Œuvres de Camille Desmoulins/Tome II/Le Discours de la Lanterne

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Œuvres de Camille DesmoulinsBibliothèque nationaleII (p. 7-62).

LA LANTERNE

AUX PARISIENS



Braves Parisiens,

Quels remercîments ne vous dois-je pas ? Vous m’avez rendue à jamais célèbre et bénie entre toutes les lanternes. Qu’est-ce que la lanterne de Sosie ou la lanterne de Diogène, en comparaison de moi ? Il cherchait un homme, et moi, j’en ai trouvé 200 mille. Dans une grande dispute avec ce Louis XIII, mon voisin, je l’ai obligé de convenir que je méritais mieux que lui le surnom de Juste. Chaque jour je jouis de l’extase de quelques voyageurs anglais, hollandais, ou des Pays-Bas, qui me contemplent avec admiration ; je vois qu’ils ne peuvent revenir de leur surprise, qu’une lanterne ait fait plus en deux jours que tous leurs héros en cent ans. Alors je ne me tiens pas d’aise, et je m’étonne qu’ils ne m’entendent pas m’écrier : Oui, je suis la reine des lanternes.

Citoyens, je veux me rendre digne de l’honneur qu’on m’a fait de me choisir. Le public se groupe et se renouvelle sans cesse autour de moi. Je n’ai pas perdu un mot de ce qui s’y est dit ; j’ai beaucoup observé, et je demande aussi la parole.

Avant de venir aux reproches que je voudrais bien n’avoir point à faire à la Nation, d’abord elle recevra de moi les compliments qui lui sont dus. Dans les dernières ordonnances, on remarque un style tout nouveau. Plus de Louis, par la grâce de Dieu ; plus de car tel est notre plaisir. Le roi fait à son armée l’honneur de lui écrire ; il demande aux soldats leur affection. Je n’aime pas qu’il la demande au nom de ses ancêtres, et on voit bien que le libraire Blaizot, ne lui a point remis d’exemplaire d’une certaine brochure où on a fait les portraits de ses pères[1]. Au demeurant, la lettre est des plus polies. Le nouveau secrétaire de la guerre connait les bienséances, et ce style m’enchante.

N’avez-vous pas remarqué encore que le cri de vive le roi n’est plus si commun, et vieillit comme le cri Montjoie Saint-Denis. Autrefois, si les Parisiens avaient donné au prince un vaisseau, ou accordé un octroi, au lieu de crier : Vive la bonne ville de Paris, on criait : Vive le roi ! Si nous avions battu les Impériaux, au lieu de crier : Vive nos soldats ! vive Turenne ! sous leurs tentes remplies de blessés, les bonnes gens criaient : Vive le roi ! pendant qu’à cent lieues de là, le roi reposait mollement sous les pavillons de la volupté, ou poursuivait un daim dans la forêt de Fontainebleau. — Dernièrement encore dans la nuit du 4 août, lorsque la noblesse et les communes disputaient de sacrifices, se dépouillaient à l’envi, et qu’on entendait de toutes parts dans l’Assemblée nationale ces mots touchants : Nous sommes tous égaux, tous amis, tous frères ; au lieu de s’écrier : Vive le vicomte de Noailles, vive le duc d’Aiguillon, vive Montmorenci, Castellane, vive Mirabeau qui leur a donné l’exemple, vive la Bretagne, vive le Languedoc, l’Artois et le Béarn, qui sacrifient si noblement leurs priviléges, n’a-t-on pas vu M. de Lally s’égosiller à crier : Vive le roi, vive Louis XVI, restaurateur de la liberté française ! Il était lors deux heures après minuit, et le bon Louis XVI, sans doute dans les bras du sommeil, ne s’attendait guère à cette proclamation, à recevoir, à son lever une médaille, et qu’on lui ferait chanter, avec toute la cour, un fâcheux Te Deum pour tout le bien qu’il venait d’opérer. M. de Lally, rien n’est beau que le vrai.

Aujourd’hui l’Assemblée nationale semble mieux sentir sa dignité. M. Target en a fait l’expérience, lorsque, suivant le vieux style, ayant commencé sa dernière adresse par ces mots : Sire, nous apportons aux pieds de Votre Majesté, on lui cria : À bas les pieds. Ce qui doit consoler l’honorable membre de cette disgrâce, c’est l’adresse de remercîment qu’il vient de recevoir de la part des anguilles de Melun, sur son sursis au droit de pêche. Français, vous êtes toujours le même peuple, gai, aimable, et fin moqueur. Vous faites vos doléances en vaudevilles, et vous donnez dans les districts votre scrutin sur l’air de Malbroug. Mais ce peuple railleur, la nuit du 4 août l’élève au-dessus de toutes les nations. On a bien vu chez les autres peuples le patriotisme faire des sacrifices, et les femmes, dans les calamités, porter leurs pierreries au Trésor public : les dames romaines se dépouillaient de leur or, mais il leur fallait des distinctions, des litières, des chars, des ornements exclusifs, et du rouge ; autrement, disaient-elles, et si on ne révoque la loi Appia, nous ne ferons plus d’enfants. Il était réservé aux dames françaises de renoncer même aux honneurs, et de ne plus vouloir de distinctions que celles dont les vertus ne sauraient se défendre, les bénédictions du peuple.

Français, est-ce que vous n’instituerez pas une fête commémorative de cette nuit où tant de grandes choses ont été faites sans les lenteurs du scrutin, et comme par inspiration ? Hæc nox est… C’est cette nuit, devez-vous dire, bien mieux que de celle du samedi saint, que nous sommes sortis de la misérable servitude d’Égypte. C’est cette nuit qui a exterminé les sangliers, les lapins, et tout le gibier qui dévorait nos récoltes. C’est cette nuit qui a aboli la dîme et le casuel. C’est cette nuit qui a aboli les annates et les dispenses, qui a ôté les clefs du ciel à un Alexandre VI, pour les donner à la bonne conscience. Le pape ne lèvera plus maintenant d’impôt sur les caresses innocentes du cousin et de la cousine. L’oncle friand, pour coucher avec sa jeune nièce, n’aura plus besoin de demander qu’à elle une dispense d’âge. C’est cette nuit qui, depuis le grand réquisiteur Séguier jusqu’au dernier procureur fiscal de village, a détruit la tyrannie de la robe. C’est cette nuit qui en supprimant la vénalité de la magistrature, a procuré à la France le bien inestimable de la destruction des parlements. C’est cette nuit qui a supprimé les justices seigneuriales et les duchés-pairies ; qui a aboli la main-morte, la corvée, le Champart et effacé de la terre des Francs tous les vestiges de la servitude. C’est cette nuit qui a réintégré les Français dans les droits de l’homme, qui a déclaré tous les citoyens égaux également admissibles à toutes les dignités, places, emplois publics ; qui a arraché tous les offices civils, ecclésiastiques et militaires, à l’argent, à la naissance, et au prince, pour les donner à la nation et au mérite. C’est cette nuit qui a ôté à une Madame de Béarn sa pension de quatre-vingt mille livres, pour avoir été si dévergondée que de présenter la du Barry ; qui a ôté à Madame d’Espr. sa pension de vingt mille livres, pour avoir couché avec un ministre. C’est cette nuit qui a supprimé la pluralité des bénéfices, qui a ôté à un cardinal de Lorraine ses vingt-cinq ou trente évêchés, à un prince de Soubise ses quinze cent mille livres de pension, à un baron de Besenval les sept à huit commandements de prince, et qui a interdit la réunion de tant de places qu’on voit accumulées sur une seule tête dans les épîtres dédicatoires et les épitaphes. C’est cette nuit qui a fait le curé Grégoire évêque, le curé Thibaut évêque, le curé du vieux Pousanges évêque, l’abbé Syeyès évêque. C’est elle qui ôte aux Éminences la calotte rouge, pour leur donner la calotte de saint Pierre ; qui a ôté à Leurs Excellences, à Leurs Grandeurs, à Leurs Seigneuries, à Leurs Altesses, ce ruban bleu, rouge, vert,

Que la grandeur insultante
Portait de l’épaule au côté,
Ce ruban que la vanité
A tissu de sa main brillante.

Au lieu de ce cordon de la faveur, il y aura un cordon du mérite ; et l’ordre national, au lieu de l’ordre royal. C’est cette nuit qui a supprimé les maîtrises et les priviléges exclusifs. Ira commercer aux Indes qui voudra. Aura une boutique qui pourra. Le maître tailleur, le maître cordonnier, le maître perruquier pleureront ; mais les garçons se réjouiront, et il y aura illumination dans les lucarnes. C’est cette nuit enfin que la justice a chassé de son temple tous les vendeurs, pour écouter gratuitement le pauvre, l’innocent, et l’opprimé ; cette nuit qu’elle a détruit, et le tableau, et la députation, et l’ordre des avocats, cet ordre accapareur de toutes les causes, exerçant le monopole de la parole, prétendant exploiter exclusivement toutes les querelles du royaume. Maintenant tout homme qui aura la conscience de ses forces et la confiance des clients, pourra plaider. Me Érucius sera inscrit sur le nouveau tableau, encore qu’il soit bâtard ; Me Jean-Baptiste Rousseau, encore qu’il soit fils d’un cordonnier ; et Me Démosthène, bien que dans son souterrain il n’y ait point d’antichambre passable. Ô nuit désastreuse pour la Grand Chambre, les greffiers, les huissiers, les procureurs, les secrétaires, sous-secrétaires, les beautés solliciteuses, portiers, valets de chambre, avocats, gens du roi, pour tous les gens de rapine ! Nuit désastreuse pour toutes les sangsues de l’État, les financiers, les courtisans, les cardinaux, archevêques, abbés, chanoines, abbesses, prieurs, et sous-prieurs ! Mais, ô nuit charmante, o vere beata nox, pour mille jeunes recluses, bernardines, bénédictines, visitandines, quand elles vont être visitées par les pères bernardins, bénédictins, carmes, cordeliers, que l’Assemblée nationale biffera leur écrou, et que l’abbé Fauchet alors, pour récompense de son patriotisme et pour faire crever de rage l’abbé Maury, devenu patriarche du nouveau rit, et à son tour président de l’Assemblée nationale, signalera sa présidence par ces mots de la Genèse, que les nonnains n’espéraient plus d’entendre : Croissez et multipliez. Ô nuit heureuse pour le négociant à qui la liberté de commerce est assurée ! heureuse pour l’artisan, dont l’industrie est libre et l’ardeur encouragée, qui ne travaillera plus pour un maître, et recevra son salaire lui-même ! heureuse pour le cultivateur, dont la propriété se trouve accrue au moins d’un dixième, par la suppression des dîmes et droits féodaux ! heureuse enfin pour tous, puisque les barrières qui fermaient, à presque tous, les chemins des honneurs et des emplois, sont forcées et arrachées pour jamais, et qu’il n’existe plus entre les Français d’autres distinctions que celles des vertus et des talents. Immortel Chapelier, toi qui présidas à cette nuit fortunée, comment as-tu levé si tôt la séance, et pu entendre sonner l’heure, au milieu d’une assemblée saisie de tant de patriotisme et d’enthousiasme ? Tu as cru qu’il ne fallait pas être envieux des succès du temps. Mais avec cette métaphysique, la Bastille serait encore debout. Comment n’as-tu pas vu qu’en prolongeant la séance deux heures de plus, l’impétuosité française achevait de détruire tous les abus ? Cette Bastille était aussi emportée en une seule attaque et le soleil se levait en France sur un peuple de frères, et sur une république bien plus parfaite que celle de Platon.

