Œuvres de Camille Desmoulins/Tome III/Le Vieux Cordelier, n° V

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Œuvres de Camille DesmoulinsBibliothèque nationaleIII (p. 41-90).

LE VIEUX CORDELIER

No V

Quintidi nivôse, 1re décade,
l’an II de la République une et indivisible.


GRAND DISCOURS JUSTIFICATIF
DE CAMILLE DESMOULINS AUX JACOBINS
Patriotes, vous n’y entendez rien. Eh ! mon Dieu,
laissez-moi dire : on n’en rabattra que trop.
(Mot de Marat.)


Frères et amis,

Saint Louis n’était pas prophète, lorsqu’il se prenait d’une belle passion pour les Jacobins et les Cordeliers, deux ordres que l’histoire nous apprend qu’il chérissait d’une tendresse de père. Le bon sire ne prévoyait pas qu’ils donneraient leur nom à deux ordres un peu différents, qui détrôneraient sa race, et seraient les fondateurs de la République française une et indivisible. Après cet exorde insinuant et cet éloge qui n’est pas flatteur, et auquel vous avez tous part, j’espère qu’il me sera permis, dans le cours de cet écrit apologétique, de vous adresser quelques vérités qui seront moins agréables à certains membres.

Le vaisseau de la République vogue, comme j’ai dit, entre deux écueils, le modérantisme et l’exagération. J’ai commencé mon Journal par une profession de foi politique qui aurait dû désarmer la calomnie : j’ai dit, avec Danton, qu’outrer la Révolution avait moins de péril et valait mieux encore que de rester en deçà ; que, dans la route que tenait le vaisseau, il fallait encore plutôt s’approcher du rocher de l’exagération, que du banc de sable du modérantisme. Mais voyant que le Père Duchesne, et presque toutes les sentinelles patriotes, se tenaient sur le tillac, avec leur lunette, occupés uniquement à crier : Gare ! vous touchez au modérantisme ! il a bien fallu que moi, vieux Cordelier et doyen des Jacobins, je me chargeasse de la faction difficile, et dont aucun des jeunes gens ne voulait, crainte de se dépopulariser, celle de crier : Gare ! vous allez toucher à l’exagération ! et voilà l’obligation que doivent m’avoir tous mes collègues de la Convention, celle d’avoir sacrifié ma popularité même pour sauver le navire où ma cargaison n’était pas plus forte que la leur.

Pardon, frères et amis, si j’ose prendre encore le titre de Vieux Cordelier, après l’arrêté du club qui me défend de me parer de ce nom. Mais, en vérité, c’est une insolence si inouïe que celle de petits-fils se révoltant contre leur grand-père, en lui défendant de porter son nom, que je veux plaider cette cause contre ces fils ingrats. Je veux savoir à qui le nom doit rester, ou au grand-papa, ou à des enfants qu’on lui a faits, dont il n’a jamais ni reconnu, ni même connu la dixième partie, et qui prétendent le chasser du paternel logis. Ô dieux hospitaliers ! je quitterai le nom de Vieux Cordelier, quand nos pères profès du district et non du club me le défendront ; quant à vous, Messieurs les novices, qui me rayez sans m’entendre :

Sifflez-moi librement ; je vous le rends, mes frères.

Lorsque Robespierre a dit : Quelle différence y a-t-il entre Le Pelletier et moi que la mort ? il y avait de sa part bien de la modestie. Je ne suis pas Robespierre ; mais la mort, en défigurant les traits de l’homme, n’embellit pas son ombre à mes yeux, et ne rehausse pas l’éclat de son patriotisme à ce point de me faire croire que je n’aie pas mieux servi la République, même étant rayé des Cordeliers, que Le Pelletier dans le Panthéon ; et puisque je suis réduit à parler de moi, non-seulement pour donner du poids à mes opinions politiques, mais même pour me défendre, bientôt j’aurai mis le dénoncé et les dénonciateurs chacun à leur véritable place, malgré les grandes colères du père Duchesne, qui prétend, dit Danton, que sa pipe ressemble à la trompette de Jéricho, et que, lorsqu’il a fumé trois fois autour d’une réputation, elle doit tomber d’elle-même.

