Œuvres de Camille Desmoulins/Tome II/Opinion sur le jugement de Louis XVI

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CONVENTION NATIONALE

OPINION
DE
CAMILLE DESMOULINS
Député de Paris à la Convention

Sur le Jugement de Louis XVI


Imprimée par ordre de la Convention nationale

Il n’y a de sacré et d’inviolable que l’innocence. Qu’on me montre dans toute l’histoire un monument plus auguste, et qui inspire une terreur plus sainte, plus salutaire pour le glaive de la justice, que la colonne que les Arcadiens, après avoir mis à mort leur roi Aristodème, érigèrent dans le temple de Jupiter Lycien, et sur laquelle on lisait cette inscription :

Les rois parjures sont punis tôt ou tard. Avec l’aide de Jupiter, on a enfin découvert la perfidie de celui-ci qui trahissait Messène. Grand Jupiter, louanges vous soient rendues !


Necker, qu’on appelait aussi naguère le ministre adoré, vient de publier la défense, ou plutôt le panégyrique de Louis XVI, qu’on adorait aussi : risible effort d’une idole foulée aux pieds qui prétend en relever une autre également renversée !

Comme l’évêque de Londres, Juxon, essaya de justifier Charles Ier, martyr de ses opinions religieuses, Necker a dû s’efforcer de justifier Louis XVI, martyr des faux calculs politiques de ce banquier, de la sottise de ce bourgeois gentilhomme et de cette gloriole puérile, de cet orgueil de valet qu’il tirait de l’éclat du trône dont il aimait le reflet, pour me servir de son expression. En lisant son plaidoyer, le moins mauvais pourtant qui ait paru pour le monarque détrôné, on reconnaît à chaque page la vérité du mot de J.-J. Rousseau : « Que ce n’est point à un esclave qu’il appartient de raisonner la liberté. »

Ce qui étonne bien davantage, c’est que des républicains, des représentants du peuple français aient pu tenir le même langage au milieu de la Convention, dans ce berceau de la liberté du monde, et y soutenir que les rois ne pouvaient être mis en jugement pour quelques crimes qu’ils eussent commis, tandis que dans les jours de la plus extrême servitude et sous le règne de Néron, les comédiens de Rome s’exprimaient plus librement et déclamaient sur la scène le vers de Sénèque : « La victime la plus agréable à offrir à Jupiter est la tête d’un roi parjure. »

Victima haud ulla amplior,
Potest, magisque opima, mactari Jovi,
Quam rex… iniquus.

La différence qu’il y avait entre ces jours de l’esclavage et de la liberté, c’est que du temps de Jules César, le poëte disait : « L’offrande la plus agréable à Jupiter est la tête d’un roi, » et qu’alors ils étaient obligés de dire d’un roi coupable. Mais du moins, même sous les empereurs, même du temps de Néron, n’a-t-on osé mettre en question si un roi pouvait être jugé sur ses crimes.

N’imprimons donc point cette tache au nom français et à la génération présente de la ravaler au-dessous des esclaves de Néron et de Caligula. C’est déjà une assez grande tache pour la France, que quinze siècles se soient écoulés avant que l’on y ait reconnu, comme à Rome et dans la Grèce, que le nom seul de roi était un crime : ne souillons point du moins notre histoire par un privilége d’inviolabilité qui n’exista jamais ; j’en atteste Louis XIV lui-même et son édit célèbre de 1667, où, tout despote qu’il fût, il s’exprimait ainsi dans le préambule :

« Qu’on ne dise point que le monarque n’est point sujet aux lois de son État. La proposition contraire est une vérité du droit des gens que la flatterie a quelquefois attaquée, mais que les bons princes ont toujours défendue comme une divinité tutélaire de leur empire. »

Je pourrais prouver par une suite d’écrits depuis le commencement de la monarchie et depuis Grégoire de Tours jusqu’au fameux ligueur Boucher (le curé de Saint-Benoît), que la flatterie n’a jamais pu réussir à établir entièrement en France cette doctrine d’inviolabilité. Je n’aurais besoin que de transcrire cette dernière, qui a épuisé l’érudition sur cette matière, dans son livre sur le procès d’Henri III, où, au milieu du fatras théologique, il n’a rien laissé aux lumières de ce siècle et à la Convention à ajouter à ce qu’il écrivait il y a deux cents ans. Mais l’aveu de Louis XIV me dispense de recourir à d’autres autorités.