L’illustre Lanterne, après avoir un peu repris haleine, continua en ces termes :

Il est temps que je mêle à ces éloges de justes plaintes. Combien de scélérats viennent de m’échapper ! Non que j’aime une justice trop expéditive ; vous savez que j’ai donné des signes de mécontentement lors de l’ascension de Foulon et Berthier[2] ; j’ai cassé deux fois le fatal lacet. J’étais bien convaincue de la trahison et des méfaits de ces deux coquins ; mais le menuisier mettait trop de précipitation dans l’affaire. J’aurais voulu un interrogatoire et révélation de nombre de faits.

Au lieu de constater ces faits, aveugles Parisiens, peut-être aurez-vous laissé dépérir les preuves de la conspiration tramée contre vous ; et tandis qu’elle n’a prêté son ministère qu’à la justice et à la patrie, qui le demandaient, vous déshonorez la Lanterne. Ma gloire passera, et je resterai souillée de meurtres dans la mémoire des siècles. Voyez comme le sieur Morande, dans son Courrier de l’Europe, et le Gazetier de Leyde m’ont déjà calomniée ! Je laisse aux lanternes de ce pays-là le soin de me venger. Quoi que disent ces journalistes pensionnés,

Grâces au ciel, mes mains ne sont point criminelles.

Cependant, pourquoi vous mettre si peu en peine de notre commune justification ? Déjà le corps du délit est constant. Est-ce qu’on peut douter du complot formé contre Brest ? Est-ce qu’il n’est pas évident qu’il y avait une conspiration plus épouvantable encore contre Paris ? Est-ce qu’il n’y avait pas des maisons marquées à la craie ? Est-ce qu’on n’a pas découvert une quantité énorme de mèches soufrées ? Que signifiaient ces deux régiments d’artillerie, cent pièces de canon, et ce déluge d’étrangers, ce régiment de Salis-Samade, Châteauvieux, Diesback, Royal-Suisse, Royal-Allemand, Rœmer, Bercheny, Estherazy, cette multitude de hussards et d’Autrichiens altérés de pillage et prêts à se baigner dans le sang de ce peuple si doux, qu’aujourd’hui même à peine peut-il croire à l’existence de ce complot infernal. Mais comment n’y pas croire ? Est-ce qu’on n’avait pas transporté trois pièces d’artillerie jusque sur la terrasse du jardin du citoyen à Passy, parce qu’on l’avait trouvée propre à canonner de là les Parisiens, sur ce même quai où Charles IX les avait arquebusés, il y a deux cents ans ? Est-ce que Besenval ne s’est pas mis en fureur à la nouvelle du renvoi imprudent de M. Necker, parce que c’était sonner avant le temps les Vêpres siciliennes, et éventer toute la mine ? Est-ce que ce Mesmai, le conseiller du parlement de Besançon, n’a pas dévoilé aussi follement la scélératesse des aristocrates ses pareils, et toute la noirceur de leurs desseins ? Est-ce que, pour surprendre notre confiance, et afin que notre artillerie ne jouât point entre des mains perfides, on n’a pas revêtu de l’habit de canonniers, des espions qu’un véritable canonnier, M. Ducastel, a démasqués, et sur lesquels il est tombé à coups de sabre ? Est-ce qu’on n’avait pas de même préparé une infinité d’habits de gardes françaises, pour en revêtir des traîtres qui nous égorgeassent sans peine ? Est-ce que Flesselles n’a pas envoyé les citoyens de cinq à six districts chercher, le lundi à minuit des armes aux Chartreux et dans d’autres endroits aussi écartés, espérant qu’il en serait fait une boucherie, et que les assassins enrégimentés qui rôdaient autour de la ville, les voyant sans armes, hâteraient l’exécution de leurs desseins, et s’enhardiraient à pénétrer dans la capitale ? Est-ce qu’il n’est pas évident que l’émeute du faubourg Saint-Antoine, si bien payée, n’avait été excitée par le parti des aristocrates, qu’afin de s’autoriser à faire avancer des troupes ? Qui ne voit qu’on n’a ordonné alors aux gardes françaises et à Royal-Cravate de tirer sur les citoyens et de fusiller des gens sans armes, ivres, et épars dans le jardin de Réveillon, qu’afin de faire déguster aux soldats le sang de leurs concitoyens, et d’essayer leur obéissance ? Enfin qui n’a pas entendu les canonniers révéler qu’ils avaient avec eux une forme ambulante et leurs grils prêts, pour nous envoyer des boulets rouges ? Sentinelle vigilante du peuple, l’estimable M. Gorsas et autres journalistes ont observé, du haut de leur guérite, toutes les manœuvres de nos ennemis. On a développé dans le Courrier de Versailles à Paris, dans le Point du jour, etc., leur plan d’attaque ; et j’ai entendu de respectables militaires, des officiers généraux, attachés au Prince par des pensions, et non suspects, malgré leur répugnance à croire que Louis XVI eût pu, comme le grand Théodose, commander un massacre de Thessalonique, obligés de s’avouer à eux-mêmes qu’il n’est que trop vrai qu’une cour aussi corrompue que celle de Catherine de Médicis était aussi sanguinaire.

Ainsi donc, ces petits-maîtres et petites-maîtresses, si voluptueux, si délicats, si parfumés, qui ne se montraient que dans leurs loges, ou dans d’élégants phaétons ; qui chiffonnaient, dans les passe-temps de Messaline et de Sapho, l’ouvrage galant de la demoiselle Bertin, à leurs soupers délicieux, en buvant des vins de Hongrie, trinquaient dans la coupe de la volupté à la destruction de Paris et à la ruine de la nation française. Là, les Broglie, les Bezonval, les d’Antichamp, les Narbonne-Fritzlard, Lambesc, de Lambert, Bercheny, Condé, Conti, d’Artois, le plan de Paris à la main, montraient gaîment comme le canon ronflerait des tours de la Bastille ; comme, des hauteurs de Montmartre, les batteries choisiraient les édifices et les victimes ; comme les bombes iraient tomber paraboliquement dans le Palais-Royal. J’en demande pardon à M. Bailli, cet excellent citoyen, ce digne maire de la capitale ; mais il sait bien que le maire de Thèbes, Épaminondas, au rapport de Cornélius Nepos, ne se serait jamais prêté à un mensonge, même pour ramener le calme. À qui fera-t-il croire que la plateforme de Montmartre n’ait pas été destinée uniquement à nous foudroyer et qu’elle puisse servir à un autre usage ? Bons Parisiens, il y avait donc contre vous une conspiration exécrable. La conjuration des poudres, dont la découverte est célébrée à Londres par une fête anniversaire, était mille fois moins constatée, et vous n’avez échappé au meurtre que par votre courage, parce que les scélérats, les traîtres sont toujours lâches, qu’ils ne sont animés que par l’égoïsme et le vil intérêt, et que d’une passion basse il ne peut naître de grandes choses ; au lieu que le patriotisme, c’est-à-dire l’amour de ses frères et l’oubli de soi-même, enfante des actions héroïques, vous n’avez échappé enfin à ce péril que parce que l’ange tutélaire des bords de la Seine a visiblement veillé sur vous, et que, comme le disait Benoît XIV, la France est le royaume de la Providence.

Puisque la trahison est avérée, pourquoi s’enquérir si peu des traîtres ? Je le dirai avec la modération qui sied à une Lanterne, mais aussi avec la franchise qui convient dans un pays libre, et remplissant le rôle de vigilance qu’on doit attendre de mon ministère et de l’œil du grand justicier de France, nous tenons Besenval, d’Esprémenil, Maury, le duc de Guiche ; tant mieux s’ils se trouvent innocents ! Mais je n’aime point qu’on ait relâché Cazalès[3]. Sa personne est sacrée, dit-on. Je n’entends point ce mot-là. Veut-on dire du sieur Cazalès comme la loi romaine, c’est-à-dire le flatteur Ulpien, le disait du prince : Il est au-dessus des lois. Legibus solutus est. Cela est faux ; il n’y a de sacré et d’inviolable que l’innocence ; elle seule peut braver la Lanterne. Une foule de cahiers prononcent la responsabilité des députés, loin de défendre qu’on leur fasse le procès, si le cas y échet. D’Esprémenil, Maury, Cazalès, sont-ils plus inviolables que le préteur Lentulus, le dictateur César, le tribun Saturninus, qui tous étaient personnes sacrées ? C’était aussi une personne sacrée que le roi Agis. Qu’on me montre dans les archives de la justice un monument plus auguste, et qui inspire à tous les mortels une terreur plus sainte, plus salutaire pour son glaive, que l’inscription qu’on lisait sur une colonne dans le temple de Jupiter Lycien. Les Arcadiens, après avoir mis à mort leur roi Aristodème, traître envers la patrie, avaient érigé cette colonne, et gravé ces mots : Les rois parjures sont punis tôt ou tard, avec l’aide de Jupiter. On a enfin découvert la perfidie de celui-ci, qui a trahi Messène. Grand Jupiter, louanges vous soient rendues !

Pourquoi a-t-on relâché ce marquis de Lambert ? Il pleurait, et j’entendis un jeune homme lui dire : Misérable, il fallait pleurer quand tu reçus l’ordre horrible d’égorger tout un peuple, s’il persistait à réclamer ses droits. Lâche, tu étais prêt à massacrer des femmes, des enfants, des vieillards ; tu étais général d’une armée de bourreaux, et ne sais pas mourir ! Tu n’échapperas point à la Lanterne. Il m’a pourtant échappé.