Il me sera facile de prouver que j’ai dû crier aux pilotes du vaisseau de l’État : Prenez garde ; nous allons touchera l’exagération. Déjà Robespierre et même Billaud-Varennes avaient reconnu ce danger. Il restait au journaliste à préparer l’opinion, à bien montrer l’écueil : c’est ce que j’ai fait dans les quatre premiers numéros.

Ce n’est pas sur une ligne détachée qu’il fallait me juger. Il y a vingt phrases dans l’Évangile, dit Rousseau, tout en appelant son auteur sublime et divin, sur lesquelles M. le lieutenant de police « l’aurait fait pendre, en les prenant isolément et détachées de ce qui précède et de ce qui suit. » Ce n’est pas même sur un numéro, mais sur l’ensemble de mes numéros, qu’il faudrait me juger.

Je lis dans la Feuille du Salut Public, à l’article de la séance des Jacobins, primidi nivôse : « Camille Desmoulins, dit Nicolas, frise depuis longtemps la guillotine ; et, pour vous en donner la preuve, il ne faut que vous raconter les démarches qu’il a faites au comité révolutionnaire de ma section, pour sauver un mauvais citoyen que nous avions arrêté par ordre du comité de sûreté générale, comme prévenu de correspondance intime avec des conspirateurs, et pour avoir donné asile chez lui au traître Nantouillet. »

Vous allez juger, frères et amis, quel était ce scélérat que j’ai voulu sauver. Le citoyen Vaillant était accusé, de quoi ? vous ne le devineriez jamais : d’avoir donné à dîner, dans sa campagne, à deux lieues de Péronne, à un citoyen résidant dans cette ville depuis quinze mois, y montant sa garde, y touchant ses rentes ; en un mot, ayant une possession d’état, et de l’avoir invité à coucher chez lui. N’est-ce pas là le crime ridicule dont parle Tacite ? Crime de contre-révolution de ce que votre fermier avait donné à coucher à un ami de Séjan. Que dis-je ? les amis de Séjan ayant été mis hors la loi, Tacite pouvait avoir tort de se récrier. Mais ici c’est bien pis ! Vaillant avait donné, il y avait plus d’un an, l’hospitalité, deux jours seulement, à un citoyen alors actif, à un citoyen qui, dans ce temps-là, n’était pas sur la liste des gens suspects. Il est vrai que ce citoyen s’appelle Nantouillet ; il est vrai que ce Nantouillet étant venu voir, en 1791 ou 1792, ce Vaillant qui, par parenthèse, est un mien cousin, celui-ci ne l’a point mis à la porte, quoiqu’il fût un ci-devant. Mais, bon Dieu ! sera-t-on un scélérat, un conspirateur, pour n’avoir pas chassé de sa maison un ci-devant noble, il y a deux ans ? Si ce sont là des crimes, Monsieur Nicolas, je plains ceux que vous jugez. J’ai vu André Dumont, qui n’est pourtant pas suspect de modérantisme, hausser les épaules de pitié de cette arrestation, et il a rendu la liberté au citoyen Vaillant. Si moi, pour avoir demandé la liberté de mon parent emprisonné pour une telle peccadille, je frise la guillotine, que ferez-vous donc à André Dumont, qui l’a accordée ? Et sied-il à un juré du tribunal révolutionnaire d’envoyer si légèrement à la guillotine ?

