; mais c’est qu’il faisait un bloc des Pensées et des différents opuscules, qu’il laissait de côté les lettres intimes, qu’il ne se préoccupait enfin que de sauvegarder les textes, sans faire directement œuvre d’historien et de critique. Si nous avions voulu, à notre tour, rester fidèle à la tradition créée pour Pascal, nous aurions rencontré quelques difficultés pratiques : nous aurions par exemple dû décider si les Réflexions sur l’Esprit géométrique ou le Fragment de préface pour le Traité du vide doivent être rattachés au groupe philosophique ou au groupe scientifique ; nous aurions inséré dans la Correspondance mathématique, comme a fait Bossut, soit la lettre à la reine Christine de 1652, soit la lettre à Fermat du 10 août 1660 ; nous aurions dû créer, pour y reléguer quelques-uns des écrits les plus significatifs, une rubrique d’opuscules divers, etc. ; mais surtout nous aurions divisé Pascal en un théologien et un philosophe, en un mathématicien et un physicien, au préjudice de l’honnête homme qu’il a voulu être, au préjudice aussi de l’honnête homme qu’il voulait avoir pour lecteur.

L’ordre chronologique, qui dans l’état actuel de notre information, ne présente pas de difficultés insurmontables[4], a au contraire cet avantage essentiel, de rapporter chacun des écrits à la disposition précise du moment où il a été rédigé, et par là d’en donner implicitement le commentaire le plus exact ; c’est l’ordre chronologique qui sera suivi dans la présente édition.

L’adoption de cet ordre nous donnait la faculté, qui nous a semblé particulièrement précieuse, d’imprimer à leur date, au lieu de les accumuler dans les commentaires ou les annexes, les pièces qui sont nécessaires à l’intelligence des divers écrits de Pascal. C’est ainsi qu’on trouvera, dès le mois de novembre 1646, le texte original de la lettre où Pierre Petit décrit en détail l’expérience sur le vide que le mois précédent il avait faite à Rouen en compagnie des Pascal. C’est ainsi que la lettre de Pascal à Perier sur l’expérience du Puy-de-Dôme, détachée du Récit où elle fut publiée, rapportée à la date du 15 novembre 1647 où elle a été écrite, se trouvera comprise entre la lettre où Jacqueline Pascal raconte l’entrevue de son frère avec Descartes au mois de septembre, et la lettre du 13 décembre où Descartes rapporte au P. Mersenne l’avis donné à Pascal au cours de ces entrevues. C’est ainsi qu’entre chacune des Provinciales, considérée comme un écrit indépendant, se trouvera inséré ce que Pascal a écrit, et ce qu’il a vu ou lu dans l’intervalle, qu’il s’agisse du miracle de la Sainte Épine ou des Réponses au secrétaire de Port-Royal[5].

Ainsi conçue, l’édition devait naturellement comprendre les lettres d’Étienne Pascal, de Gilberte Perier et de Jacqueline Pascal, au moins pour la période où vécut Blaise Pascal, avec quelques autres écrits que les recueils manuscrits nous ont conservés. La plupart de ces pages sont inséparables des œuvres mêmes de Pascal ; aucune n’est indifférente en soi.

Enfin c’est à Gilberte Perier et à sa fille Marguerite Perier que nous empruntons les notices biographiques qui concernent Blaise Pascal et les siens.

II


BLAISE PASCAL JUSQU’EN 1654.



Les œuvres qui forment la première série de notre publication chronologique vont jusqu’à cette date décisive du 23 novembre 1654, où fut écrit le Mémorial qui, avec soumission de Pascal à son directeur, avec sa retraite aux environs de Port Royal, marque la transformation intérieure et la transformation extérieure de sa vie.

Sans entrer dans chacun des détails que donnera le texte original des documents, nous avons à dessiner en quelques traits le cadre des pièces que nous publions.

Tout d’abord, l’éducation de Pascal, à Clermont, dans le milieu austère de la noblesse de robe, attristé de bonne heure par la mort d’Antoinette Pascal, puis à partir de 1631 à Paris dans le cercle des hommes de science et de libre critique, Le Pailleur, Roberval, Desargues ; en 1636 Étienne Pascal intervient avec Roberval dans une controverse contre Fermat sur la pesanteur. C’est à ce moment que les enfants attirent l’attention par la précocité de leur intelligence : à peine Blaise a-t-il jeté les yeux sur un Euclide qu’il se sent vivre dans le monde de la géométrie, qu’il se démontre à lui-même les premiers théorèmes des Eléments ; les premiers vers qui nous soient parvenus de Jacqueline sont datés de mai 1637.

L’année suivante, au moment où Étienne Pascal est, avec Roberval, engagé dans une polémique contre Descartes, il est compromis dans une protestation tumultueuse des rentiers sur l’hôtel de ville, qui visait particulièrement le chancelier Séguier ; les enfants restent seuls à Paris, sous la garde d’une servante, et ils commencent à jouer leur personnage. Jacqueline dédie à la reine de France un petit recueil de poésies qui célèbre la naissance du Dauphin si longtemps attendu, et la beauté des dames de la cour. L’année suivante, dûment stylée par sa sœur aînée, par les amis qui l’entourent, elle met à profit la réputation que lui vaut son jeune talent pour obtenir de Richelieu la rentrée de son père à Paris, préparant ainsi la nomination d’Étienne Pascal comme adjoint à l’Intendant de Normandie.