Non que je veuille disconvenir que nos réviseurs courtisans aient voulu faire à Louis XVI le présent de l’inviolabilité. Arrière ces subtilités, ces arguties plus dignes d’Escobar que de Brutus, et de jésuites que de législateurs, par lesquelles le patriotisme ingénieux du Comité a tenté une lutte impossible contre le texte de la Constitution.

Je ne sais pas nier l’évidence ; et il est évident qu’une constitution qui porte : « La personne du roi est inviolable et sacrée, » a fait le monarque inviolable.

Et qu’on ne dise pas qu’il était inviolable comme roi, et pour les actes administratifs, et non pour les actes étrangers à ses fonctions de pouvoir exécutif. Qu’on ne distingue pas, comme on a fait, entre la personne du roi et celle de Louis XVI ; car où la loi ne distingue pas, les juges ne peuvent pas non plus distinguer ; et ici la loi a si peu distingué pour l’inviolabilité entre la personne du roi et la personne de Louis XVI, qu’elle a prononcé que « dans le cas même où Louis XVI se mettrait à la tête des ennemis pour rétablir l’ancien régime, il n’encourrait que la déchéance. » Or, certes, entrer en France à la tête des Autrichiens, incendier nos villes, ce n’est pas là un acte administratif. Il est donc incontestable que les constituants ont cuirassé Louis XVI de l’inviolabilité la plus absolue.

On dirait même que les Dandré et les Duport ont prévu le cas de cette distinction des sans-culottes vainqueurs du château des Tuileries, et que c’est pour enhardir Louis XVI à conspirer, et pour lui donner, comme ces papes du onzième siècle, une absolution de tous les crimes à commettre, que les réviseurs infâmes ont inséré cet article additionnel : « Le roi, après sa déchéance, pourra être jugé comme le simple citoyen, pour les actes postérieurs. » Certes, tous ces actes postérieurs sont bien des délits non administratifs, puisque le cas supposé est celui où le roi est déchu, et partant n’administre plus. Et puisque la Constitution déclare que pour ces délits non administratifs il ne peut être jugé qu’autant qu’ils seraient postérieurs, c’est bien dire que tous les forfaits antérieurs, sans distinction, seraient couverts de la même inviolabilité ; et il est hors de doute que dans l’acte constitutionnel, dans cette prétendue charte de l’affranchissement du genre humain, ces indignes mandataires nous avaient, en effet, ravalés au-dessous de la condition des esclaves de Commode et de Caracalla.

Mais la même bonne foi qui ne nous permet pas de nier ici qu’ils ont plastronné leur roi constitutionnel d’une inviolabilité impénétrable, ne permet pas de nier non plus, et ce seul mot tranche la question (et il aurait dû fermer, dès la première fois que Robert et Manuel l’ont dit, cette discussion trop longue) ; la bonne foi, disons-nous, ne permet pas de nier que ce qu’on appelle la Constitution décrétée aux années 89, 90 et 91, n’a jamais été ni pu être autre chose qu’un projet de Constitution, jusqu’à l’acceptation du peuple souverain.