Pourquoi relâcher encore l’abbé de Calonne, le duc de la Vauguyon, et tant d’autres ? Je ne veux pas dire qu’ils fussent coupables. L’image du menuisier terrible, et l’exemple de quelques fatales méprises, peuvent effrayer, même l’innocence. Mais la fuite, le travestissement et les circonstances les rendaient au moins suspects ; et c’est un mot plein de sens que celui que l’orateur romain adresse quelque part aux patriotes : In suspicione latratote. Dans la nuit, les oies du Capitole font bien de crier. Nous sommes maintenant dans les ténèbres, et il est bon que les chiens fidèles aboient même les passants, pour que les voleurs ne soient pas à craindre. Le comité des crimes de lèse-nation a ordonné l’élargissement de tel ou tel, nonobstant la rumeur publique qui les accusait. Puisque l’Assemblée nationale l’a prononcé, qu’ils partent librement, qu’ils continuent leur route vers Botany-Bay ; moi, je féliciterai au moins M. de Robespierre de s’être opposé de toutes ses forces à l’élargissement du duc de la Vauguyon. M. Glaizen s’y opposa d’une autre manière, plus éloquente encore. Membre du comité criminel, il a donné sa démission à l’instant même. La chose parle de soi. Honneur à MM. Glaizen et de Robespierre !

Je me permettrai de dire encore : Pourquoi n’avez-vous pas rassemblé les morceaux déchirés de la lettre du baron de Castelnau ? Pourquoi le public ne les a-t-il pas lus ? On a cité les Athéniens qui renvoyaient, sans les ouvrir, les lettres interceptées de Philippe à sa femme. Oui, mais ils décachetaient celles qui étaient adressées aux ennemis. En temps de guerre, les Anglais ouvrent toutes les lettres. Je nommerai M. de Clermont-Tonnerre, quoique président, et le premier personnage[4] de la nation, dans cette quinzaine. L’honorable membre, un peu trop éloquent, a excédé étrangement ses pouvoirs, quand il s’est fait si zélé médiateur pour Besenval, pour son oncle, et Castelnau. Cette lettre, est-il venu dire à l’Assemblée nationale, est purement d’honnêteté ; je l’ai lue. Ce je l’ai lue est plaisant. Parisiens, aviez-vous donc dit, comme les Grecs assemblés, à Thémistocle : Lisez-le à Aristide ! Et M. de Clermont-Tonnerre est-il votre Aristide ? Il y a une loi qui dit : Adultera, ergo vene fica. Je ne veux pas conclure de même : Il est noble, donc aristocrate. À Dieu ne plaise ! Moi-même, le mercredi 15 juillet, lorsque les augustes représentants de la nation se rendirent à la ville, comme ils défilaient sous les drapeaux des gardes françaises, je n’oublierai jamais que je vis un noble, le vicomte de Castellane, baiser avec transport ces drapeaux de la patrie. Je l’ai vu, et j’en ai tressailli de joie. Tout ce que je veux dire, c’est que la lettre déchirée par le baron de Castelnau devait être lue publiquement et affichée, comme on devait afficher la lettre de Flesselles à Delaunay, la lettre de Besenval à Delaunay, l’ancienne lettre de Sartines à son digne ami Delaunay.

Cela est vieux, dit-on, et devrait être oublié. Mais s’imagine-t-on que j’aie oublié qu’un certain électeur de Paris, dépêché alors à Versailles pour remettre à l’instant les lettres interceptées dans les mains de Castelnau, et rendu à trois heures après midi, ne remit ces dépêches qu’à dix heures du soir ? S’imagine-t-on que je ne me souvienne plus que le sieur de Messemy, figurant aujourd’hui parmi les représentants de la commune, était le féal du sieur Barentin et le directeur de la librairie ? S’imagine-t-on que j’aie oublié que dans la consternation de la capitale, le dimanche 12 juillet quand les plus zélés patriotes, parmi les électeurs, conjuraient M. de la Vigne, leur président, de sonner à l’instant le tocsin et de convoquer leur assemblée générale, ce pusillanime président les désespéra par ses refus ; et malgré les reproches les plus durs qu’il essuyait de ces zélateurs du bien public sut reculer encore de 24 heures, en temporisant, une assemblée dont la tenue était si urgente, et qu’il reculait déjà depuis plusieurs jours, malgré le murmure général ; s’imagine-t-on que j’aie oublié que le sieur de Beaumarchais était l’intime du sieur Le Noir, cet honnête lieutenant de police ? Encore je pardonnerais plutôt au député de Sainte-Marguerite. Il a bafoué le comte Almaviva, les Robins, le Directeur de la librairie, et la Chambre syndicale. Figaro et Tarare étaient des bonnes pièces de théâtre, politiquement parlant. Le monologue de Figaro est une œuvre méritoire ; et les Perses tenaient de Zoroastre, la coutume de mettre les bonnes actions de l’accusé dans un plat de la balance, et les mauvaises dans l’autre.

J’aimerais pourtant mieux voir la commune de Paris représentée par des citoyens tels que l’auteur des Études de la nature et de Paul et Virginie. Comment se peut-il que les honneurs n’aillent pas chercher au fond de sa retraite cet homme de lettres si modeste, ce sage qui fait tant aimer la nature ? Ô vertu ! resteras-tu toujours sans honneur ? Le philosophe observateur qui a fait l’An 2440, le Tableau de Paris et d’autres ouvrages qui ont eu plus d’utilité que d’éclat, devait aussi n’être pas oublié. Mais le mérite dédaigne l’intrigue, au lieu qu’il y a des gens qui ne vont jamais au fond ; quoi qu’on fasse, ils se trouvent toujours sur l’eau.

Combien j’en pourrais nommer qui, venus à la onzième heure, ou même n’étant point venus du tout, ou même désespérés, et dans le secret de leur cœur gémissant sans cesse de la révolution, non-seulement ont osé demander les récompenses de ceux qui avaient devancé l’aurore et supporté seuls tout le poids du jour, mais qui leur ont envié jusqu’à la plus petite feuille de la palme qui leur était due[5] ! Qu’Ulysse, que Thersite même, ou que Stentor ravisse les armes d’Achille, qu’importe aux généreux patriotes qui ont bravé les supplices, en soulevant le peuple à la liberté, en appelant la nation aux armes ? Ils jouissent d’une récompense, la seule digne d’eux ; ils ont vu fuir les aristocrates ; ils voient la nation affranchie ; il ne peut manquer à leur bonheur qu’une seule chose, l’assurance que le peuple Français ne reprendra plus ses fers, qu’il ne retombera point d’une aristocratie dans une autre.

Mais il semble qu’on ne s’applique pas assez à étouffer tous les germes de l’aristocratie. Pourquoi ces épaulettes, cette pomme de discorde jetée dans les soixante districts ? Lorsqu’on n’a pris les armes que contre l’aristocratisme, c’est-à-dire, contre l’orgueil des distinctions, contre l’esprit de domination, pour se rapprocher, autant qu’il est possible, de l’égalité originelle, et amener un état de choses qui avertit sans cesse que tous sont frères, pourquoi distinguer l’épaule de l’officier de celle du soldat[6] ? Il existait un arrêté si sage du district Saint-Joseph, que tout le monde aurait le même uniforme, qu’il n’y aurait de marques distinctives qu’aux heures du service ; comment se peut-il que l’auteur d’une motion qui coupait les racines de tant de querelles, de jalousies, de cabales, n’ait pas été remercié, que sa motion n’ait pas été unanimement accueillie ? Si les Français sont un peuple vain et qu’il leur faille absolument des distinctions, eh bien, que l’Assemblée nationale institue un ordre national ; que la décoration en soit accordée à ceux qui se seront signalés par une action héroïque. Mais dans ce moment je demande à tous ces Messieurs, aristocrates sans le savoir, que nous rencontrons dans les promenades, marqués d’une épaulette, pourquoi ils veulent se distinguer des autres, et quelle est l’action belle et généreuse qui leur a acquis ce droit. Dans une conscription militaire de bourgeois, dans un moment où on a eu à peine le temps de se reconnaître, où l’épaulette ne peut pas être encore une preuve de mérite et de courage, la porter n’est-ce pas porter sur l’épaule une accusation de brigue, d’ambition et de cabale, ou au moins cet écriteau : Aristocrate. Car qu’est-ce que l’aristocratie, sinon la fureur de primer sans raison. La nature n’a mis que trop d’inégalités parmi les hommes, sans que l’ambition en introduise de chimériques.

Cette sortie contre les épaulettes m’a entraînée bien loin de mon sujet. Revenons à l’Assemblée nationale et au Comité criminel. Encore une petite anecdote. Je ne sais quel district avait écrit au comité que l’abbé de Vermond était en tel endroit, où, pour l’arrêter, on n’attendait que l’autorisation de Douze. Mais parmi eux, il y avait un évêque qui abhorre le sang[7], et Me Tronchet, qui abhorre l’aristocratie comme un bâtonnier. La réponse fut que cette affaire ne les regardait pas. Eh ! Monsieur, c’est donc moi que cela regarde ? Comment l’Assemblée nationale, de qui on peut dire avec vérité que tout pouvoir lui a été donné sur la terre, doute-t-elle si elle a autant de droit qu’un bailli de village de décréter sur la rumeur publique ? Quand on ne marie pas les filles, disait le vieux Bélus, le père de la princesse de Babylone, elles se marient elles-mêmes. Quand on ne fait pas justice au peuple, il se la fait lui-même. Aussi ai-je vu ce jour-là des citoyens courir éperdus autour de moi, en criant avec une voix terrible : « Ô Lanterne ! Lanterne ! »

Loin de moi l’affreux dessein de décrier les représentants de la nation et une assemblée telle qu’il n’y en eut jamais dans l’univers d’aussi auguste, aussi remplie de lumière et enflammée de patriotisme. Ce sont nos législateurs et nos oracles[8]. Mais la défiance est mère de la sûreté. Bons Parisiens, où en seriez-vous si vous aviez ajouté foi à ces belles paroles : que les hussards et le canon n’avançaient que pour garantir vos boutiques du pillage et faire la police ? L’aristocratie respire encore. Les Tarquins sont errants et cherchent Porsenna ; mais que Porsenna tremble, et qu’il sache que la France ne manque pas d’hommes aussi courageux que Mucius, et qui cette fois ne se tromperont pas de victime. Français, les ennemis du bien public, désespérant de vous conquérir si vous voulez être libres, ont pris le parti de vous dégoûter de la liberté par les excès de la licence. C’est dans cette vue qu’ils ont lâché contre le peuple ces enragés, ces hordes de brigands qui désolent et pillent les provinces. Non, ce n’est point le peuple qui commet tant de brigandage, ce n’est point le peuple que j’ai vu rapporter avec tant de fidélité l’or et les bijoux de Flesselles, Delaunay, Foulon, Berthier ; ce ne peut pas être ce même peuple qui, à Paris, faisait justice si prompte et si exemplaire des filous pris sur le fait, et qui, à Versailles, vient d’arracher au supplice un parricide. Mais il est des brigands soudoyés par un parti, des hommes sans asile, la lie des hommes qu’on a versés sur la France[9]. Plusieurs se promènent dans nos villes ; ils se mêlent dans les groupes de citoyens ; ils font presse au Palais-Royal Ce sont eux qui ont bien osé demander la tête de M. de la Fayette et de M. Bailly.