Je ne puis retenir ma langue, et quelque danger qu’il y ait à avoir une rixe avec un juré du tribunal révolutionnaire, dénonciation pour dénonciation. En janvier dernier, J’ai vu encore M. Nicolas dîner avec une pomme cuite, et ceci n’est point un reproche (plût à Dieu que, dans une cabane, et ignoré au fond de quelque département, je fisse avec ma femme de semblables repas) ! Voici ce qu’était alors le citoyen Nicolas. Dans les premières années de la Révolution, comme Robespierre courait plus de dangers qu’aucun de nous, à cause que son talent et sa popularité étaient plus dangereux aux contre-révolutionnaires, les patriotes ne le laissaient pas sortir seul ; c’était Nicolas qui l’accompagnait toute l’année, et qui, grand et fort, armé d’un simple bâton, valait à lui seul une compagnie de muscadins. Comme tous les patriotes aiment Robespierre ; comme, dans le fond, Nicolas est un patriote, et qu’il n’y a que la séduction du pouvoir, et l’éblouissante nouveauté d’une si grande puissance, entre ses mains, que celle de vie et de mort, qui peut lui avoir tourné la tête, nous l’avons nommé juré du tribunal révolutionnaire, dont il est en même temps imprimeur. Or, et c’est par là crue je voulais conclure, sans me permettre aucune réflexion, croirait-on qu’à ce sans-culotte qui vivait si sobrement, en janvier, il est dû en nivôse, plus de 150,000 fr., pour impressions, par le tribunal révolutionnaire, tandis que moi, qu’il accuse, je n’ai pas accru mon pécule d’un denier. C’est ainsi que moi, je suis un aristocrate qui frise la guillotine, et que Nicolas est un sans-culotte qui frise la fortune.

Défiez-vous, Monsieur Nicolas, de l’intérêt personnel qui se glisse même dans les meilleures intentions. Parce que vous êtes l’imprimeur de Bouchotte, est-ce une raison pour que je ne puisse l’appeler Georges sans friser la guillotine ? J’ai bien appelé Louis XVI mon gros benêt de roi, en 1787, sans être embastillé pour cela. Bouchotte serait-il un plus grand seigneur ? Vous, Nicolas, qui avez aux Jacobins l’influence d’un compagnon, d’un ami de Robespierre ; vous qui savez que mes intentions ne sont pas contre-révolutionnaires, comment avez-vous cru les propos qu’on tient dans certains bureaux ? comment les avez-vous crus plutôt que les discours de Robespierre, qui m’a suivi presque depuis l’enfance, et qui, quelques jours auparavant, m’avait rendu ce témoignage que j’oppose à la calomnie : qu’il ne connaissait pas un meilleur républicain que moi ; que je l’étais par instinct, par sentiment plutôt que par choix, et qu’il m’était même impossible d’être autre chose. Citez-moi quelqu’un dont on ait fait un plus bel éloge ?

Cependant les tape-durs ont cru Nicolas plutôt que Robespierre ; et déjà, dans les groupes, on m’appelle un conspirateur. Cela est vrai, citoyens, voilà cinq ans que je conspire pour rendre la France républicaine, heureuse et florissante.

J’ai conspiré pour votre liberté, bien avant le 12 juillet. Robespierre vous a parlé de cette tirade énergique de vers, avant-coureurs de la Révolution. Je conspirais, le 12 juillet, quand, le pistolet à la main, j’appelais la nation aux armes et à la liberté, et que j’ai pris, le premier, cette cocarde nationale que vous ne pouvez pas attacher à votre chapeau, sans vous souvenir de moi. Mes ennemis, ou plutôt les ennemis de la liberté, car je ne puis en avoir d’autres, me permettent-ils de lire cette pièce justificative ?

« Alors parut Camille Desmoulins ; il faut l’écouter lui-même : Il était deux heures et demie ; je venais sonder le peuple. Ma colère contre les despotes était tournée en désespoir. Je ne voyais pas les groupes, quoique vivement émus ou consternés, assez disposés au soulèvement. Trois jeunes gens me parurent agités d’un plus véhément courage ; ils se tenaient par la main. Je vis qu’ils étaient venus au Palais-Royal dans le même dessein que moi ; quelques citoyens passifs les suivaient : « Messieurs, leur dis-je, voici un commencement d’attroupement civique ; il faut qu’un de nous se dévoue et monte sur une table pour haranguer le peuple. — « Montez-y. — J’y consens. » Aussitôt je fus plutôt porté sur la table que je n’y montai. À peine y étais-je, que je me vis entouré d’une foule immense. Voici ma courte harangue, que je n’oublierai jamais :