C’est le premier principe que la Convention ait reconnu, dès son ouverture le 21 septembre. Et lorsqu’alors nous avons décrété qu’il n’y aurait point de loi constitutionnelle sans la sanction du peuple, il ne faut pas s’imaginer que ce soit une loi nouvelle que nous avons publiée. Nous n’avons fait que proclamer solennellement une loi immuable, universelle, et aussi ancienne que le genre humain. Nous n’avons fait qu’enlever la rouille du temps qui couvrait cet article des Droits de l’homme. Nous n’avons qu’à faire lire à nos commettants, et rétablir dans toute sa pureté, le texte de la loi naturelle, de cette loi gravée du doigt de Dieu sur un airain impérissable, et dont il n’a jamais été au pouvoir ni du despotisme, ni des constituants de déchirer les pages. Or, ce code primitif et commun à toutes les nations porte qu’aucune loi n’est obligatoire, si elle n’est consentie au moins tacitement et librement par le peuple. Ici tant s’en faut que cette loi de l’inviolabilité de Louis XVI ait été consentie par la nation ; qu’on se rappelle, au contraire, les réclamations généreuses de Paris spécialement contre cette inviolabilité, dans la pétition du Champ de Mars. Il accourait en foule y signer sur l’autel de la patrie cette pétition trop fameuse pour demander le jugement de Louis XVI, arrêté à Varennes la main dans le sang, comme a dit heureusement Saint-Just ; lorsque les satellites du tyran, pour lui conserver son inviolabilité en projet, ont fusillé les citoyens qui usaient paisiblement d’un droit sacré. Ce n’est que par une Saint-Barthélemy que Louis XVI a interrompu le cours des signatures qui, de toutes les parties de la France, allaient bientôt se grossir en torrent et submerger son trône. Ils existent encore, ces milliers de signatures de la pétition, parmi lesquelles on trouvera celles de presque tous les députés de Paris de la Convention. Louis XVI croit-il avoir effacé ces signatures avec le sang ? Pense-t-il, en faisant fusiller le peuple, avoir levé suffisamment l’opposition du peuple ? Le silence des citoyens sabrés ou fuyant devant le drapeau rouge de la mousqueterie, passera-t-il pour une ratification ? Et pour échapper à la juste punition de ses crimes, se fera-t-il un moyen de l’un de ses plus grands crimes ?

Il est donc évident que le peuple qui a scellé de son sang son opposition à cette loi constitutionnelle, ne l’a point consentie librement. Non, la génération présente n’a point consenti à introduire pour Louis XVI ce privilége de l’inviolabilité qui n’exista jamais pour ses prédécesseurs, que l’esclavage même de nos pères a repoussé pendant quatorze cents ans, et dont Louis XIV lui-même, de son aveu, ne jouissait pas. Il est donc certain que Louis XVI peut être jugé pour ses crimes, et qu’il n’est pas plus inviolable pour la nation que dans la troisième race Henri III et Charles VII pour le parlement de Paris ; dans la seconde, Charles le Simple et Louis le Débonnaire pour les évêques, et dans la première, Chilpéric, Thierry et Childéric pour les leudes et les maires du palais ; et le vase de Soissons prouve bien que loin d’être inviolable, Clovis était soumis comme le simple soldat de son armée aux lois de la guerre et des Francs.

D’ailleurs, quand cette loi de l’inviolabilité que j’ai prouvé n’être qu’un projet, aurait été consentie librement, qu’en résulterait-il pour Louis XVI, et de quelle ressource lui serait ce prétendu contrat entre lui et la nation ? De quoi Louis XVI est-il accusé, que d’une suite non interrompue de trahisons et de parjures, et de cette espèce de crimes dont il est de l’essence d’annuler envers le coupable tous les engagements de ceux avec qui il a contracté ? Comment Louis XVI pourrait-il réclamer l’inviolabilité qui lui avait été accordée par la Constitution et par un contrat qu’il a violé le premier, comme si, en se déliant lui-même, il n’avait point délié tous les autres contractants ?

Il ne sert donc de rien à Necker de prétendre qu’il y ait eu un contrat entre Louis XVI et la nation, et de le défendre par les principes du droit civil. Qu’y gagnerait-il, et en combien de manières ce contrat ne sera-t-il pas nul selon ces principes ? Nul parce qu’il n’était pas ratifié par la partie contractante ; nul parce que Louis XVI n’a pu se délier lui-même sans dégager la nation ; nul par la violence, le massacre du Champ de Mars et ce drapeau de mort sous lequel la révision a été formée ; nul par le défaut de cause et le défaut de lien, en ce qu’il n’y avait d’obligé que la nation, qui donnait tout et ne recevait rien : Louis XVI n’étant obligé à rien de son côté, et pouvant commettre impunément tous les crimes, je dis impunément, puisqu’au moment où Necker le supposerait contracter avec la nation, de qui il va recevoir cette couronne constitutionnelle, cette couronne ne lui appartenait pas, il ne possédait rien, et qu’ainsi la cause de déchéance ne lui ôte que ce que la nation va lui donner, ne lui ôte rien ; en sorte que, sous ce rapport, un pareil contrat ne pourrait être rangé que dans la classe de ceux que le jurisconsulte appelle société léonine, comme le contrat du lion avec le troupeau, et qui n’oblige qu’autant qu’on reste sous la dent et sous la griffe.