À la fin de 1639, Étienne Pascal va s’établir à Rouen. Blaise imprime l’Essai sur les Coniques, comme pour marquer sa place parmi les savants de Paris qu’il quittait. Il suit de près les travaux de son père dans un poste de combat où il faut lutter, au point de vue administratif contre les Parlements dépouillés de leurs libertés provinciales, au point de vue fiscal contre les populations accablées par des impôts sans cesse croissants ; tandis que Jacqueline, couronnée aux Palinods, voit son nom associé pour un jour à celui de Pierre Corneille, Pascal invente la machine arithmétique. Pendant plusieurs années il s’ingénie à la réalisation pratique de son invention. Enfin, quand le succès est obtenu, il veut s’en servir, conformément au dessein qui inspirait Jacqueline, pour affermir le crédit de son père ; le dessein se manifeste, sinon par la visite que Pascal fit en 1644 à l’hôtel de Condé à Paris, du moins par la dédicace que l’année suivante il envoyait au chancelier Séguier. Telle fut la jeunesse de Blaise et de Jacqueline Pascal : sérieuse, appliquée, toujours tendue vers des efforts qui dépassaient les forces normales de leur âge, mais traversée et réchauffée par les plus belles espérances de gloire qui aient accompagné l’ardeur impérieuse de la vocation.

Avec l’année 1646 une nouvelle période s’ouvre dans la vie de Blaise Pascal, à la suite de deux circonstances accidentelles. La première, où toute la famille devait voir une intervention expresse de la Providence, c’est, au mois de janvier, la chute d’Étienne Pascal sur la glace ; elle amena ses médecins volontaires, MM. des Landes et de la Bouteillerie, à faire connaître, à faire embrasser avec ferveur par tous les siens, la restauration catholique dont Jansénius, Saint-Cyran et Antoine Arnauld étaient les initiateurs, que M. Guillebert, curé de Rouville, propageait en Normandie. L’autre, c’est, au mois d’octobre, le passage à Rouen de Pierre Petit qui avait eu du P. Mersenne communication de l’expérience de Torricelli. Désormais, et jusqu’à la fin de 1651, les écrits de Pascal manifestent comme une perpétuelle alternance d’ardeur scientifique et de foi religieuse, alternance d’autant plus curieuse que par la nature même du jansénisme celle-ci semblait devoir être plus exclusive de celle-là. À Rouen, Pascal part de l’expérience répétée par Petit pour effectuer une série d’expériences nouvelles ; il les produit dans des conférences publiques, dès le mois d’octobre, s’il faut en croire la dissertation imprimée de Pierius ; du mois de février au mois de mai 1647 il s’engage dans une lutte opiniâtre, qui met en mouvement les partis politiques et religieux de la ville de Rouen, afin d’empêcher la nomination à une cure de Normandie d’un ancien capucin suspect d’introduire dans le dogme une philosophie de fantaisie. À Paris, où les médecins l’envoient consulter pour sa santé, irrémédiablement compromise, Pascal appartient à deux mondes différents. Avec sa sœur Jacqueline, il est assidu aux sermons de M. Singlin dans l’église de Port-Royal ; par l’intermédiaire de M. Guillebert il se met sous les conseils, sinon sous la direction, de M. de Rebours. D’autre part il a repris son rang dans les assemblées des savants ; au mois de septembre, Roberval se fait un honneur de défendre contre Valeriano Magni l’originalité et la portée des expériences de Rouen, et d’expliquer à Descartes, qui vient voir Pascal, le mécanisme de la machine arithmétique. Au mois d’octobre 1647 Pascal publie les Nouvelles expériences touchant le vide ; la lettre d’un des représentants les plus autorisés de la physique scolastique, le P. Noël, lui apporte l’occasion de préciser, à l’encontre d’une métaphysique surannée et désormais agonisante, la prudence et la clarté de la jeune méthode expérimentale : ses conclusions, déjà suggérées par le débat que les premières expériences avaient soulevé entre deux professeurs de Rouen, Jacob Pierius et Pierre Guiffart, fortifiées par l’opposition de Roberval à Descartes, trouvent leur expression dans un fragment de Préface que Pascal rédigea, probablement vers cette époque, en vue de son grand Traité sur le Vide. Au mois de novembre enfin, de tant de discussions confuses sur le vide et sur la matière subtile, sur la colonne d’air, sur l’attraction, sur la raréfaction ou sur la condensation, de la méditation des lettres de Torricelli à Ricci qui sont, comme l’expérience elle-même, l’impérissable fondement de la doctrine, une idée, agitée déjà en présence de Descartes et du P. Mersenne, se dégage avec une netteté toute particulière : Pascal dicte à Perier l’expérience que son beau-frère devait exécuter sur le Puy-de-Dôme dix mois plus tard.

Ce sera la même dualité au cours de l’année 1648. En mars ou avril Étienne Pascal s’associe à son fils pour répondre au Plein du Vide du P. Noël ; mais, au cours du voyage qu’il eut l’occasion de faire à Paris, au mois de mai, il se plaint vivement des relations que Blaise Pascal a nouées à Port-Royal et qui ont déterminé Jacqueline à vouloir entrer en religion. Lorsqu’Anne d’Autriche eut sanctionné par la déclaration royale du 11 juillet 1648 la suppression de la plupart des intendances, Étienne Pascal revient à Paris. Ses enfants demeurent dans les mêmes dispositions, comme le montre la lettre qu’ils écrivent à Madame Perier le 5 novembre 1648, lettre contemporaine de la publication chez un libraire janséniste du Récit de la Grande Expérience de l’Équilibre des Liqueurs.