« Il est clair, remarque très bien le Courrier de Versailles à Paris, qu’il y a des moteurs secrets et puissants de ces insurrections. Des gens déguenillés, que des travaux continuels pouvaient à peine préserver de la faim, il y a quelque temps, passent les journées sur la place. Ils sont donc payés. On a vu des hommes semer de l’argent dans la dernière classe du peuple ; que sont-ils devenus ? Qu’est-il devenu cet abbé qu’on avait été contraint d’arrêter parce qu’il avait été dénoncé par des personnes au témoignage desquelles on devait des égards, et qu’on n’a mis dans les liens d’un décret, que pour le soustraire à la Lanterne et à la question, où on voulait l’appliquer préalablement ? Qu’est-il devenu ce chevalier soi-disant décoré d’un ordre étranger, au jugement duquel on n’a sursis que pour ne point le juger du tout ? Que sont devenus tant d’autres personnages suspects, dont on a facilité et payé l’évasion ? Ne serait-il pas de la justice de l’Assemblée nationale de se faire rendre un compte public de ce qu’on a fait de ces premiers coupables, et de leur interrogatoire ? » Quoique… tout le monde sait que le chancelier d’Aguesseau s’enferma en vain douze heures avec le plus habile déchiffreur, pour lire le dernier interrogatoire et le testament de mort de Ravaillac. Il était écrit en lettres illisibles par un certain Gilbert alors greffier de la cour. De lui, viennent les présidents Gilbert. Il y a eu bien des interrogatoires écrits de la sorte. Mais voilà Lien assez de doléances pour cette fois, et j’aurai fourni matière assez ample aux réflexions.

Il reste à vous prémunir contre le venin de quelques motions faites dans l’Assemblée nationale, et contre quelques écrits qui circulent dans la capitale. Parmi ces brochures dangereuses, il y en a une assez piquante, intitulée : « Le Triomphe des Parisiens. » L’auteur voudrait leur faire croire que leur cité va devenir aussi déserte que l’ancienne Babylone, que les Français vont être transformés en un peuple de laboureurs, de jardiniers, et de philosophes, avec le bâton et la besace ; que dans six mois l’herbe cachera le pavé de la rue Saint-Denis et de la place Maubert, et que nous aurons des couches de melon sur la terrasse des Tuileries, et des carrés d’oignons dans le Palais-Royal. Adieu les financiers, dit l’auteur, Turcaret renverra son Suisse et mangera du pain sec. Les prélats, les bénéficiers à gros ventre vont venir d’étiques congruistes. Si les bonnes mœurs renaissent, adieu les beaux-arts. Ah ! M. Fargeon, que vous sert d’avoir surpassé tous les parfumeurs de l’Égypte ? Et vous, M. Maille, que vous servira d’avoir imaginé le vinaigre stytique, qui enlève les rides et unit le front comme une glace ; le vinaigre de cyprès, qui en douze jours change immanquablement la blonde en une brune ; le vinaigre sans pareil, qui blanchit, polit, affermit, embellit ; enfin, ce vinaigre qui fait les vierges, ou du moins qui les refait, et dans l’annonce duquel vous prévenez si plaisamment les dames qu’elles peuvent l’envoyer chercher, sans craindre que le porteur en devine l’usage ? Tant de belles découvertes vont devenir inutiles.

Encore si la réforme ne frappait que sur les filles à la grande pension ! Mais cette armée innombrable dont le sieur Quidot était l’inspecteur, cette armée qui sous les galeries du Palais-Royal et à la clarté des lampes de Quinquet, passe en revue tous les jours devant nous, revue mille fois plus charmante, que celle de Xercès ; eh bien, cette armée va être licenciée, faute de paye. Bien plus, l’arrière-ban de cette milice va être encore dispersé. À la suite de trois mille moines défroqués, de vingt mille abbés décalotés, qui retourneront dans leurs provinces guider l’utile charrue ou aimer dans le comptoir paternel, il faudra bien que trente mille filles descendent des galetas des rues Troussevache et Vide-Gousset, etc., renoncent aux douceurs de Saint-Martin et de la Salpêtrière, et, comme la pauvre Paquette de Candide aux bords du Pont-Euxin, aillent faire de la pâtisserie avec le frère Giroflée. L’auteur de ce pamphlet va plus loin encore. Adieu, dit-il, les tailleurs, les tapissiers, les selliers, les éventaillistes, les épiciers, la grand’chambre, les procureurs, les avocats, les enlumineurs, les bijoutiers, les orfèvres, les baigneurs, les restaurateurs ; il ruine les six corps ; il ne fait pas de grâce au boulanger et se persuade que nous allons brouter l’herbe ou vivre de la manne[10].

Il est facile de montrer que loin de déchoir de sa splendeur, la capitale va devenir plus florissante que jamais. On accuse la génération de tout renverser et de ne rien édifier. Mais ne faut-il pas avoir détruit la Bastille, avant de rien élever sur son emplacement ? Déjà maint architecte s’évertue à imaginer un palais digne des augustes représentants de la nation. Bientôt vous le verrez sortir de dessous les ruines de cette Bastille. Là, dans son sein, Paris aura l’Assemblée nationale, le congrès de quarante-cinq provinces, le siége de la majesté, de la loyauté du peuple français, l’autel de la concorde, la chaire de la philosophie, la tribune du patriotisme, le temple de la liberté, de l’humanité et de la raison, où tous les peuples viendront chercher des oracles.

Le Conseil permanent de la nation étant alors sédentaire à Paris, cette ville recouvrera enfin, par la transmigration des bureaux, ce surcroît de richesse, de santé, et d’embonpoint qu’elle ne cessait de regretter depuis que Louis XIV l’avait comme doublée pour créer Versailles. Ce bienfait, si grand, n’est pas le seul dont la révolution doit enrichir la capitale. Comme ce n’est pas, ainsi que les autres, une ville qui appartienne en propre à ses habitants ; que Paris est plutôt la patrie commune, la mère patrie de tous les Français, il n’est aucune cité dans le royaume qui ne s’intéresse à sa splendeur, et toutes les provinces s’empresseront d’y concourir. L’industrie et l’activité parisienne, secondées de cette conspiration unanime du reste de la nation à embellir la métropole, y créera des merveilles, et M. Mercier ne mourra pas, je l’espère, sans voir ce qu’il a tant souhaité, Paris port. Oui, Paris port, et tellement port, que la galère d’Hyéron y pourrait manœuvrer ; et je prétends voir passer ici en revue à M. de la Fayette, l’infanterie parisienne, la cavalerie parisienne, l’artillerie parisienne, et la marine parisienne.

Il est vrai que la révolution porte un coup mortel à l’Almanach royal. Adieu le privilége de M. d’Houry ; mais M. Baudouin nous imprimera un Almanach national[11]. Il est vrai qu’il y aura moins de séminaires, de couvents de célibataires, mais il faut espérer que la population n’en souffrira point ; il est vrai que le parlement passera, mais la basoche ne passera point. Nous aurons des magistrats moins aristocrates, moins insolents, moins ignorants, moins chers ; mais nous ne manquerons point de jurisconsultes qui ne céderont en rien à ceux de l’université de Louvain, d’Oxford et de Salamanque. Certainement, tant qu’il y aura des hommes il y aura des plaideurs. Ne dirait-on pas qu’on ne plaide que dans les monarchies ? On plaidait à Athènes, à Rome, et on voit même, par leurs sacs, que les Romains étaient bien plus grands chicaneurs que nous. Il est vrai qu’il n’y aura plus vingt professeurs de droit intéressés à peupler le barreau d’ignorants, parce que leurs revenus croissent en proportion de l’ignorance et de la paresse ; mais les écoles de droit subsisteront cependant, avec cette différence qu’il y aura une véritable chaire, au lieu d’un comptoir. Il est vrai que Calchas n’aura plus cent mille livres de rente ; mais il ne faut à Thermosyris qu’une flûte et un livre d’hymnes, tandis qu’il faut à Mathan des tiares et des trésors. Il est vrai que le sieur Léonard ne fera plus crever six chevaux pour aller mettre des papillottes à Versailles, qu’il ne perdra plus cinquante mille livres sur la caution de son peigne ; mais les coiffeurs ne seront pas bannis de la République. L’esclavage des rois est secoué, mais pour charmer le songe de la vie, on a besoin de l’esclavage des femmes, et la galanterie française restera. L’auteur du Triomphe de la capitale croit-il que la liberté soit ennemie des spectacles et d’Aspasie ? Qui ne voit combien elle plaît au Palais-Royal ? Jamais monarchie n’a fait pour le théâtre autant de dépense que la démocratie d’Athènes. Les Thébains élevèrent une statue au comédien Pronoméus à côté de celle d’Épaminondas[12] ; et ces Lacédémoniens, devant qui dansaient toutes nues, et développaient leurs grâces, aux pieds du mont Taygète, toutes les vierges du Péloponèse, haïssaient-ils les femmes ? C’était là leur spectacle, et avaient-ils si grand tort d’en préférer la simplicité à toute la magie de l’opéra d’Athènes ? Sur quel fondement notre auteur aristocrate prédit-il donc la solitude du parterre et des loges, la ruine des marchandes de modes, des fabriques de plumes et de gazes, de la foire Saint-Germain, et de la rue des Lombards ? La Lanterne prédit, au contraire, que jamais les arts et le commerce n’auront été si florissants. Les Anglais excellaient à faire des étoffes que les Français excellaient à porter. Mais patience, citoyens, vous aviez cent quarante mille calotins qui n’étaient pas la partie de la nation qui eût le moins d’industrie, puisqu’ils savaient vivre à vos dépens. Figurez-vous ces deux cent quatre-vingt mille bras rendus au commerce ou à l’agriculture. L’un s’occupe à polir l’acier ; l’autre, au lieu de sécher pendant nombre d’années à faire un carême, fait voile pour la pêche de la morue à Terre-Neuve. Que d’esprit perdu dans le quinquennium, dans la poussière des écoles, et sur les bancs de la Sorbonne ! Les bons effets de tant de talents, appliqués à perfectionner une manufacture ou à étendre une branche de commerce, sont incalculables.