Mais, j’ai honte de suivre les avocats de Louis XVI dans cette discussion de droit civil. C’est par le droit des gens que doit se régler ce procès. L’esclavage des nations pendant dix mille ans n’aurait pu prescrire contre leurs droits imprescriptibles. Jamais il n’a pu être plus permis aux Charles, aux Henris, aux Frédérics, aux Édouards, aux Louis, qu’à Jules César de régner. C’est un crime d’être roi. C’était même un crime d’être roi constitutionnel, car la nation n’avait point accepté la Constitution. Il n’y a qu’une seule supposition dans laquelle il puisse être légitime de régner : c’est lorsqu’un peuple se dépouille formellement de ses droits, pour en faire la cession à un seul homme, non pas seulement comme le firent les États généraux de Danemark en 1660, mais lorsque le peuple tout entier a passé ou du moins ratifié lui-même cette procuration de sa souveraineté. Encore ne pourrait-il obliger la génération suivante, car la mort éteint tout droit. C’est à ceux qui existent et qui sont en possession de cette terre à y faire la loi à leur tour : autrement, que les morts sortent de leurs tombeaux et viennent maintenir leurs actes contre les vivants qui les abrogent ! Toute autre royauté ne s’exerce sur le peuple qu’à la charge de l’insurrection, comme les brigands règnent aussi dans les bois à la charge de la peine prévôtale. Et après que nous avons insurgé et recouvré nos droits, venir opposer des lois féodales, ou même la Constitution aux Français républicains, c’est opposer le code noir aux nègres vainqueurs des blancs. Nos commettants ne nous ont point envoyés ici pour suivre ces lois féodales et cette prétendue Constitution, mais pour l’abolir ou plutôt pour déclarer qu’elle n’exista jamais, et ressaisir la nation de sa souveraineté usurpée. Ou nous sommes vraiment républicains, alors élevons-nous à la hauteur de ces idées républicaines ; ou ne nous faisons point géants, si nous ne sommes que des pygmées. Pour le droit des gens, Louis XVI était un tyran, en état de révolte contre la nation, et un criminel digne de mort, comme roi, même comme roi constitutionnel ; et les Français n’ont pas plus besoin de lui faire le procès qu’Hercule au sanglier d’Érymante, ou les Romains à Tarquin ou à César, qui se croyait aussi un dictateur constitutionnel.

Mais ce n’est pas seulement un roi, c’est un criminel chargé de forfaits, que nous avons à punir en sa personne.

N’attendez pas de moi que je me livre à une exagération outrée, que je le qualifie de Néron, comme j’ai entendu faire à ceux qui ont opiné le plus favorablement pour lui. Je sais que Louis XVI avait des inclinations de tigre ; et si nous exercions ces jugements que Montesquieu appelle des jugements de mœurs comme celui de l’aréopage, condamnant à mort un enfant pour avoir crevé les yeux à un oiseau ; si nous avions un aréopage, il eût pu cent fois condamner cet homme comme déshonorant l’espèce humaine par les caprices de ses folles cruautés. Mais puisque ce n’est point les faits de sa vie privée, mais les crimes de son règne que nous jugeons, il faut avouer que cette longue suite d’accusations contre Louis que nous ont présentées notre Comité et nos orateurs, en le rendant mille fois digne de mort, n’offriront point pourtant à la postérité les horreurs du règne de Néron, et présentent plutôt les crimes des constituants, plutôt les crimes de la royauté, que de Louis Capet.