En 1649, la fuite de la cour et le siège de Paris rendent Pascal témoin d’une des crises les plus singulières que l’histoire ait connues, crise qui paraît mesquine et quelque peu ridicule aujourd’hui que nous en connaissons les conséquences, mais à laquelle les événements de Naples et la décapitation de Charles Ier apportaient une sorte d’accompagnement tragique. Étienne Pascal avait sans doute des raisons personnelles pour ne sympathiser ni avec les parlementaires de la Fronde qui lui avaient enlevé sa fonction, ni avec les nobles comme le duc de Longueville qui portaient la guerre civile dans cette Normandie même où il avait travaillé avec tant de peine à maintenir la paix. Au mois de mai, quelques semaines après que le traité de Rueil eût ménagé un accommodement entre le roi et ses sujets révoltés, et peut-être pour soustraire Jacqueline à l’influence trop directe des amis de Port-Royal, Étienne Pascal va rejoindre à Clermont Monsieur et Madame Perier qui s’y sont définitivement établis. Blaise Pascal prend au moment de son départ la précaution de s’assurer un Privilège pour sa machine arithmétique ; il n’avait pas cessé, comme on le voit par une lettre de Mersenne, datée du 17 mars 1648, de développer ses premiers travaux sur les Coniques, et il poursuit ses expériences sur le vide. Avec le concours de Perier, avec celui de Chanut et, par son intermédiaire, de Descartes lui-même, il recueillait des observations pour saisir une relation entre les hauteurs différentes de la colonne mercurielle et la variation des circonstances météréologiques, observations dont l’initiative paraît être due au P. Mersenne. Il monte sur le Puy-de-Dôme, curieux peut-être de refaire l’expérience de Perier, désireux aussi de donner une explication définitive à l’expérience de la vessie de carpe que Roberval avait imaginée vers mars 1648. Il fait des conférences dans la société savante de Clermont, devant laquelle M. Perier avait répété les expériences de Rouen et de Paris, en particulier chez le président de Ribeyre où il se rencontre avec Jean Domat. Pendant ce temps Jacqueline s’isole dans les exercices d’une exacte dévotion ; sous l’influence de Port-Royal avec qui elle ne cesse d’être en communication, elle se refuse jusqu’à la distraction de la poésie religieuse. En novembre 1650 Étienne Pascal retourne à Paris avec ses enfants. Jacqueline se considère toujours comme une « novice » dans le monde : elle écrit les Réflexions sur le mystère de la mort de Jésus-Christ, d’après un billet que la mère Agnès lui envoie. Blaise travaille à la rédaction de son grand traité sur le vide ; il défend avec une énergie singulière son honneur scientifique qu’il croit menacé par un jésuite de Montferrand à l’occasion d’une thèse solennelle. Au mois de septembre, Étienne Pascal meurt, et dès les premiers jours de son deuil Pascal adresse à Madame Perier une instruction religieuse sur cette mort, toute pleine de ferveur et de sévérité.

La mort de leur père devait ouvrir dans la vie de Blaise et de Jacqueline Pascal une période d’un caractère nouveau. Pendant les trois années qui suivent, l’unité spirituelle dans laquelle ils avaient jusque-là vécu, dans laquelle ils devaient vivre plus tard, est rompue. Jacqueline est toute à Port-Royal, à la hâte de réaliser ce qui avait été son désir unique depuis quatre ans, avec la douleur de trouver un obstacle dans son frère et de sentir cette résistance liée à l’intérêt d’argent. Pascal est tout au monde ; il envoie à Christine de Suède sa machine arithmétique ; au Petit-Luxembourg, chez la duchesse d’Aiguillon, qui prenait au mouvement de la Fronde une part importante, il expose des expériences d’hydrostatique. Quelques mois plus tard, après la cérémonie de vêture de sa sœur, il accompagne le duc de Roannez dans son gouvernement du Poitou, il est initié par le chevalier de Méré au code nouveau de l’honnêteté parfaite. Il ne revient du Poitou qu’après un séjour prolongé auprès de M. et de Mme Perier ; en mai 1653 il est de retour à Paris, il lève d’assez mauvaise grâce les dernières difficultés que de Clermont ils avaient tous trois opposées à la profession de Jacqueline.

C’est le moment critique de sa vie ; Jacqueline est désormais sœur Sainte-Euphémie. Gilberte Perier est dangereusement malade. Il fréquente plus étroitement la société brillante et dissipée qui est autour du duc de Roannez : Méré, Miton, des Barreaux. À ce moment il écrit peut-être ce Discours sur les passions de l’Amour que Victor Cousin a retrouvé au milieu d’écrits théologiques ; il remanie ses travaux sur le Vide pour les assouplir à la forme impersonnelle et concise qui est dans le goût de l’honnête homme, il en tire les deux traités que Perier fera paraître en 1663 ; il reprend aussi ses anciens travaux de géométrie. En tout cas, en 1654, il dresse la liste de ses titres scientifiques dans une lettre adressée à l’Académie parisienne de mathématiques ; en tout cas, à la suggestion du chevalier de Méré il s’engage dans des recherches mathématiques qui le conduisent à jeter les fondements du calcul des probabilités et à échanger avec Fermat des lettres glorieuses où il s’assure que « la vérité est la même à Toulouse et à Paris. » Mais les traités mathématiques qui, dès cette époque peut-être, avaient été livrés à l’impression, ne seront pas publiés du vivant de Pascal ; mais la correspondance avec Fermat est interrompue après la lettre du 27 octobre 1654. Dans la nuit du 23 novembre, sur un parchemin qui depuis ne l’a pas quitté, Pascal s’est signé à lui-même la formule de la « renonciation totale et douce ».

III


LES SOURCES DES TEXTES



À défaut des manuscrits qui paraissent perdus, les traités scientifiques de Pascal sont reproduits d’après les imprimés originaux ou les éditions princeps qui ont paru au XVIIe siècle[6]. Ses écrits intimes (sauf pour la lettre du 31 janvier 1643 qui a passé par différentes collections particulières) ne nous sont connus que par des copies.

Les principales de ces copies sont à la Bibliothèque Nationale. C’est d’abord un recueil de la main du R. P. Guerrier de l’Oratoire, arrière-petit-neveu de Pascal du côté maternel, et qui a été donné à la Bibliothèque du Roi par M. Guerrier de Bezance, maître des requêtes, f. fr. 13913. (Prosper Faugère le désigne sous le nom de Troisième Recueil Guerrier, que nous lui conservons, parce qu’il a eu entre les mains deux Recueils que M. Bellaigue de Rabanesse lui avait communiqués). C’est le Recueil f. fr. 12449 qui contient, à la suite de la « seconde Copie » des Pensées, des copies faites sans doute au XVIIe siècle de la Correspondance avec le P. Noël. Ce sont enfin les manuscrits f. fr. 12988, 15281, 20945 qui renferment un grand nombre de pièces précieuses à divers titres, mais qui paraissent être des copies faites sur des copies. ― Victor Cousin a travaillé sur ces manuscrits ; il a donné à la fin de ses Études sur Pascal un inventaire de leur contenu, en y joignant le n° 2477 de la Bibliothèque Mazarine. Faugère a eu l’avantage d’avoir à sa disposition les deux premiers recueils établis par le P. Guerrier et qui, s’ils n’ont pu être toujours transcrits sur les originaux[7], sont du moins plus rapprochés de la source ; toute réserve faite sur une collation qu’il ne nous a pas été permis de contrôler, le texte de Faugère doit être préféré au texte des copies de la Bibliothèque Nationale.