« Citoyens ! il n’y a pas un moment à perdre. J’arrive de Versailles ; M. Necker est renvoyé : ce renvoi est le tocsin d’une Saint-Barthélemi de patriotes : ce soir, tous les bataillons suisses et allemands sortiront du Champ-de-Mars pour nous égorger. Il ne nous reste qu’une ressource, c’est de courir aux armes, et de prendre des cocardes pour nous reconnaître. »

« J’avais les larmes aux yeux, et je parlais avec une action, que je ne pourrais ni retrouver ni peindre. Ma motion fut reçue avec des applaudissements infinis. Je continuai : — Quelles couleurs voulez-vous ? — Quelqu’un s’écria : — Choisissez. — Voulez-vous le vert, couleur de l’espérance, ou le bleu de Cincinnatus, couleur de la liberté d’Amérique et de la démocratie ? Des voix s’élevèrent : — Le vert, couleur de l’espérance ! — Alors je m’écriai : — Amis ! le signal est donné : voici les espions et les satellites de la police qui me regardent en face. Je ne tomberai pas du moins vivant entre leurs mains. Puis, tirant deux pistolets de ma poche, je dis : — Que tous les citoyens m’imitent ! Je descendis étouffé d’embrassements ; les uns me serraient contre leurs cœurs ; d’autres me baignaient de leurs larmes : un citoyen de Toulouse, craignant pour mes jours, ne voulut jamais m’abandonner. Cependant on m’avait apporté un ruban vert. J’en mis le premier à mon chapeau, et j’en distribuai à ceux qui m’environnaient. »

Depuis, je n’ai cessé de conspirer, avec Danton et Robespierre, contre les tyrans. J’ai conspiré dans la France libre, dans le discours de la Lanterne aux Parisiens, dans les Révolutions de France et de Brabant, dans la Tribune des Patriotes. Mes huit volumes in-8o attestent toutes mes conspirations contre les aristocrates de toute espèce, les royalistes, les feuillants, les brissotins, les fédéralistes. Qu’on mette les scellés chez moi, et on verra quelle multitude de suffrages, les plus honorables qu’un homme puisse recevoir, m’est venue des quatre parties du monde.

Qu’on parcoure mes écrits, mes opinions, mes appels nominaux, je défie qu’on me cite une seule phrase, dans ces huit volumes, où j’aie varié dans les principes républicains, et dévié de la ligne de la Déclaration des droits. Depuis Necker et le système des deux chambres, jusqu’à Brissot et au fédéralisme, qu’on me cite un seul conspirateur dont je n’aie levé le masque, bien avant qu’il ne fût tombé. J’ai toujours eu six mois, et même dix-huit mois d’avance sur l’opinion publique. Je les ai encore ces six mois d’avance ; et j’ajourne à un temps moins éloigné votre changement d’opinion sur mon compte. Où avez-vous pris vos actes d’accusation contre Bailly, La Fayette, Malouet, Mirabeau, les Lameth, Pétion, d’Orléans, Sillery, Brissot, Dumouriez, sinon dans ce que j’avais conjecturé, longtemps auparavant, dans mes écrits que le temps a confirmés depuis ? Et je vous l’ai déjà dit, ce à quoi personne ne fait attention en ce moment, mais qui, bien plus que mes ouvrages, m’honorera auprès des républicains dans la postérité, c’est que j’avais été lié avec la plupart de ces hommes que j’ai dénoncés, et que je n’ai cessé de poursuivre, du moment qu’ils ont changé de parti ; c’est que j’ai été plus fidèle à la patrie qu’à l’amitié : c’est que l’amour de la République a triomphé de mes affections personnelles ; et il a fallu qu’ils fussent condamnés pour que je leur tendisse la main, comme à Barnave.