À la vérité, le clergé tient furieusement à ses cheveux coupés en rond, à ses surplis, ses mitres, ses soutanes rouges et violettes, à ses bénéfices, à l’oreiller et à la cuisine ; il ne veut pas entendre parler de la liberté de la presse, et il a une peur extrême de la raison. Depuis la grande victoire remportée sur lui dans la journée des Dîmes, je pensais qu’il n’y avait que le premier pas qui lui aurait coûté ; mais la séance du dimanche 23 août me détrompe. Ecce iterum Crispinus. Scapin a mis de nouveau la tête hors du sac en criant comme un diable, et tous les efforts du comte de Mirabeau n’ont pu parvenir à l’y faire rentrer.

Poursuis, courageux Mirabeau. Ils ont étouffé un moment ta voix à Versailles ; mais Paris, la France et l’Europe entière écoutent cette voix, la voix de la philosophie, du patriotisme et de la liberté : et nos citoyens lui répondent en faisant retentir leurs dards. Quand te verrons-nous enfin président de l’Assemblée nationale ? Cependant, continue d’en être l’orateur, et d’apposer la hache de Phocion aux périodes arrondies et aux phrases sonores de quelques-uns de nos pères conscrits. Poursuis les douze travaux, et achève de triompher du fanatisme. Vois combien tu es devenu cher aux patriotes ! Les alarmes du Palais-Royal, le 30 août, montrent qu’on ne sépare point tes dangers de la patrie. Sans doute la nation saura récompenser tes services ; sans doute cette nation va se ressaisir du droit, qui lui appartient incontestablement, de choisir ceux qui doivent la représenter. Ce sont ses ambassadeurs qui la représentent chez l’étranger ; c’est donc à elle à les nommer. Oui, elle disposera des ambassades. Elle a vu avec quelle dignité tu as soutenu ses droits ; elle se rappelle ton adresse pour l’éloignement des troupes.

Nec dignius unquam
Majestas meminit sese Romana locutam.

La voix publique te désigne déjà le représentant de la nation dans l’Europe. Va faire oublier à nos anciens et éternels auxiliaires, que leurs secours et leur amitié ont été payés d’ingratitude ; que l’infidélité à des pactes de trois cents ans et aux alliances les plus inviolables, a démenti et déshonoré la loyauté française : ou plutôt conçois un dessein digne de ta philosophie et de ton génie ; il t’appartient de convoquer la Diète européenne et de réaliser l’impraticable paix de l’abbé de Saint-Pierre.

Je suis pourtant fâchée qu’on t’accuse de soutenir la faction royale, et d’avoir dit que si le roi n’a point le veto, il vaut mieux demeurer à Constantinople. C’est une calomnie, et la contradiction serait trop grossière avec les principes dans lesquels tu n’as jamais varié, si tu accordais à un seul homme le droit de se jouer des plus sages décrets de toute une nation, et de lui dire : Ce que vous voulez, vous, vingt-cinq millions d’hommes, je ne le veux pas, moi, moi tout seul. Non, il n’est pas possible que Mirabeau ait tenu ce langage ; aussi nous le ferons ambassadeur.

Pour M. Mounier, qui veut non-seulement un veto absolu, et qui a bien osé nous proposer un sénat vénitien, il s’en ira en Dauphiné comme il était venu, avec cette différence que, venu au milieu des applaudissements, il s’en retournera au milieu des huées. Et M. de Lally, si fervent royaliste et qui s’imagine apparemment qu’en reconnaissance de son zèle pour le pouvoir d’un seul, nous allons créer pour lui, comme dans le Bas-Empire, la charge d’un grand domestique ; il ira, s’il veut, prendre séance dans la chambre haute du parlement d’Irlande, qu’il nous cite pour modèle.

Lorsque cet honorable membre proposa à l’Assemblée nationale une chambre haute, une cour plénière, et deux cents places de sénateurs à vie et à la nomination royale, lorsqu’il fit briller ainsi à tous les yeux deux cents récompenses pour les traîtres, comment les Chapelier, les Barnave, les Péthion de Villeneuve, les Target, les Grégoire, les Robespierre, les Buzot, les de Landine, les Biozat, les Volney, les Schmitz, les Gleizen, les Mirabeau, et tous les Bretons ; comment ces fidèles défenseurs du peuple, n’ont-ils pas déchiré leurs vêtements en signe de douleur ? Comment ne se sont-ils pas écriés : Il a blasphémé. Certes je suis zélé partisan de la liberté de haranguer et de faire des motions ; moi-même j’ai besoin d’indulgence, veniam petimusque, damusque vicissim. Jamais je ne proposerai, comme le célèbre législateur Zaleucus, que celui qui viendra faire une motion ait la corde au cou, et pérore au pied de la Lanterne. Cependant proposer un veto absolu, et, pour comble de maux, des aristocrates à vie, à la nomination royale, je demande si on peut concevoir une motion plus liberticide.

Le Palais-Royal[13] avait-il donc si grand tort de crier contre les auteurs et fauteurs d’une pareille motion ? Je sais que la promenade du Palais-Royal est étrangement mêlée, que des filous y usent fréquemment de la liberté de la presse, et que maint zélé patriote a perdu plus d’un mouchoir dans la chaleur des motions. Cela ne m’empêche point de rendre un témoignage honorable aux promeneurs du Lycée et du Portique. Ce jardin est le foyer du patriotisme, le rendez-vous de l’élite des patriotes qui ont quitté leurs foyers et leurs provinces pour assister au magnifique spectacle de la Révolution de 1789, et n’en être pas spectateurs oisifs. De quel droit priver du suffrage cette foule d’étrangers, de suppléants, de correspondants de leurs provinces ? Ils sont Français, ils ont intérêt à la constitution, et droit d’y concourir. Combien de Parisiens même ne se soucient pas d’aller dans leurs districts ! Il est plus court d’aller au Palais-Royal. On n’a pas besoin d’y demander la parole à un président, d’attendre son tour pendant deux heures. On propose sa motion. Si elle trouve des partisans, on fait monter l’orateur sur une chaise. S’il est applaudi, il la rédige ; s’il est sifflé, il s’en va. Ainsi faisaient les Romains, dont le Forum ne ressemblait pas mal à notre Palais-Royal. Ils n’allaient point au district demander la parole. On allait sur la place, on montait sur un banc, sans craindre d’aller à l’Abbaye. Si la motion était bien reçue, on la proposait dans les formes ; alors on l’affichait sur la place, elle y demeurait en placard pendant vingt-neuf jours de marché. Au bout de ce temps, il y avait assemblée générale ; tous les citoyens, et non pas un seul, donnaient leur sanction. Honnêtes promeneurs du Palais-Royal, ardents promoteurs de tout bien public, vous n’êtes point des pervers et des Catilinas, comme vous appelle M. de Clermont-Tonnerre et le Journal de Paris[14], que vous ne lisez point. Catilina, s’il m’en souvient, voulait se saisir du veto, à l’exemple de Sylla, qui avait ôté au peuple ses tribuns et son veto. Ainsi loin d’être des Catilinas vous êtes les ennemis de Catilina. Mes bons amis, recevez les plus tendres remercîments de la Lanterne. C’est du Palais-Royal que sont partis les généreux citoyens qui ont arraché des prisons de l’Abbaye les gardes françaises détenus ou présumés tels pour la bonne cause. C’est du Palais-Royal que sont partis les ordres de fermer les théâtres et de prendre le deuil le 12 juillet. C’est au Palais-Royal que, le même jour, on a crié aux armes et pris la cocarde nationale. C’est le Palais-Royal qui, depuis six mois, a inondé la France de toutes ces brochures qui ont rendu tout le monde, et le soldat même, philosophe. C’est au Palais-Royal que les patriotes, dansant en rond avec la cavalerie, les dragons, les chauffeurs, les Suisses, les canonniers, les embrassant, les enivrant, prodiguant l’or pour les faire boire à la santé de la nation, ont gagné toute l’armée, et déjoué les projets infernaux des véritables Catilinas. C’est le Palais-Royal qui a sauvé l’Assemblée nationale et les Parisiens ingrats d’un massacre général. Et parce que deux ou trois étourdis, qui eux-mêmes ne veulent pas la mort du pécheur, mais qu’il se convertisse, auront écrit une lettre comminatoire, une lettre qui n’a pas été inutile, le Palais-Royal sera mis en interdit, et on ne pourra plus s’y promener sans être regardé comme un Maury et un d’Esprémesnil.

On ne réfléchit pas assez combien ce veto[15] était désastreux. Peut-on ne pas voir qu’au moyen du veto, en vain nous avions fait chanter un Te Deum au clergé, pour la perte de ses dîmes ; le clergé et la noblesse conservaient leurs priviléges ? Cette fameuse nuit du 4 au 5 août, le roi eût dit : Je la retranche du nombre des nuits, je défends qu’on en invoque les décrets, j’annule tout, veto. En vain l’Assemblée nationale aurait supprimé les fermiers généraux et la gabelle, le roi aurait pu dire : veto. Voilà pourquoi {{|M. Treilhard}}, avocat des publicains, a défendu le veto jusqu’à extinction de voix. Il a bravé l’infamie et s’est dit comme Me Pincemaille dans Horace :

Populus me sibilat, at mihi plaudo.
Ipse domi, nummos simul ac contemplor in arcâ.

Je ne suis qu’une lanterne, mais je confondrais en deux mots ces grands défenseurs du veto, Mounier, Clermont-Tonnerre, Lally, Thouret, Maury, Treilhard, d’Entraigues, etc. En faveur de ce monstrueux et absurde veto, qui ferait de la première nation de l’univers, et de vingt-quatre millions d’hommes, un peuple ridicule d’enfants, sous la férule d’un maître d’école, ils ne savent que s’appuyer des cahiers de provinces. Ils ne prennent pas garde qu’il n’est pas un seul de ces cahiers qui, en même temps qu’il accorde le veto, ne renferme quelque article contradictoire et destructif de ce veto. Par exemple, toutes les provinces ont voté impérativement une nouvelle constitution ; donc elles ont déclaré implicitement que nul n’avait le droit de s’opposer à cette constitution. Toutes les provinces ont voté impérativement la répartition égale des impôts, l’extinction des priviléges pécuniaires, etc. ; donc, par ce mandat impératif, elles ont déclaré indirectement que nulle puissance n’avait le droit de dire veto, et de maintenir l’ancien usage.