La Bibliothèque Nationale contient deux copies du Discours sur les passions de l’Amour, que l’une d’entre elles attribue à Pascal.

En revanche, pour un certain nombre de documents complémentaires la Bibliothèque Nationale fournit des originaux : le Récit des conférences avec Saint Ange (il est revêtu de la signature de Blaise Pascal, mais le corps du récit est d’une écriture qui n’est pas la sienne, qui est probablement celle d’Halle de Monflaines) ; les lettres adressées à Mersenne, en particulier la lettre de Des Noyers sur l’expérience de Varsovie, la lettre de Hobbes sur le Plein du vide, que Tönnies a publiée en 1906 ; un fragment de Roberval, que M. Maihieu a signalé la même année. On y trouvera aussi des copies faites dès le XVIIe siècle : la lettre de Petit à Chanut sur l’Expérience de Rouen, les deux Narrations de Roberval sur le vide.

Gerhardt et Bodemann ont signalé à la Bibliothèque royale de Hanovre des copies, notes et figures, tirées par Leibniz des papiers mathématiques de Pascal, qu’il eut entre les mains lors de son séjour à Paris.

Aux Archives du Séminaire des vieux catholiques d’Amersfoort dont M. le Président Van Santen nous a fort libéralement et fort gracieusement accordé l’accès, nous avons trouvé une lettre inédite, qui nous paraît être de Jacqueline Pascal ; M. Gazier a bien voulu en collationner avec nous le texte sur une copie qu’il possédait dans un Recueil manuscrit.

Mais nous avons bien d’autres dettes envers M. Gazier ; il a mis à notre disposition divers manuscrits précieux : un texte de la Lettre sur la mort de M. Pascal le père qu’il a étudié dans sa très remarquable édition des Pensées, et un texte de la Relation écrit par Jacqueline Pascal le 10 juin 1653 dont Victor Cousin avait eu déjà communication. Tout en soupçonnant que ce pourrait bien être la reproduction de la version originale, Victor Cousin s’était borné à en tirer de nombreuses variantes. Après étude du manuscrit, nous avons été amené à faire l’inverse : nous avons pris pour base le texte que M. Gazier nous avait prêté, et relégué dans les notes les changements assez importants que présente la version imprimée, ou plutôt que présente la copie d’après laquelle la Relation paraît avoir été imprimée.

Faugère, auquel il était d’abord réservé de publier l’édition complète des œuvres de Pascal dans la collection Les Grands Écrivains de la France, a voulu du moins donner au public, et en particulier à celui qui a l’honneur de reprendre l’œuvre interrompue par la mort, la faculté d’utiliser les matériaux qu’il avait accumulés à travers une longue vie où jamais il ne se désintéressa de celui qui avait été l’objet de ses premiers travaux ; il a légué ses papiers à la Bibliothèque Mazarine. Dans le dépouillement de ces dossiers, aidé par l’excellent catalogue que M. Paul Marais en a dressé, une surprise nous attendait : Faugère avait acquis une copie manuscrite de la Vie, de Mme Perier, qui était différente du texte imprimé, et bien plus complète : c’était la Vie même que Besoigne avait eue sous les yeux pour son Histoire de l’abbaye de Port-Royal et à laquelle il avait emprunté plus d’un passage de son article sur Pascal.

La diversité des sources auxquelles nous devions puiser nous oblige d’insister sur une question que nous considérons comme d’importance secondaire, mais qui nous a beaucoup préoccupés par l’impossibilité d’y donner une solution satisfaisante : c’est la question de l’orthographe. Les pratiques de l’érudition, en matière scientifique, sont différentes de celles qui sont encore suivies, et sans doute avec raison, pour les textes classiques de la littérature ; on y tend de plus en plus à conserver l’orthographe des documents originaux. Malheureusement, pour une grande partie des textes que nous imprimons, le manuscrit autographe ou tout au moins l’édition princeps fait défaut ; pour la plupart des lettres de Pascal ou de ses sœurs, nous n’avons que des copies du XVIIIe siècle ; pour le Fragment de préface sur le Traité du Vide, nous ne disposons que du texte transcrit par Faugère dans l’orthographe de 1844. Il était donc impossible de donner à notre édition un aspect suffisamment homogène sans prendre un des deux partis suivants : ou transposer uniformément tous les textes dans le système de l’orthographe usité au XXe siècle, ou conserver telle quelle l’orthographe que les documents originaux nous fournissaient, et pour les autres textes rétablir l’orthographe contemporaine de Pascal. Il nous a semblé que l’hésitation n’était pas possible ; nous avons adopté le second parti ; l’arbitraire qu’il comporte inévitablement et sur lequel il n’est pas besoin d’insister davantage, est à nos yeux atténué dans une large mesure par l’incertitude et l’indifférence du XVIIe siècle en matière d’orthographe. Il est inutile d’ajouter que nous ne sommes pas crus asservis aux habitudes typographiques du XVIIe siècle ; nous ne pensons pas que le respect des deux formes de l’s, ou la confusion des caractères u et v, i et j, soient liés à la reproduction de l’orthographe contemporaine de Pascal. De même, a et ou ont l’accent grave partout où nous le mettons aujourd’hui. Enfin la ponctuation a été rapprochée des habitudes modernes, lorsque l’intérêt de la clarté nous a paru l’exiger.