Il est bien facile aux patriotes du 10 août, aux patriotes de la troisième ou quatrième, je ne dis pas réquisition, mais perquisition, aujourd’hui que l’argent et les places éminentes sont presque une calamité, de se parer de leur incorruptibilité d’un jour. Necker, à l’apogée de sa gloire, et après son deuxième rappel, a-t-il cherché à les séduire, comme moi, dans l’affaire des boulangers ? La Fayette, dans les plus beaux jours de sa fortune, les a-t-il fait applaudir, par ses aides-de-camp, quand ils sortaient de chez lui, et traversaient son antichambre ? Ont-ils été environnés, à Bellechasse, de piéges glissants et presque inévitables ? A-t-on tenté leurs yeux par les charmes les plus séduisants, leurs mains par l’appât d’une riche dot ; leur ambition par la perspective du ministère ; leur paresse par celle d’une maison délicieuse, dans les Pyrénées ? Les a-t-on mis à une épreuve plus difficile, celle de renoncer à l’amitié de Barnave et des Lameth, et de s’arracher à celle de Mirabeau que j’aimais à l’idolâtrie, et comme une maîtresse ? À tous ces avantages ont-ils préféré la fuite et les décrets de prise de corps ? Ont-ils été obligés de condamner tant de leurs amis avec qui ils avaient commencé la Révolution.

Ô peuple ! apprends à connaître tes vieux amis, et demande aux nouveaux qui m’accusent, s’il se trouve un seul parmi eux qui puisse produire tant de titres à ta confiance ?

Mon véritable crime, je n’en doute pas, c’est qu’on sait que j’ai dit, qu’avant dix numéros, j’aurais démasqué encore une fois tous les traîtres, les nouveaux conspirateurs, et la cabale de Pitt qui craint les révélations de mon journal. On n’ose se mesurer avec le vieux Cordelier qui a repris sa plume polémique signalée par tant de victoires sur tous les conspirateurs passés, et on a pris le parti plus court de me faire des querelles d’Allemand, et de reproduire des dénonciations usées, et que Robespierre vous a fait mettre sous les pieds. Mais voyons quels sont les prétextes de cet acharnement contre moi.

Des hommes, mes ennemis à découvert, et en secret ceux de la République, ne savent que me reprocher éternellement, depuis cinq mois, d’avoir défendu Dillon. Mais si Dillon était si coupable, que ne le faisiez-vous donc juger ?

Pourquoi ne veut-on voir qu’un général que j’ai défendu, et ne regarde-t-on pas cette foule de généraux que j’ai accusés ? Si c’était un traître que j’eusse voulu défendre, pourquoi aurais-je accusé ses complices ?

Si l’on veut que je sois criminel pour avoir défendu Dillon, il n’y a pas de raison pour que Robespierre ne soit pas criminel aussi pour avoir pris la défense de Camille Desmoulins, qui avait pris la défense de Dillon. Depuis quand est-ce un crime d’avoir défendu quelqu’un ? Depuis quand l’homme est-il infaillible et exempt d’erreurs ?