Cette contradiction, qui se trouve dans tous les cahiers, entre l’article qui accorde le veto, et un ou plusieurs articles, n’a pas échappé aux rédacteurs dans les provinces. On en a fait la remarque dans plusieurs bailliages. Mais les provinces suivaient alors le précepte de l’Évangile, qui recommande la prudence du serpent. Il leur suscitait d’établir par un ou deux articles, que sur ces points où la nation avait déjà manifesté son vœu unanime, il n’y avait lieu au veto ; elles ont affecté d’accorder un veto contradictoire, pour ne pas trop alarmer le despotisme. Dans cette contradiction de tous les cahiers, quel parti plus sage que de faire expliquer de nouveau les provinces, de demander qu’elles déclarassent leur dernière volonté ; ce qui est, en propres termes, la motion du Palais-Royal. Il est vrai qu’il y a eu des contrefaçons.

Les défenseurs du veto à Versailles s’appuient encore de leur prétendue majorité. La Lanterne va relever ici une grande erreur ; et l’observation qu’elle soumet au jugement du Palais-Royal, son district favori, est d’une telle importance, qu’elle élimine elle seule de l’Assemblée nationale au moins cinq cents ennemis de la raison et de l’optimisme.

Nous n’avons plus d’États généraux qui faisaient des doléances ; nous avons une Assemblée nationale qui fait des lois. Une telle assemblée ne peut être composée que des représentants de la nation, et la Lanterne ne reconnaît pour ses représentants que les six cents députés des communes. Il est évident que les six cents autres membres sont députés, non de la nation, mais du clergé et de la noblesse. Le clergé et la noblesse n’ont pas plus le droit d’envoyer six cents députés à Versailles, que n’en aurait la magistrature ou toute autre corporation. Voilà donc six cents membres de l’Assemblée nationale qu’il faut renvoyer dans les galeries. Comme tous les citoyens sont égaux et ont droit de concourir à la Constitution, il serait injuste que la noblesse et le clergé ne fussent pas représentés. Il faut qu’ils aient leurs députés dans la même proportion que le reste des citoyens, un par vingt mille. Le dénombrement du clergé et de la noblesse s’élève à trois cent mille individus, c’est donc quinze représentants à choisir parmi les six cents. Tout le reste n’a dans l’assemblée, pas plus de droit de voter que les citoyens du Palais-Royal. Ainsi pense la Lanterne. À ces causes, elle proteste contre l’article de la Constitution, qui établit une religion dominante et un culte exclusif ; et sa protestation est fondée en droit, vu que si le clergé n’avait pas eu trois cents représentants dans l’Assemblée nationale, la motion de M. Rabaud de Saint-Étienne aurait prévalu.

Mais il faut pardonner au clergé de crier tout haut de sa tête en faveur d’un culte dominant.

Dom Pourceau raisonnait en subtil personnage.

L’abbé Maury voit que la mense du prieuré de Lihons court le plus grand risque. Perfides communes, s’écrie l’abbé François, quand vous nous embrassiez dans l’église de Saint-Louis, c’était donc pour nous étouffer. Voilà déjà la dîme et les prémices supprimées ; si la liberté du culte est établie, les portes de l’enfer auront bientôt prévalu contre nous, malgré la prophétie.

M. François a raison. Lorsqu’il va être question de contribuer à l’entretien du prêtre catholique : Moi : dira le paroissien, que je nourrisse le prêtre ? C’est à celui qui va à la messe à payer le sacristain.

Tout le monde se fera hérétique, schismatique, et même juif, s’il le faut, pour ne point payer. Le philosophe dira : C’est à celui qui se fait enterrer dans le cimetière, ou qui est jaloux des honneurs du caveau, à payer le luminaire, la grande sonnerie, et les jurés-crieurs. Pour moi, mon tombeau est dans mon jardin ; là reposeront ma femme et mes enfants. Cette idée que les cendres de son père sont éparses dans cette enceinte, attachera mon fils à sa propriété. Cet héritage consacré, jamais il ne le vendra. Au riche, son voisin, qui marchanderait ce coin de terre, il répondra, comme ce chef des Canadiens à qui des Européens proposaient de céder leur pays : Nous ne pouvons nous éloigner de cette terre ; dirons-nous aux ossements de nos pères : Levez-vous et marchez !

Consolez-vous pourtant, bons Parisiens, vous aurez toujours votre chère patronne, et on ne l’enlèvera pas au curé de Saint-Eustache, comme le disait si plaisamment un de nos devanciers. Vous aurez toujours vos processions, vos serpents, vos basses-contre, et vous serez toujours maîtres de vous faire enterrer à Clamart ou à Saint-Sulpice ; seulement vous ne regarderez plus comme des païens et des employés des fermes, ceux qui, à l’exemple d’Abraham et de Jacob, voudront être portés dans la terre de Canaan, et dormir à côté de Sara et de Rachel.

Il est une religion qui n’appartient pas à certain peuple, à certains climats, comme le christianisme, mais une religion qui est répandue chez tous les peuples, une religion de tous les siècles et de tous les pays, une religion innée ; c’est celle qu’ont conservée dans sa pureté les hommes éclairés et les sages, c’est la religion des Socrate, des Platon, des Cicéron, des Scipion, des Marc-Aurèle, des Épictète, des Confucius, des Plutarque, des Virgile, des Horace, des Bayle, des Érasme, des Bacon, des Lhôpital, des Buffon, des Voltaire, des Montesquieu, des Jean-Jacques Rousseau. Sa foi est de croire en Dieu, sa charité d’aimer les hommes comme des frères, son espérance est celle d’une autre vie. Cette religion ne procurera jamais des extases comme celle de sainte Thérèse ou de saint Ignace qui transpirait d’amour divin, et en était trempé au point de changer trois fois de chemise à une messe de minuit. N’a pas qui veut le bonheur d’être fou. Mais il y a un conte charmant de Voltaire, fait pour nous consoler. C’est un muphti philosophe, qui, sur le récit des visions extatiques d’une vieille dévote musulmane, va lui rendre visite, il la trouve aussi heureuse que Madame Guyon, et je ne sais plus quelle sainte religieuse à qui un ange perce le cœur d’un coup de lance, et applique le stigmate de saint François. Le muphti ne peut s’empêcher de lui porter envie, et maintenant néanmoins il retourne au palais patriarcal, en se disant : Voudrais-je de ce bonheur-là ?

Assurément il y aurait de la cruauté d’empêcher personne de marcher les talons au rebours, de se donner la discipline, et d’être ravi comme saint Paul au troisième ciel, d’y voir ce que l’œil n’a point vu, et d’entendre ce que l’oreille n’a point entendu. Ce serait un attentat à la liberté, et je prie de ne point calomnier la Lanterne à ce point, que de lui prêter de pareilles intentions ; je déclare au contraire, qu’il doit être permis à qui voudra d’aller à Sainte-Geneviève, à Notre-Dame de Lorette, ou à Saint-Jacques de Compostelle, et même comme le bienheureux Labre, de pousser jusqu’à Jérusalem. Heureux ceux qui croient ! la foi transporte les montagnes ; elle ferait venir la mer jusques à Paris, et nous épargnerait la dépense énorme d’élargir la Seine et de creuser un port, au-dessus du Champ de Mars. Mais cette foi n’est pas donnée à tous, et il est juste que l’Assemblée nationale s’occupe des intérêts de tout le monde. Si le peuple a besoin d’une religion, le philosophe, l’homme sensible et honnête en ont plus besoin encore. Voyez quels efforts ont faits Platon, Cicéron, et Jean-Jacques, pour nous persuader l’immortalité. Nous sommes en France un million de théistes, observait il y a vingt-cinq ans le patriarche de Ferney ; depuis, ce nombre s’est accru jusqu’à l’infini, et très probablement le théisme deviendra peu à peu la religion catholique, c’est-à-dire, universelle. L’estimable M. Rabaud, dont le civisme et les talents font tant d’honneur au clergé de Genève, demande des temples pour quatre millions de protestants. Le temple du théiste est l’univers ; mais la Lanterne demande des églises, c’est-à-dire, des lieux d’assemblée pour huit millions de théistes. Cette religion serait digne de la majesté et des lumières du peuple français. Dépouillée des mensonges des autres cultes, qui tous ont défiguré la divinité, elle ne conserverait que ce qu’ils ont d’auguste, la reconnaissance d’un être suprême et l’idée de la justice, inséparable de la récompense des bons et de la punition des méchants. Le philosophe exerce le sacerdoce de cette religion ; et il y a cet avantage pour le peuple, qu’il ne lui faut ni dîme, ni casuel, ni abbaye, ni prieuré, ni croupe, ni pension sur les bénéfices. Après avoir été entendre l’abbé Maury prêcher aux Quinze-Vingts le célibat, on irait à Saint-Sulpice ou à Saint-Roch suivre un carême ou un avent de l’abbé Raynal, ou de Jean-Jacques Rousseau. Les cérémonies religieuses et touchantes ne manqueraient pas à ce culte. Que l’Église lui restitue tout ce qu’elle a emprunté du paganisme, qui n’est que le théisme altéré ; et au lieu de la procession des Rogations, nous aurons la procession de la fête des Palès ; au lieu de l’eau bénite, l’eau lustrale ; au lieu du pain bénit, les agapes, les repas en commun des pythagoriciens ; au lieu de cette plaque de cuivre ou d’argent qu’on nous présente, nous aurons l’ancienne cérémonie du baiser de paix, institution si charmante pour qui savait se placer avantageusement. Avons-nous rien de plus pieux que la prière d’Épictète ou l’hymne de Cléanthe ? Qui est-ce qui ne se trouve pas aussi dévot, aussi recueilli, lorsqu’à l’opéra d’Alceste il entend la prière du grand prêtre, que lorsqu’à Notre-Dame il entend l’O salutaris de Gossec ? Pas une de nos fêtes qui ne soit une imitation des fêtes païennes. Il y a plus ; nous n’avons souvent imité de ces fêtes que leurs extravagances, sans retenir leur but moral. Je n’en veux pour exemple que ces formules tant décriées, auxquelles est venu succéder le carnaval. Aux Saturnales les païens se comportaient comme si le monde allait finir. C’était une fête commémorative, instituée pour rappeler l’égalité originelle ; c’étaient des espèces de déclarations chommée des droits de l’homme, tout y représentait l’anéantissement futur des sociétés. Il n’y avait plus de tribunaux, plus d’écoles, plus de sénat, plus de guerre. Tous les états étaient confondus. On régalait les pauvres à sa table sans distinction de rang. Les maîtres changeaient d’habits avec leurs esclaves, et les servaient à leur tour. On payait les dettes, les mois de nourrices, et les loyers des pauvres. J’en ai dit assez pour faire sentir au clergé qu’il a tort de tant se prévaloir de la prétendue nécessité de sa morale, dont on peut fort bien se passer. Je laisse à l’abbé Fauchet à faire un beau livre là-dessus, à nous donner un corps complet de religion, et à achever le Dieu national qu’il a si heureusement commencé.