On rencontre dans l’étude de la carrière scientifique de Pascal un certain nombre de documents qui sont en latin. Les uns, comme les traités mathématiques de 1654, sont de Pascal : il nous a semblé que, suivant l’usage adopté dans l’édition Lahure (et le travail fait par Ch. Drion nous a été fort utile), la traduction française devait accompagner le texte de Pascal. Les autres, qui concernent particulièrement les expériences sur le Vide, ne sont pas de Pascal ; ce sont des écrits destinés à faire comprendre l’évolution des découvertes expérimentales et des conceptions théoriques dans le groupe auquel appartenait Pascal. Nous avons tenu à les donner dans le texte original, afin de prévenir les interprétations tendancieuses auxquelles les traductions ont trop souvent servi de prétexte, en les accompagnant, le cas échéant, d’un commentaire qui en dégage pour tous les lecteurs le sens général.

IV


LES ÉTUDES CRITIQUES



Nous avons ici, non pas à énumérer, car la mention précise s’en trouvera nécessairement dans le détail de nos notes, mais à rappeler d’ensemble les principaux secours que nous ont fournis les travaux des érudits et des critiques.

Ces travaux sont de trois sortes :

1° Les monographies où, après les publications de Prosper Faugère ou de Victor Cousin, après le Port-Royal de Sainte-Beuve, on s’est proposé de saisir la physionomie générale de Pascal : Nourrisson, Pascal, physicien et philosophe, 1885, 2e édit., 1888 ; Joseph Bertrand, Blaise Pascal, 1891 ; Maurice Souriau, Pascal, 1898 ; Victor Giraud, Pascal, l’homme, l’œuvre, l’influence, 1898 (3e édit., 1905) ; Lanson, Art. Pascal de la Grande Encyclopédie, 1898 ; Émile Boutroux, Pascal, 1900 ; Ad. Hatzfeld et Perrier, Pascal, 1901 ; Gustave Michaut, Les Époques de la Pensée de Pascal, 1902 ; F. Strowski, Pascal et son temps. ― I : De Montaigne à Pascal ; II : Histoire de Pascal[8].

2° Les études de détail qui portent sur une partie de la vie ou des écrits de Pascal, et qui éclairent certains points obscurs par la publication de pièces d’archives : Gonod et M. Élie Jaloustre ont fait connaître les circonstances dans lesquelles la famille Pascal vivait à Clermont ; M. l’abbé Urbain et M. de Beaurepaire ont élucidé l’affaire Saint-Ange, et le séjour des Pascal à Rouen ; M. Marius Barroux a publié des actes notariés fort importants pour l’histoire de l’entrée de Jacqueline à Port-Royal. Nous avons mis à profit, au cours de la revision de nos épreuves, plusieurs des notes que M. Jovy a réunies dans son Pascal inédit, 1908.

3° Les grandes éditions des savants contemporains de Pascal : l’édition de Desargues par Poudra, 2 vol., 1864 ; celle de Fermat par Paul Tannery et Charles Henry, 1891-1896 ; celle de Christiaan Huygens par la Société hollandaise des sciences, 1888, sqq. ; celle de Descartes par Adam et Tannery, 1897, sqq., singulièrement facilité l’étude des travaux scientifiques de Pascal. Les textes des deux premières ont été particulièrement importants pour ce qui concerne la carrière mathématique de Pascal jusqu’en 1654, sur laquelle nous n’avons à signaler que deux publications spéciales : Délègue, Essai sur les travaux de Pascal touchant la géométrie infinitésimale, Dunkerque, 1865, et Desboves, Études sur Pascal et les géomètres contemporains, Paris, 1878. Les éditions de Huygens et de Descartes contiennent en outre un grand nombre de documents utiles pour l’histoire des expériences sur le vide.

Nous devons insister sur l’état des études relatives à cette dernière histoire, qui a donné lieu à des controverses retentissantes. La question de la part de Descartes dans l’invention de l’expérience du Puy-de-Dôme avait été soulevée par les historiens du XVIIe siècle, mais sans qu’ils se soient défendus suffisamment contre la contagion de ces passions rétrospectives qui nous paraissent aujourd’hui si puériles. Dans la publication des Lettres de Descartes, Clerselier se laissait entraîner au fâcheux « excès de zèle » ; et Baillet, qui croyait avoir à défendre la mémoire de Descartes contre le reproche d’avoir été le plagiaire universel des philosophes, était naturellement porté à grossir la portée d’une réclamation qui venait de Descartes.

Au XIXe siècle l’histoire de la science a été comprise d’une tout autre façon. Il convient de citer ici, comme un rappel au véritable esprit philosophique, la page où Cournot apprécie le service que l’école de Florence avait rendu à la science « en expliquant le jeu des pompes et en inventant le baromètre. Il y avait là des types d’expériences décisives et de raisonnements concluants, bien propres à discréditer le bavardage d’école et à fonder la logique des sciences. Par la nouvelle astronomie l’homme avait appris combien il peut faire de chemin sans qu’il s’en doute : par les expériences sur la pression atmosphérique, il voyait que, sans que les sens l’en avertissent davantage, des forces énergiques, perpétuellement agissantes, pouvaient l’envelopper et le presser de toutes parts, intervenir comme causes principales, quoique longtemps ignorées, dans les phénomènes qui lui sont le plus familiers[9]. » C’est à la condition d’être envisagée à cette hauteur que l’histoire peut être écrite avec exactitude : quelques illusions que les époques ou les individus se soient faites à cet égard, la science est l’œuvre des générations successives et des groupes associés. Il n’est pas d’œuvre, fût-ce les Principes mathématiques de la philosophie naturelle ou la Méthode des fluxions, qu’un adversaire passionné ne pourra se croire autorisé à traiter de pot-pourri ; c’est ainsi que l’on a cru avoir diminué le génie de Pascal lorsqu’on s’est enfin aperçu qu’il n’avait pas été le premier à revendiquer les droits de la raison et de l’expérience en matière de recherche scientifique, ou qu’il n’avait pas inventé le baromètre, ou qu’il n’avait pas été le seul en France à poursuivre les expériences du vide. Une ignorance, fort excusable, avait substitué le seul Pascal au groupe parisien ou même européen dont il était devenu pour la postérité le plus illustre représentant ; inconsciemment on a été tenté de rejeter sur Pascal la faute de sa propre ignorance. Mais en fait la proles sine matre creata, qui est un miracle pour le vulgaire, est une monstruosité pour le philosophe. La conception philosophique ou, comme on a pris l’habitude de dire pour préciser davantage, la conception sociologique de l’histoire, ramène la production scientifique à ses conditions naturelles et humaines. Loin de diminuer l’œuvre individuelle, elle la grandit de toute la perspective de passé, de tout le prolongement d’avenir qu’elle sait y rattacher. En tout cas, pour aborder un débat particulier qui a soulevé tant de passions et suscité tant d’erreurs (et il importait d’en prévenir le lecteur qui veut être renseigné dès maintenant sur l’esprit de notre édition), cette conception philosophique ou sociologique sera la seule qui permettra d’éviter l’étroitesse et la partialité, de comprendre à la fois l’impression de Pascal sur Descartes et l’impression de Descartes sur Pascal, comme l’astronome comprend à la fois l’apparence du mouvement solaire vu de la terre et l’apparence du mouvement terrestre vu du soleil, la seule enfin qui donne l’espérance d’échapper au bruit assourdissant de « l’éloquence judiciaire » et d’atteindre dans le maniement des textes le désintéressement et la pénétration nécessaires à l’intelligence de la vérité historique.