Ce qui rend le ci-devant roi justement odieux au peuple, ce sont ces quatre années de parjures, et de serments renouvelés sans cesse à la nation, à la face du ciel, tandis qu’il conspirait contre elle. La trahison fut toujours le crime le plus abominable devant toutes les nations. Elle a toujours été poursuivie de cette horreur que l’on a pour les poisons et les vipères, par la raison qu’il est impossible de s’en défendre. Aussi la loi des douze tables vouait aux furies le mandataire qui avait trompé la confiance de son commettant, et permettait à celui-ci de le tuer partout où il le rencontrerait. Aussi la fidélité à remplir ses engagements est-elle la seule vertu dont se piquent ceux qui ont renoncé à toutes les autres. C’est la seule qu’on retrouve dans la caverne des voleurs. C’est le dernier bien de la société, qui empêche celle des brigands de se dissoudre ; et tout le monde connaît le trait d’histoire de ces voleurs, chez qui était réfugié le prétendant après la bataille de Culloden, qui se firent tous pendre pour avoir volé des sommes assez peu considérables, tandis qu’aucun ne fut tenté de gagner, en violant sa parole, les trente mille livres sterling promises à celui qui découvrirait sa retraite.

C’est ce rapprochement qui peint le mieux la royauté, en montrant combien les cavernes même sont moins scélérates qu’un Louvre, puisque la maxime de tous les rois est celle de César : « Il est permis de violer sa foi pour régner ; » c’est ce que disait Antoine de Lève à Charles-Quint, dans son idiome religieux : « Si vous ne voulez pas être un scélérat, si vous avez une âme à sauver, renoncez à l’empire. » C’est ce que disait Machiavel, en des termes qui s’appliquaient d’une manière bien frappante à notre situation. Aussi n’ai-je pas manqué de citer, il y a un an, ce passage dans une pétition à l’Assemblée nationale : « Si pour rendre un peuple libre il fallait renoncer à la souveraineté, celui qui en aurait été revêtu, mériterait quelque excuse, et la nation serait injuste de trouver mauvais qu’il ne la trahît point parce qu’il est difficile et contre nature de tomber volontairement de si haut. » Tout cela prouve que les crimes de Louis XVI sont plutôt les crimes des constituants qui l’ont maintenu dans sa condition de roi, c’est-à-dire qui lui ont donné des patentes d’ennemi de la nation et de traître. Mais toutes ces considérations qui peuvent être bonnes pour affaiblir l’horreur de ces complots dans la postérité, ne sauraient devant la loi en faire adoucir le châtiment. Eh quoi ! les juges puniraient-ils moins un brigand, parce que celui-ci aurait été élevé dans une caverne à croire que toutes les propriétés des passants lui appartenaient ; parce que son éducation aurait tellement dépravé son naturel, qu’il n’aurait pu faire autre chose que ce métier de voleur ? Sera-ce une raison pour que les trahisons d’un roi demeurent impunies, parce qu’il ne pouvait être qu’un traître, et pour ne point donner l’exemple aux nations d’abattre cet arbre, parce qu’il ne pouvait porter que des poisons ?

En deux mots, par la déclaration des droits, par ce code éternel, immuable, ce code provisoire de toutes les sociétés jusqu’à leur entière organisation, jusqu’à ce que des lois particulières aient dérogé à ses lois générales et dont le peuple français a adopté avec transport et rétabli dans toute leur pureté les articles effacés par la rouille des siècles, par cet article qu’il a consacré comme la base de sa Constitution : « Que la loi est la même pour tous, soit qu’elle punisse, soit qu’elle protége, » Louis XVI dépouillé de son inviolabilité chimérique, ne saurait être regardé que comme un conspirateur qui, poursuivi par le peuple le 10 août sur la commune renommée, est venu chercher un asile au milieu de nous, et au pied du trône et de la souveraineté nationale, dont la maison a été trouvée pleine de pièces de convictions de ses complots et de ses forfaits, que nous avons mis en état d’arrestation et écroué au Temple, et qu’il ne nous reste plus qu’à juger.

Mais qui jugera ce conspirateur ? C’est une chose étonnante, inconcevable, que la torture à laquelle cette nouvelle question a mis les meilleures têtes de la Convention. Éloignés que nous sommes de la nature et des lois primitives de toute société, la plupart de nous n’ont pas cru qu’on pût juger un conspirateur sans un juré d’accusation, un juré de jugement et des juges qui appliquassent la loi, et tous ont imaginé un tribunal plus ou moins extraordinaire. C’est ainsi que nous ne sortons des anciennes ornières de l’usage, que pour tomber dans de nouvelles au lieu de suivre le chemin uni du bon sens. Qui jugera Louis XVI ? Ce serait le peuple entier, s’il le pouvait, comme le peuple de Rome jugeait Manlius et Horace, sans se douter qu’il fallût un juré d’accusation, puis un juré de jugement, puis un tribunal qui appliquât la loi pour juger un coupable pris sur le fait. Mais comme on ne peut pas tenir les plaids de vingt-cinq millions d’hommes, il faut en revenir à la maxime de Montesquieu, « qu’un peuple libre fait tout ce qu’il peut par lui-même, et le reste par ses représentants et ses commissaires. » Or, à moins de nier l’évidence, qu’est-ce que la Convention nationale, sinon la commission nommée par le peuple français, pour juger le dernier roi, et faire la constitution de la nouvelle République ?