Collot d’Herbois lui-même qui, sans me nommer, est tombé sur moi avec une si lourde raideur, à la dernière séance des jacobins, et qui, à propos du suicide de Gaillard, s’est mis en scène, et a fait une vraie tragédie, pour exciter contre moi les passions des tribunes où l’on avait payé, ce jour-là, des places jusqu’à 25 livres, tant M. Pitt mettait d’importance à l’expulsion de la société des quatre membres dénoncés, Fabre d’Églantine, Bourdon de l’Oise, Philippeaux et moi ; Collot d’Herbois ne s’était-il pas trompé lui-même sur un général qui a livré Toulon ? sur Brunet. N’a-t-il pas défendu Proly ? Si je voulais user de représailles contre Collot, je n’aurais qu’à laisser courir ma plume, armée de faits plus forts que sa dénonciation. Mais j’immole à la patrie mes ressentiments de la violente sortie de Collot contre moi : nous ne sommes pas trop forts, tous les vrais patriotes ensemble, et serrés les uns contre les autres, pour faire tête à l’aristocratie, canonnant et livrant des batailles autour des frontières, et au faux patriotisme, ou plutôt à la même aristocratie, plus lâche, cabalant et intrigaillant dans l’intérieur. J’ai eu le tort, et on m’a fait le reproche juste, d’avoir écouté l’amour-propre blessé, et d’avoir pincé trop au vif un excellent patriote, notre cher Legendre : je veux montrer que je ne suis pas incorrigible, en renonçant aujourd’hui à des représailles bien légitimes. J’avertis seulement Collot d’être en garde contre les louanges perfides et exclusives, et de rejeter avec mépris, comme a fait Robespierre, celles de ce Père Duchesne, des lèvres de qui tout Paris a remarqué qu’il ne découlait que du sucre et du miel, qui n’avait que des joies, dont les jurements même étaient flûtes et doucereux, depuis le retour de Danton, et qui, tout à coup, à l’arrivée de Collot d’Herbois, reprend ses moustaches, ses colères, et ses grandes dénonciations contre les vieux cordeliers et ne craint pas de s’écrier indiscrètement : Le géant est arrivé, il va terrasser les pygmées. La publicité de ce mot qui ne pourrait point dépopulariser, mais seulement ridiculiser celui qui en est l’objet, s’il n’avait pas désavoué cette flagornerie d’Hébert qui cherche à se retirer sous le canon de Collot ; cette publicité sera la seule petite piqûre d’amour-propre à amour-propre, que je me permettrai de faire à mon collègue. Je saurai toujours distinguer entre le Père Duchesne et le bon Père Gérard, entre Collot Châteauvieux et Hébert Contre-marque.

Voilà, à propos de Dillon, une bien longue thèse, tandis que, pour ma justification, j’avais seulement à observer que les meilleurs patriotes n’étaient pas exempts de prévention ; que Collot d’Herbois lui-même avait défendu des gens plus suspects que Dillon ; bien plus, je pose en fait, qu’il n’est pas un député à la montagne, à qui on ne puisse reprocher quelque erreur et son Dillon.

Pardon, mes chers souscripteurs, mais croiriez-vous que je ne suis pas encore bien convaincu que ce général, qu’on ne cesse de me jeter aux jambes, soit un traître ? Voilà six mois que je m’abstiens de parler de lui ni en bien, ni en mal. Je me suis contenté de communiquer à Robespierre, il y a trois mois, la note qu’il m’avait fait passer sur Carteaux. Eh bien, la trahison de Carteaux vient de justifier cette note.

Ici, remarquez, qu’il y a quatre semaines, Hébert a présenté aux Jacobins un soldat qui est venu faire le plus pompeux éloge de Carteaux, et décrier nos deux cordeliers, Lapoype et ce Fréron qui est venu pourtant à bout de prendre Toulon, en dépit de l’envie, et malgré les calomnies ; car Hébert appelait Fréron comme il m’appelle, un ci-devant patriote, un muscadin, un Sardanapale, un viédase. Remarquez, citoyens, que depuis deux mois, le patriote Hébert n’a cessé de diffamer Barras et Fréron, de demander leur rappel au comité de salut public, et de prôner Carteaux, sans qui Lapoype aurait peut-être repris Toulon, il y a six semaines, lorsque ce général s’était déjà emparé du fort Pharon. Remarquez que c’est lorsque Hébert a vu qu’il ne pouvait venir à bout d’en imposer à Robespierre sur le compte de Fréron, parce que Robespierre connaît les vieux cordeliers, parce qu’il connaît Fréron, comme il me connaît ; remarquez que c’est alors qu’est venue au comité de salut public, on ne sait d’où, cette fausse lettre signée Fréron et Barras ; cette lettre qui ressemble si fort à celle qu’on a fait parvenir, il y a deux jours, à la section des Quinze-Vingts, par laquelle il semblait que d’Églantine, Bourdon de l’Oise, Philippeaux et moi voulions soulever les sections. Oh ! mon cher Fréron, c’est par ces artifices grossiers que les patriotes du 10 août minent les piliers de l’ancien district des Cordeliers. Tu écrivais, il y a dix jours, à ma femme : « Je ne rêve qu’à Toulon, ou j’y périrai ou je le rendrai à la République ; je pars. La canonnade commencera aussitôt mon arrivée ; nous allons gagner un laurier ou un saule : préparez-moi l’un ou l’autre. » Oh ! mon brave Fréron, nous avons pleuré de joie tous les deux en apprenant ce matin la victoire de la République, et que c’était avec des lauriers que nous irions au-devant de toi, et non pas avec des saules au-devant de ta cendre.