À cet égard, les deux articles publiés par M. Adam dans la Revue philosophique sous ce titre : Pascal et Descartes. Les expériences du vide, 1646-1651 (déc. 1887, p. 612-624, et janv. 1888, p. 65-90), sont irréprochables ; comme MM. Milhaud et Strowski l’ont solidement établi, ils donnent en gros la solution de la controverse. M. Adam a eu le mérite de ne pas exagérer l’importance du malentendu qui avait un moment excité l’aigreur de Descartes, et dont nous ne savons même pas (on l’oublie trop souvent) dans quels termes Pascal a pu être informé. Très judicieusement, M. Adam en a fait comme un cas particulier de l’opposition entre la préoccupation systématique de Descartes et le positivisme expérimental de Pascal. Il a fort bien montré comment la métaphysique et la science se mêlaient alors dans les esprits ; pour préciser, il a rappelé, suivant une indication qui aurait dû être retenue, que dans l’interprétation de l’expérience de Torricelli « il y avait deux choses fort différentes, l’une de savoir si le haut du tube est vide absolument ou bien en apparence ; l’autre, quelle est la cause qui maintient le vif argent ainsi suspendu » (1887, p. 620). Enfin M. Adam avait apporté à l’histoire de la science des documents de premier ordre : il avait analysé la lettre de Petit à Chanut sur l’expérience de Rouen, le Discours sur le Vide de Guiffart, les dissertations de Pierius où il avait trouvé la trace des conférences publiques de Roberval ; il avait relevé les textes de Gassendi et de Baillet relatifs à Auzoult, les inexactitudes de date contenues dans la lettre à M. de Ribeyre du 26 juillet 1651[10].

M. Adam a donné, avec Paul Tannery, l’édition de la Correspondance de Descartes qui est l’un des plus utiles et des plus beaux monuments de la science française. On trouve signalé dans cette édition un certain nombre de manuscrits dont la connaissance est précieuse pour l’histoire de la science au XVIIe siècle et pour l’histoire de Pascal : au premier rang les lettres adressées au Père Mersenne, conservées dans les recueils de la Bibliothèque Nationale de Paris et de la Bibliothèque de Vienne.

Nous évoquons ici, seulement pour mémoire, la controverse soulevée par les articles de M. Félix Mathieu dans la Revue de Paris : Pascal et l’Expérience du Puy de Dôme (1er avril, 15 avril, 1er mai 1906). L’auteur avait entrepris, pour se justifier, une seconde série d’articles (Revue de Paris, 1er mars, 15 mars, 15 avril 1907), qui s’est trouvée brusquement abandonnée. Il est donc inutile de revenir sur le détail des faits qui nous empêchèrent, en 1908, de souscrire aux accusations passionnées de M. Félix Mathieu contre la probité scientifique de Pascal. Nous avions, dès ce moment d’ailleurs, séparé complètement l’examen de cette controverse, développé dans l’Introduction, et les documents versés à l’histoire grâce à l’initiative de M. Mathieu et qui ont pris leur place dans l’édition des œuvres mêmes de Pascal. Nous n’aurons donc, en réimprimant cette Introduction, qu’à remercier une fois de plus M. Mathieu des progrès considérables dont lui est redevable l’étude de la carrière scientifique de Pascal.

Pour le Traité de l’Équilibre des Liqueurs, nous avons mis à profit les originales et solides Recherches historiques sur le Principe d’Archimède, que Charles Thurot a publiées dans la Revue archéologique, à partir de décembre 1868 jusqu’en juillet 1869[11], et surtout l’Essai historique de P. Duhem sur le Principe de Pascal (Revue générale des sciences pures et appliquées, 15 juillet 1905). Ç’a été pour nous une exceptionnelle bonne fortune, au moment où nous acceptions d’éditer les traités physiques de Pascal, de trouver une bonne partie de la tâche que nous avions assumée, accomplie ainsi par un maître de méthode, de science et d’érudition. La fidélité avec laquelle nous avons, dans notre commentaire au Traité de l’Équilibre des Liqueurs, suivi les indications de Duhem, nous dispense d’insister ; nous avons seulement tenu à cœur de marquer ici notre dette de gratitude personnelle.