On prétend que ce serait cumuler tous les pouvoirs, les fonctions législatives et les fonctions judiciaires. Il faut bien que ceux qui ont le plus rebattu nos oreilles des dangers de cette cumulation de pouvoirs, ou se moquassent de notre simplicité de croire qu’ils respectaient ces limites, ou ne s’entendissent pas bien eux-mêmes. Car est-ce que les Assemblées constituante et législative n’ont pas fait cent fois elles-mêmes les fonctions de juges, soit en anéantissant la procédure du Châtelet et de tant d’autres tribunaux, soit en décrétant sur un si grand nombre de prévenus, qu’il y avait ou qu’il n’y avait lieu à accusation ? Renvoyer d’accusation Mirabeau ou Philippe-Égalité, ou envoyer Lessart à Orléans, n’était-ce pas faire les fonctions de juges ? J’en conclus que ces pondérateurs, comme Mirabeau les appelait, qui parlent sans cesse d’équilibre et de balancement de pouvoirs, ne croient pas eux-mêmes à ce qu’ils disent. Est-ce qu’on peut contester, par exemple, que la nation, puisqu’elle exerce la toute-puissance de la souveraineté, ne cumule pas tous les pouvoirs ? Est-ce qu’on peut contester que la nation ne puisse déléguer, à son gré, telle portion de ses pouvoirs, et à qui bon lui semble ? Est-ce qu’on peut nier que la nation nous ait revêtus, ici, cumulativement de ses pouvoirs, et pour juger Louis XVI et pour faire la Constitution ? On peut parler de l’équilibre des pouvoirs, et de la nécessité de le maintenir, quand le peuple, comme en Angleterre n’exerce sa souveraineté que dans le temps des élections.

Mais quand la nation, le souverain, est en activité permanente, comme autrefois à Athènes et dans Rome, et aujourd’hui en France, où le droit de sanctionner les lois est reconnu lui appartenir, et où il peut tous les jours s’assembler dans ses municipalités et sections, et révoquer ses mandataires infidèles ; on ne voit plus cette grande nécessité de maintenir l’équilibre des pouvoirs alors que c’est le peuple qui, de son bras de fer, tient lui-même suspendu les deux plats de la balance, prêt à en précipiter les ambitieux et les traîtres qui voudraient la faire pencher du côté opposé à l’intérêt général. Il est évident que le peuple nous a envoyés ici pour juger le roi, et lui présenter une Constitution. La première de ces deux conditions est-elle donc si difficile à remplir ? Et avons-nous autre chose à faire sur-le-champ que ce que fit le consul Brutus, quand le peuple le commit pour juger lui-même ses deux fils, et qu’il se servit de cette pierre de touche, comme il s’en sert aujourd’hui pour éprouver la Convention ? Il les fit venir devant son tribunal, comme vous devez faire venir Louis XVI devant vous. Il leur produisit les preuves de leur conspiration, comme vous devez produire à Louis XVI cette multitude de preuves accablantes de ses complots. Ils ne purent rien répondre à la déposition de l’esclave, comme Louis XVI ne pourra rien répondre à la correspondance de la Porte, et à cette foule de preuves écrites, qu’il soldait ses gardes du corps à Coblentz et trahissait la nation ; et il ne vous restera plus qu’à prouver comme Brutus au peuple romain, que vous êtes dignes de commencer la République et sa Constitution, et à apaiser les mânes de cent mille citoyens qu’il a fait périr, en prononçant le même jugement : I, lictor, deliga ad palum.


DE L’IMPRIMERIE NATIONALE