FIN DU DISCOURS DE LA LANTERNE.
  1. La France libre.
  2. Voir Appendice, no I.
  3. Voir Appendice, no II.
  4. Oui, le premier personnage de la nation. J’entends dire : Quel honneur a reçu M. Chapelier au Te Deum ! Il est passé avant le garde des sceaux ; le grand maître des cérémonies et les masses le précédaient. Il s’est agenouillé sur un coussin à la droite du roi. Mais il me semble que ce n’est pas le président qui devait être à la droite du roi, c’est le roi qui devait être à la droite du président. Filis hominum, usquequo gravi corde ?
    (Note de Desmoulins.)
  5. Dans les Révolutions de Paris, journal où on a maltraité un peu la France libre, mais où respire à chaque page le patriotisme, et qui, de jour en jour, se fortifie en principes, combien j’aime l’obstination des efforts de l’auteur pour ne pas laisser tomber dans l’oubli les soldats qui se sont signalés à la Bastille ! Sans doute à la prochaine revue, on cherchera à la tête de la milice parisienne, les sieurs Hullin, Élie, Maillard, Humbert, Arné, Richard, Dupin ; on s’étonnera de ne pas les voir du moins à côté de Messires de Montholon, d’Ormesson, le prince Léon, le duc d’Aumont, de Lally-Tollendal, de Saint-Chrysteau ; et le public se rappellera ce que dit Tacite au sujet d’un salon de son temps, où les peintres n’avaient osé exposer les portraits de Brutus et de Cassius : Prœfulgebant Cassius et Brutus eo magis quod illorum effigies non visebantur. Les plus remarqués étaient Cassius et Brutus, précisément parce qu’ils ne s’y trouvaient point. Sans doute M. de Lafayette lavera Paris de ce reproche. Il a dans son cabinet, parmi les estampes de la guerre d’Amérique, celle où le comte d’Estaing embrasse, sur les murs de la Grenade, un soldat qui y était monté le premier, et le fait capitaine, dans un temps où les soldats étaient exclus des grades militaires. Duces ex virtute sumunt, non ex nobilitate, dit encore Tacite, en parlant de nos ancêtres. Il n’y avait donc point de nobles chez nos vieux pères les Germains ; car, disent les nobles, que pouvons-nous faire à moins que d’être officiers ? Que pouvez-vous faire ? Montez les premiers à l’assaut, montrez-vous les premiers au péril ; alors vous serez les premiers au Te Deum et à la procession. On fait officiers, non ceux qui montrent du parchemin, mais ceux qui montrent du courage. Ô honte ! au dix-huitième siècle, en 1789, après la prise de la Bastille, les enfants si éclairés de ces barbares sont moins philosophes que leurs pères.
    (Note de Desmoulins.)
  6. Il paraît que M. de Lafayette pense différemment, d’après sa réponse à quelques gardes nationales qui lui demandaient la permission de porter l’épaulette : « Volontiers, dit-il, à condition que les officiers n’en porteront point. » On voit que M. le marquis est persuadé de la nécessite des distinctions. Il sait bien pourtant que dans le plus grand danger d’Athènes (ce nom d’Athènes commande l’attention, et en impose plus que le district de Saint-Joseph), l’armée campée à Marathon avait pour chefs dix bourgeois, dont chacun était tour à tour le commandant général de la milice athénienne. Ils commandaient chacun leur jour ; mais ils attendirent, pour livrer la bataille, le jour de Miltiade ; et toute la distinction accordée à ce grand homme fut de le placer le premier à la tête des dix, mais sans épaulettes, dans le grand tableau que fit faire la ville, en mémoire de cette journée. Miltiade s’était immortalisé en un jour ; il avait son couvert mis dans le Prytanée à la table des patriotes illustres. Mais la ville ne songea point à lui faire un traitement de cinquante talents pour tenir table. Songes creux, s’écrie un journaliste, projet d’un cerveau exalté, d’un jeune écrivain qui prend les Français pour un peuple de Solons ! Comme si Athènes n’avait pas eu son faubourg Saint-Antoine et ses dames de la halle. Il y avait cette différence que ces dames remontraient à Théophraste, et lui apprenaient à parler le grec purement. D’où vient cela ? C’est qu’à Athènes le comité de police n’empochait point les colporteurs de crier dans les rues. Laissez s’enrhumer les aboyeurs ; arrêtez la licence par des peines et non par des prohibitions, et dans six mois notre port au blé ne cédera en rien au port du Pyrée.

    Je reviens à la milice bourgeoise d’Athènes, qui ne put jamais souffrir que Miltiade eût une épaulette, et que les officiers fussent distingués des soldats. On peut penser que dans ces beaux jours de la République, le commandant général n’avait pas besoin de faire prêcher au théâtre, par les bouffons, la subordination militaire, ni d’aller faire des remercîments solennels à une compagnie qui avait fait le serment coupable de lui obéir aveuglément. Le soldat obéissait aujourd’hui, parce que demain c’était son tour d’être officier ; et quand l’ennemi était aux portes, le bourgeois, dont le tour était venu d’être généralissime, se gardait bien d’exposer sa patrie, en hasardant la bataille ce jour-là ; mais il attendait le jour de commandement de M. de Lafayette, qui battait Mardonius, lui tuait cent mille hommes, et revenait, avec sa couronne de laurier, prendre sa place de bourgeois dans le parterre, et disputer au café de Foi le veto. Telle est l’image de république et d’égalité que je me plais sans cesse à considérer.

    Et vous, mes chers camarades, gardes nationales, dites-moi, quelle est celle manie de vouloir être au moins un sous-lieutenant ? Est-ce que nous ne sommes pas maintenant tous égaux ? Quoi ! vous êtes les égaux des colonels, des ducs et pairs, de maréchaux de France, de princes du sang ; vous êtes les égaux du roi lui-même, puisque vous n’avez au-dessus de vous que la loi, qui règne aujourd’hui sur Louis XVI ainsi que sur vous ; vous êtes tous maintenant très hauts et très puissants seigneurs, quoique les auteurs du Journal de Paris et l’abbé Aubert persistent à ne reconnaître pour tels que certaines gens, confessent leur turpitude, et veuillent demeurer des vilains. Parisiens, voulez-vous n’être qu’un peuple de sous-lieutenants quand vous êtes un peuple de rois ?

    (Note de Desmoulins.)
  7. Que ce prélat n’accuse pas la Lanterne d’injustice à son égard. Elle se souvient encore de son zèle pour le Tiers ; elle-même a aimé ses efforts et ses prières ardentes pour arracher, à Poissy, le sieur Thomassin à la fureur aveugle de la multitude. Jamais le pontife de Rome, du haut de sa chaire, régnant sur les rois à ses pieds, n’a été si grand que l’évêque de Chartres à genoux aux pieds du peuple, et suppliant pour l’innocence. Mais autant un ministre des autels était à sa place à la tête de la députation de Saint-Germain, autant sa présence dans le comité criminel est dérisoire.
    (Note de Desmoulins.)
  8. La Lanterne se doit à elle-même de publier ce que les bons citoyens se disaient depuis longtemps à l’oreille, et ce qu’un journaliste patriote n’a pas craint d’imprimer, que petit à petit quelques membres des communes se laissent gagner par des pensions… des projets de fortune… des caresses… Heureusement il y a les galeries, les galeries incorruptibles, toujours du côté des patriotes ; elles représentent ces tribuns du peuple qui assistaient sur un banc aux délibérations du sénat, et qui avaient le veto. Elles représentent la capitale, et heureusement c’est sous les batteries de la capitale que se fait la Constitution.
    (Note de Desmoulins.)
  9. Au commencement des troubles, la ville de Lyon se trouva remplie tout à coup d’une foule d’étrangers aussi déchaussés que les Carmes, dont le derrière n’était couvert que d’une méchante veste, et dont les figures n’étaient rien moins que prévenantes. Justement effrayés des désordres qu’ils commettaient, et dont on ne pouvait prévoir le terme, les bourgeois ayant pris les armes et fait feu sur cette multitude, parmi cent prisonniers, quelle fut leur surprise de trouver les épaules de quatre-vingt-seize chargées de symboles et d’hiéroglyphes ! Les dos de cette troupe, rangés a l’hôtel de ville, offraient l’image du cabinet des médailles, et écussons de toutes les puissances de l’Europe.
    (Note de Desmoulins.)
  10. L’auteur de ce pamphlet, Me Le Tellier, vient d’être arrêté et conduit à l’Abbaye. La Lanterne déteste les principes de cet avocat, ennemi de la régénération ; mais elle ne criera pas moins de toutes ses forces, qu’il est affreux, lorsque la nation vient d’élever un autel à la liberté de la presse, d’en avoir arraché un malheureux écrivain qui le tenait embrassé. Le soleil luit pour les méchants comme pour les bons. Aujourd’hui c’est dans la personne d’un écrivain aristocrate que la liberté de la presse est violée ; mais ô vous tous, s’écriait Théramène, lorsque les trente tyrans l’eurent rayé de la liste des citoyens, il n’est pas plus difficile à Critias de vous effacer du rôle de citoyen que d’en effacer Théramène. Il faut demander à cor et à cri l’élargissement de ce pauvre diable d’auteur, et punition exemplaire du sieur Miromesnil, qui, malgré la défaveur d’un nom odieux, a su se glisser parmi les représentants de la commune, et en sa qualité de chef du comité de police, a ordonné la détention de Me Le Tellier. Quoi ! lorsque le sieur Bauvillier a été envoyé à l’Abbaye, et certes à bon droit, il y a eu une insurrection de tous les gourmands de la capitale en faveur du cuisinier, et quand la liberté de la presse est violée par un emprisonnement, personne ne réclame l’écrivain ! Les Parisiens ressemblent à ces Athéniens à qui Socrate disait : « Je suis médecin, je plaide contre un pâtissier ; vous êtes des enfants, ainsi je perdrai mon procès. » Ô Athéniens du dix-huitième siècle, ne comprendrez-vous jamais la nécessité de la liberté indéfinie de la presse ? Quel est le gage le plus sûr de la liberté civile et politique ? C’est la liberté de la presse. Et ensuite, quel en est le gage le plus sûr ? C’est la liberté de la presse. Et ensuite ? C’est encore la liberté de la presse.