Dans la même Revue, à la date des 15 et 30 septembre 1906, Duhem apportait une contribution non moins approfondie et non moins neuve à l’histoire des expériences sur le vide. Dans ces deux articles intitulés : le P. Marin Mersenne et la Pesanteur de l’Air, Duhem raconte les premières tentatives pour déterminer le poids spécifique de l’air. Il montre comment aux environs de l’année 1630, Jean Rey au Bugue en Périgord, Isaak Beeckman à Dordrecht, René Descartes à Amsterdam, Jean Baptiste Baliani à Gènes, posaient avec une irréprochable lucidité le principe de la pesanteur de l’air, comment ils en suivaient les conséquences avec une si admirable netteté (et cela est particulièrement frappant pour la lettre que Baliani adressait à Galilée le 26 octobre 1630) qu’ils en déduisaient le principe des expériences qui devaient devenir l’expérience de Torricelli et l’expérience du Puy-de-Dôme. Puis, à partir des Essais de Jean Rey et de sa correspondance avec le P. Mersenne, Duhem insiste sur l’inlassable ingéniosité que déploie le P. Mersenne pour arriver à la mesure exacte de la densité de l’air ; il venge l’expérimentateur et l’inventeur qu’a été le P. Mersenne des dédains qui venaient de lui être prodigués dans la Revue de Paris et dont M. Mathieu a fort galamment proclamé l’injustice. Enfin Duhem fait voir comment les expériences sur la densité de l’air se sont rattachées, dans l’esprit de Mersenne, aux expériences du vide, comment elles l’ont conduit aux observations barométriques faites au couvent des Minimes en présence de savants comme Descartes ou les Pascal, et à cette première Préface des Reflectiones physico-mathematicæ (écrite au mois de septembre 1647) où le plan de l’expérience que Perier effectua le 19 septembre 1648 se trouve explicitement tracé (vide infra, t. II, p. 150).

Depuis la publication du Discours sur les Passions de l’Amour, par Victor Cousin, en 1843, la double question de l’attribution et de la portée du Discours n’a pas cessé d’être à l’ordre du jour des études pascaliennes. E. Faguet qui leur a consacré des études pénétrantes, accentuait encore l’importance que Ravaisson, Sully-Prud’homme, F. Rauh, E. Boutroux avaient accordée au Discours. D’autre part, dans la discussion qu’il a présentée de la thèse de Faguet, M. Victor Giraud a fait connaître, sur les indications de M. Gazier, une seconde copie manuscrite du Discours qui permit une sérieuse amélioration du texte. Une étude magistrale de M. Lanson : Le Discours sur les Passions de l’Amour est-il de Pascal ? (The French Quaterly, janvier-mars 1920) a fourni de nouveaux arguments, les plus ingénieux et les plus convaincants, en faveur de l’authenticité. M. Fortunat Strowski a pourtant fait sur la composition intrinsèque de ce fragment, que le copiste présente comme un discours, d’intéressantes réserves : L’Enigme de Pascal et du Discours sur les Passions de l’Amour (Correspondant, 25 août 1920). Nous signalerons enfin les études très pénétrantes, très fouillées, qu’ont publiées deux écrivains à qui Pascal doit également beaucoup : M. Petitot, Où et quand a été composé le Discours sur les Passions de l’Amour ? (Revue des Jeunes, 10 janvier 1921) et M. G. Michaut : Pascal et le Problème du Discours sur les Passions de l’Amour (Revue Bleue, 3 et 17 février, 3 mars 1923). Il n’est pas absolument sûr que le Discours soit de Pascal ; pourtant, c’est la seule hypothèse qu’il y ait lieu de prendre en considération, dans l’état des données historiques. Reste à savoir quel jour le Discours nous ouvrira sur la vie intérieure de Pascal. L’épisode romanesque dont quelques historiens ont cherché à forcer le secret nous échappe absolument. Le Discours montrera du moins à quelle profondeur Pascal a été pénétré de cette culture élégante et délicate qui, vers le milieu du XVIIe siècle, aboutit au type de l’honnête homme, tel qu’un La Rochefoucauld ou un Méré le conçoivent.

Dans la série des documents qui concernent Pascal jusqu’à la date critique de 1654, nous réserverions donc une place importante au Discours sur les Passions de l’Amour. Il achève de déterminer le trait qui caractérise les années de formation : cette libido excellendi, cette passion de l’excellence où Pascal devait reconnaître plus tard, sous son aspect le plus raffiné, l’esprit qui est opposé à l’esprit du christianisme. Dans les sciences Pascal recherche ceux qui ont été, non des philosophes systématiques, mais de purs savants : il traite de pair avec Roberval, qui se rapproche si singulièrement des idées actuelles par sa défiance de la spéculation a priori, par son souci de la rigueur expérimentale, avec Fermat qui fut, au sentiment d’un juge particulièrement autorisé, « le plus grand des mathématiciens que la France a vus naître jusqu’à la fin du XVIIIe siècle[12] ». Dans la religion, il est de cœur avec ceux qui, par delà les abstractions de la théologie scolastique, renouvellent dans leur vie le drame de la Rédemption et luttent pour ramener l’Église catholique à la loi de l’abnégation et de l’ascétisme ; la conversion de Jacqueline lui a montré ce qu’était et ce que faisait le don absolu d’une âme à Dieu. Avec Méré[13] enfin il a compris l’une des créations les plus originales du génie français : la vie sociale devenue l’objet d’un art qui a ses règles et son code, la matière d’une jouissance esthétique, satisfaisant aux exigences les plus profondes comme aux raffinements les plus délicats de la sensibilité. À travers des périodes d’oscillation et de vaines tentatives de conciliation, la triple expérience se poursuit jusqu’au jour du choix définitif. Mais, après ce jour, l’excellence du mathématicien et du « mondain » armera le chrétien pour l’action et la méditation ; elle donnera leur accent et leur profondeur aux Provinciales et aux Pensées.

Suivant les conventions que nous avions adoptées dans l’édition des Pensées, nous avons imprimé dans le caractère du texte, mais en les plaçant entre crochets, les mots qui sont rayés dans le manuscrit original. Au contraire, pour les corrections que nous avons dû introduire dans le texte, les mots, qui sont également entre crochets, sont en italique si le texte est en caractère ordinaire, ou en caractère ordinaire si le texte se trouve en italique. Les mots qui sont entre crochets dans les notes, et imprimés en caractères gras, sont les variantes du manuscrit original.