C’est en montant le premier à l’assaut avec Salicetti et le digne frère de Robespierre, que tu as répondu aux calomnies d’Hébert. C’est donc à Paris comme à Marseille ! Je vais citer tes paroles parce que celles d’un triomphateur auront plus de poids que les miennes : Tu nous écris dans cette même lettre : « Je ne sais pas si Camille voit comme moi, mais il me semble qu’on veut pousser la société populaire au delà du but, et leur faire faire, sans s’en douter, la contre-révolution par des mesures ultra-révolutionnaires. La discorde secoue ses torches parmi les patriotes. Des hommes ambitieux, qui veulent s’emparer du gouvernement, font tous leurs efforts pour noircir les hommes les plus purs, les hommes à moyens et à caractère, les patriotes de la première fournée : ce qui vient de se passer à Marseille en est une preuve. » Eh quoi ! mon pauvre Martin, tu étais donc poursuivi à la fois par les Pères Duchesnes de Paris et des Bouches-du-Rhône ! et sans le savoir, par cet instinct qui n’égare jamais les vrais républicains, à deux cents lieues l’un de l’autre, moi avec mon écritoire, toi avec ta voix sonore, nous faisions la guerre aux mêmes ennemis ! Mais il faut rompre avec toi ce colloque, et revenir à ma justification.

Il faut que je le répète pour la centième fois, puisqu’on m’en a absous inutilement quatre-vingt-dix-neuf ; il n’est pas vrai de dire que j’ai défendu Dillon ; j’ai demandé qu’on le jugeât ; et n’est-il pas évident que si on pouvait accuser quelqu’un de le défendre, ce serait plutôt ceux qui n’ont pas demandé, comme moi, qu’il fût jugé. Ainsi tombe l’éternelle dénonciation contre Camille Desmoulins. Quel doit être, dans le sac de mon adversaire, le déficit des pièces contre moi, puisqu’ils sont réduits à me reprocher éternellement d’avoir défendu un général à qui on ne peut contester de grands services à la côte de Biesme !

La plus courte justification ennuie. Pour soutenir l’attention, je tâche de mêler la mienne de traits de satire qui ne fassent qu’effleurer le patriote, et percent de part en part le contre-révolutionnaire déguisé sous le rouge bonnet que ma main jette à bas. Au sortir de la Convention, je retourne au Vieux Cordelier ; et, selon que je suis affecté de la séance, une teinte de gaieté ou de tristesse se répand sur la page que j’écris, et sur ma correspondance avec mes abonnés. Barère aujourd’hui a rembruni mes idées, et mon travail de ce soir se sentira de ma mélancolie.