    Mais, s’écrie un bon curé, laisserez-vous débiter du poison ? Ne voyez-vous pas, Monsieur le curé, que ce que vous appelez du poison, et que vous mettez à l’index, le curé Rabaud le nomme remède de l’âme ? Sans doute c’est à une mère à veiller sur la lecture de sa fille. Les pères et les maîtres sont des censeurs domestiques que l’Assemblée nationale ne supprimera point, toute autre censure est une inquisition monacale. Quand ce serait du poison, pour user de vos termes, que répondrez-vous, Monsieur le curé, à un citoyen qui vous dira : J’aime ce poison ; et comme la femme de Sganarelle : Je veux qu’on me batte ? Mais, s’écrie encore l’abbé Maury, je serai calomnié ; on dira que j’ai commis un viol. Et moi, s’écrie d’Espréménil, on dira que je suis cocu. Messieurs, trois réponses, comme faisait M. Pinée : 1o  Vous savez que Caton lut calomnié et traduit en justice soixante-dix fois ; en est-il moins le sage Caton ? Il prêtait sa femme obligeamment à son ami Hortensius ; ce qui, au témoignage de Virgile, lui a obtenu, dans les Champs-Élysées, aux acclamations, la présidence de tous les cocus passés, présents et à venir, his dantem jura Catonem. En est-il moins un honnête homme ? Soyez des Catons, et vous ne craindrez point la liberté de la presse. 2o  La presse est comme cette lance qui guérissait les blessures qu’elle avait faites. On imprimera chez M. Knapen que Me d’Es… tient de M. de Clugny une pension de 20,000 livres, violente présomption de cocuage ; bien des gens diraient ici, comme La Fontaine, cocuage n’est point un mal ; mais si vous pensez autrement, eh bien, faites imprimer chez Grangé que l’anecdote de la pension est fausse ; vous avez encore l’abbé Aubert qui vous offre ses bons offices ; pour vingt-quatre sous, il démentira le fait dans ses affiches, et vous serez décocufié ; tôt ou tard la vérité perce. 3o  Si vous êtes calomnié, accusez l’auteur ; sans doute la loi des douze tables, qui condamnait à mort tous faiseurs de vaudevilles et de brochures caustiques, était trop sévère. On voit bien, comme l’observe Montesquieu, que cette loi était faite par les décemvirs, grands aristocrates, et partant ennemis de la liberté de la presse. Depuis, on a imprimé sur le front du calomniateur la lettre initiale C, peine trop forte encore et atroce, en ce qu’elle ne distinguait point entre les calomnies. Cependant il y a bien de la différence entre celui qui imprime que M… a empoisonné ses trois femmes, et celui qui imprime que M. Duval a le désagrément d’être jugé digne du secrétariat de l’ordre le plus nombreux du royaume. Il faut espérer que l’Assemblée nationale établira des peines proportionnées à l’exigence des cas ; alors les cocus se pourvoiront contre les auteurs. Cependant il importe surtout que la nation conserve sa liberté, dont la presse est la plus sûre gardienne. Ainsi, liberté indéfinie de la presse, liberté pour tous les partis, et dans ce moment même où on ne prononce qu’avec horreur le nom des parlements, où l’abbé Fauchet demande qu’on institue, le jour de leur expulsion, une fête de grand solennel et une messe en faux-bourdon, vu que c’est un parlement aristocrate qui a crucifié Jésus-Christ, tandis que d’autres patriotes moins chrétiens proposent pour l’anniversaire, une fête dans le goût des païens, pendant huit jours, une danse générale de la veuve et de l’orphelin dans tout le royaume ; eh bien, dans ce moment même il doit être permis à l’honorable membre, M. Bergasse, d’exalter leur courage, leur candeur, leur désintéressement, leur dévouement patriotique, et d’enterrer la synagogue avec honneur.

    (Note de Desmoulins.)
  11. On ne peut plus parler d’Almanachs qu’on ne se rappelle le divin faiseur Monseigneur le comte de Rivarol. On sait tout le mal que lui fait la révolution et le mélange impur des trois ordres. Les lettres de Bagnoles mandent que les paysans ont brûlé l’ancien et superbe château de Rivarol. Comme les princes ont des pièces de canon et des drapeaux devant leurs palais, le comte avait aussi des batteries et une enseigne devant sa porte. Tout a été pillé ; son terrier, ses titres de noblesse n’existent plus ; heureusement la manufacture des almanachs va lui rendre de quoi rebâtir un château bien plus magnifique. Voyez quels beaux Almanachs vous avez à faire, Monsieur le comte : l’Almanach de l’Assemblée nationale, l’Almanach de l’Hôtel de Ville, l’Almanach des districts, l’Almanach des douze mille brochures de cette année, l’Almanach des quarante mille pensionnaires du roi, l’Almanach des soixante mille filles, l’Almanach des cent mille cocus. Ô mon cher comte, la belle chose que les Almanachs et la liberté de la presse !
    (Note de Desmoulins.)
  12. Nous ne décernons pas encore des statues à nos comédiens, mais le district des Cordeliers a déjà montré qu’il pensait sur cette profession comme les Grecs, et il a nommé M. Grammont capitaine, ce qui a donné lieu à discussion plaisante. Messieurs, a dit quelqu’un, je suis très fier d’avoir pour commandant Orosmane ou Tancrède ; mais, pour l’honneur du district, je fais la motion qu’il soit défendu au cinquante-neuf autres de siffler au parterre notre capitaine. La motion causa une grande rumeur. La plupart représentaient que tous les citoyens sont égaux, que s’il y avait quelque différence entre eux, elle serait peut-être à l’avantage de ceux qui, à la fuite de M. Necker, en fermant leur théâtre, ont donné les premiers l’exemple du deuil national, et qui, en ressuscitant quelquefois à nos yeux la grande ombre de Cicéron, de Brutus et de Cornélie, n’avaient pas laissé mourir dans les cœurs la dernière étincelle du patriotisme, Néanmoins ces raisons n’étaient pas entièrement satisfaisantes, et l’honneur du district semblait compromis, lorsque M. Périlhe, très digne président du district, et patriote illustre, mit tout le monde d’accord, et sut concilier tous les droits. Messieurs, dit-il, je pense qu’il serait tyrannique et contraire aux progrès des arts d’interdire au parterre de siffler le comédien et le poëte ; mais il doit être permis aussi de siffler l’avocat et le capitaine qui ne sont pas privilégiés. Le marquis d’Uxelles, maréchal de France, fut sifflé à l’Opéra, au retour de la campagne, pour avoir rendu, par capitulation, la ville de Mayence. C’est ainsi encore que nos pères les Parisiens ont sifflé le régiment de Corinthe, et le coadjuteur, commandant général de la milice parisienne. Vous avez vu siffler dans maintes audiences tout le parlement ; nous avons vu siffler les chanceliers, les archevêques, les cardinaux, notre saint-père le pape, Condé, Conti, d’Artois ; trop heureux s’ils en étaient quittes pour des sifflets ! chez une nation aussi gaie, l’article premier de nos libertés doit être la liberté de siffler. Quant à moi, Messieurs, je vous permets de siffler votre président, si cela vous fait plaisir, et je tiens que M. Grammont n’est point irrégulier et inhabile à être capitaine et qu’il n’y a lieu à délibérer.

    C’est un charmant district que les Cordeliers, et je ne saurais m’empêcher de le proposer pour modèle au district Saint-Roch. Ce sont les Cordeliers qui ont obtenu l’élargissement de M. Le Tellier, l’élargissement du baron Tintot. Ils ont arrêté de respecter les promenades publiques, et de ne point profaner, par des patrouilles, la sainteté du palais, qu’on devrait bien appeler le Palais-National, plutôt que le Palais-Royal. Le district des Cordeliers a encore autorisé les libraires à se passer de l’approbation de la Ville ; il a déclaré les colporteurs personnes sacrées, et leur a rendu la voix dans son arrondissement, sauf la responsabilité des auteurs. On voit que ce district se ressent du voisinage du café Procope. Ce café n’est point orné comme les autres, de glaces, de dorures, de bustes ; mais il est paré du souvenir de tant de grands hommes qui l’ont fréquenté, et dont les ouvrages en couvriraient tous les murs, s’ils y étaient rangés ; on n’y entre point sans éprouver le sentiment religieux qui fit sauver des flammes la maison de Pindare. On n’a plus, il est vrai, le plaisir d’y entendre Piron, Voltaire, Jean-Baptiste Rousseau, mais les patriotes soutiennent encore sa réputation. C’est à ce café que l’Assemblée nationale doit d’avoir l’abbé Syeyès dans son sein. Il a la gloire unique que jamais le langage de la servitude n’a osé s’y faire entendre ; que jamais les patrouilles nationales, non plus que les patrouilles royales, n’ont osé y entrer ; et c’est le seul asile ou la liberté n’ait pas été violée.

    (Note de Desmoulins.)
  13. Voir Appendice, no III.
  14. N’est-il pas incroyable que sur la dénonciation du Journal de Paris, M. de Saint-Huruge reste en prison ! Quoi ! parce que le journal l’a accusé d’avoir écrit une lettre de menaces au président de l’Assemblée nationale ; malgré son domicile, sans vérification préalable, un citoyen a été jeté en prison ! Le marquis de Saint-Huruge a demandé au Journal de Paris une rétractation ; et le refus obstiné du journaliste a montré que ce n’était point de sa part une erreur, mais une calomnie. Le marquis de Saint-Huruge a demandé où était son accusateur, et on a refusé de le lui confronter, de le lui nommer ; et cependant il reste en prison ! Il a demandé où était cette lettre, cette signature, il défie de la produire, elle n’existe pas ; et cependant il reste en prison ! Y a-t-il rien de plus tyrannique et de plus horrible ? La Chronique de Paris, les Révolutions de Paris, l’Observateur, tous les écrivains patriotes ont publié ce trait de bienfaisance du Journal de Paris ; ils ont soulevé l’indignation publique, l’innocence de l’accusé est reconnue, et cependant il reste en prison ! et pourquoi y reste-t-il ? c’est que la dénonciation du Journal de Paris est appuyée sur une lettre de deux membres de l’Assemblée nationale ; les deux honorables membres seraient compromis ; la turpitude du Journal de Paris et une grande iniquité seraient dévoilées ! et il vaut mieux que le marquis de Saint-Huruge demeure sous les verrous, si son élargissement peut troubler le sommeil de ces journalistes, qui payés pour détourner notre curiosité sur des fadaises pour entretenir la badauderie, pour faire circuler dans les cafés et y faire avaler avec les bavaroises et les limonades, les mensonges grossiers du gouvernement, en nous faisant des dissertations exquises sur la manière dont on se crotte en marchant, en nous apprenant comment la boue s’échappe par la tangente, et tant d’autres belles choses, ont su se tirer eux-mêmes du trottoir et de la boue où ils devaient rester, et se donner un carrosse bien suspendu, où les faquins nous éclaboussent.
    (Note de Desmoulins.)
  15. Voir Appendice, no IV.