  1. En outre trois écrits ont été imprimés, qui semblent ne pas avoir été mis en vente : l’Essay pour les Coniques (1640), la Dédicace de la Machine arithmétique avec l’Advis nécessaire (1645), la première lettre à M. de Ribeyre (1651).
  2. Gazier, Pensées de Pascal sur la Religion, 1907, p. 517.
  3. L’étude du fonds Huygens, entreprise pour l’édition des Œuvres de Christiaan Huygens donnée par la Société des sciences naturelles, a permis de retrouver à Leyde une lettre autographe de Pascal du 5 janvier 1659. L’étude des écrits du P. Lalouère a fourni deux fragments de lettres écrites par Pascal (Revue des questions scientifiques de Bruxelles, avril 1879). Nous avons trouvé à la Bibliothèque Nationale deux petites pièces de vers qui seraient de la jeunesse de Pascal (t. I, p. 140-141).
  4. En fait, pour la première série des œuvres, que nous publions aujourd’hui, nous ne sommes dépourvu de toute indication chronologique que pour le Discours sur les passions de l’Amour. Or ce discours se rattache naturellement à la période mondaine de la vie de Pascal ; l’hypothèse, toute gratuite qu’elle est, ne soulève pas de contestation. ― Les écrits trouvés à Hanovre dans les papiers de Leibniz n’ont pas de date précise ; Pascal paraît s’être occupé des Sections coniques pendant une dizaine d’années ; mais la lettre écrite par le P. Mersenne le 17 mars 1648 marque du moins le moment où ces travaux étaient sur le point d’aboutir.
  5. Voici un détail qui montrera l’intérêt de cet ordre chronologique. La lettre d’Étienne Pascal et de Roberval à Fermat a été publiée dans l’édition des Œuvres de Fermat (1679). Maupertuis, dans le Discours de 1732 sur la Figure des Astres qui marque l’introduction du newtonianisme en France, voit dans « ces deux hommes illustres du siècle passé » les précurseurs de Newton ; l’Abrégé de l’Histoire ecclésiastique souligne cet hommage rendu à la mémoire de M. Pascal (t. XII, 1754. p. 134). On sait que la confusion d’Étienne et de Blaise Pascal, que la simple consultation des dates aurait évitée, a été le germe des fameux faux de Vrain-Lucas. On la retrouve également dans une page d’un intéressant mémoire de S. Gunther : Histoire des origines de la loi newtonienne de la Gravitation. Bibliothèque du Congrès international de philosophie, Paris, t. III, 1901, p. 62, où l’auteur croit encore utile de dissiper la légende des rapports entre Pascal et Newton.
  6. Un seul des écrits que nous savons avoir été imprimés au xviie siècle a échappé aux recherches, et semble avoir disparu : c’est le recueil des vers « officiels » de Jacqueline, de 1638.
  7. Voir, dans l’Introduction de Faugère à son édition des Pensées, p. liii-lv, les allusions aux écrits que le P. Guerrier avait vus à la Bibliothèque des Oratoriens de Clermont, particulièrement aux lettres de Fermat à Pascal. Ces écrits paraissent aujourd’hui perdus.
  8. Je dois ajouter ici l’expression d’un regret : il y a un aspect de la biographie de Pascal qui n’a pas encore reçu l’élucidation qu’il réclame ; c’est celui qui concerne la physiologie de Pascal. On a beaucoup écrit, à propos de Pascal, sur les relations du génie et de la folie, ou de la névrose et de la religion ; mais il semble que la préoccupation de ces questions générales aient détourné les auteurs de l’étude de l’individu particulier. Je ne sais pas si les documents dont nous disposons suffisent pour porter un diagnostic précis ; mais il est clair que le médecin n’aura pas avancé la question d’un pas, lorsqu’au lieu de s’acquitter de sa tâche précise de clinicien il aura usé de ses droits de penseur pour énoncer des thèses métaphysiques et anti-jansénistes, lorsqu’il conclura comme fait le docteur Binet-Sanglé dans son récent ouvrage : Les lois psycho-physiologiques du développement des religions, Paris, 1907, que Blaise et Jacqueline Pascal ont été « victimes de leur hérédité et de leur milieu. »
  9. Considérations sur la marche des idées et des événements dans les temps modernes, 1872, t. I, p. 290.
  10. On verra dans le Commentaire et dans l’Appendice de cette lettre, de quel secours nous a été l’article sur Torricelli publié en 1875 par M. Jacoli dans le Bulletin Boncompagni. Nous avons emprunté des traductions de passages importants de Galilée et de Torricelli à la Notice historique sur l’expérience de Torricelli que Charles Thurot a publiée en 1872 dans le Journal de physique théorique et pratique (t. I, p. 171-176. Voir aussi les Expériences de Pascal sur le vide et la pesanteur de l’air. Ibid., p. 267-271). Enfin dans l’excellente collection de fac-simile de M. Hellmann on trouve, non seulement (n° 2, 1893) le Récit de la Grande Expérience de Pascal, mais aussi (n° 7, 1897) les lettres de Torricelli à Ricci que Carlo Dati publia en 1663 sous le pseudonyme de Timauro Antiate.
  11. Les Recherches ont été reproduites en partie, comme introduction aux extraits de Pascal, dans les excellentes Lectures scientifiques. Physique et Chimie, de Jules Gay, 2e édit. 1906, l. I, ch. v et ch. vi.
  12. Moritz Cantor, Origines du calcul infinitésimal, in Bibliothèque du Congrès international de philosophie, t. III, 1901, p. 16.
  13. La connaissance du chevalier de Méré a été renouvelée par des études fines et substantielles que M. Ch. H. Boudhors lui a consacrées dans la Revue d’Histoire Littéraire de la France (janvier, mars, avril-juin 1913, et janvier, mars 1922).