Est-il donc possible qu’on ait dirigé contre moi un rapport dont le décret présentait absolument mes conclusions ? C’était tellement mes conclusions, que Robespierre a fait passer à l’ordre du jour sur ce projet de décret, comme ressemblant trop à mon comité de clémence. Convenez, mes chers collègues, que j’ai eu du moins le courage d’ouvrir là une discussion grande et que l’honneur de l’Assemblée nationale demandait qu’elle abordât. J’aurai eu le mérite d’avoir fait luire le premier un rayon d’espoir aux patriotes détenus. Les maisons de suspicion ne ressembleront plus jusqu’à la paix à l’enfer de Dante où il n’y a point d’espérance. N’eussé-je fait que ce bien, je méritais de Barère plus de ménagements, et qu’il ne frappât point si fort. Au demeurant, le plus grand honneur qu’on pût faire à mon journal était assurément cette censure du comité de salut public, et le décret qui en ordonne l’insertion au bulletin. C’est donner à ma plume une grande importance. Un jour, la postérité jugera entre les suspects de Barère et les suspects de Tacite. Provisoirement les patriotes vont être contents de moi ; car, après cette censure solennelle du comité du salut public, j’ai fait, comme Fénelon, montant en chaire pour publier le bref du pape, qui condamnait les Maximes des Saints, et les lacérant lui-même, je suis prêt à brûler mon numéro 3 ; et déjà j’ai défendu à Desenne de le réimprimer, au moins sans le cartonner.

Comme le comité de salut public n’a pas dédaigné de réfuter mon numéro 4, pour éclairer tout à fait sa religion, je lui dois le rétablissement d’un fait, sur lequel son rapporteur a altéré Thucydide : j’en demande pardon à Barère.

Mais assurément qu’Athènes ne jouissait pas d’une paix profonde, quand Thrasybule fit prononcer dans l’assemblée générale du peuple que personne ne serait inquiété ni poursuivi, hors les trente tyrans. Ces trente tyrans étaient à peu près à la population d’Athènes, qui ne se composait guère que de vingt mille citoyens, comme nos aristocrates prononcés sont à notre population de vingt-cinq millions d’hommes. L’histoire dit positivement que ce sage décret mit fin aux dissensions civiles, réunit tous les esprits, et valut à Thrasybule le surnom de restaurateur de la paix.

Au reste, Barère a terminé une critique amère de l’ouvrage par un hommage public au patriotisme de l’auteur. Mais dans sa nomenclature des gens suspects, et à l’occasion de sa remarque judicieuse que ceux-là l’étaient véritablement qui, au lieu de ressentir de la joie de la prise de Toulon, présentaient une mine allongée, Barère pouvait me rendre un autre témoignage. Il aurait pu dire que, ce jour-là même, me trouvant à dîner avec lui, je lui avais dit : « Voilà les hommes vraiment suspects ; voilà ceux à l’arrestation desquels je serais le premier à applaudir, ceux que cette conquête de Toulon a attristés ou seulement laissés tout de glace, et non pas, comme je l’ai lu dans une certaine dénonciation, M. tel, parce qu’il est logé luxurieusement. »

Que pensera le lecteur impartial de voir Barère, je ne dis pas s’emparer de mon idée, et s’en faire honneur à la tribune de la Convention, mais à ce plagiat joindre la petite malice de publier à la tribune que je n’admettais point de gens suspects. Si Barère m’avait cité, si au moins il avait dit que je partageais son opinion, les républicains les plus soupçonneux auraient vu que moi aussi je voulais des maisons de suspicion, et que je ne différais d’opinion que sur le signalement des suspects. Mais je le vois, Barère a craint la grande colère du Père Duchesne, et la dénonciation itérative de M. de Vieux-Sac, et, dans son rapport, il a ouvert la main toute entière pour la satire, et le petit doigt seulement pour l’éloge.

Où les diviseurs de la montagne veulent-ils nous mener, par les calomnies qu’ils chuchotent aux oreilles des patriotes ? Quelle est cette perfidie de s’accrocher à une phrase de mon numéro 4, de la détacher de l’amendement et de la note qui y est jointe. Y a-t-il une mauvaise foi plus coupable ? Déjà on ne se reconnaît plus à la montagne. Si c’était un vieux cordelier comme moi, un patriote rectiligne, Billaud-Varennes, par exemple, qui m’eût gourmandé si durement, sustinuissem utique, j’aurais dit : C’est le soufflet du bouillant saint Paul au bon saint Pierre qui avait péché ! Mais toi, mon cher Barère ! toi, l’heureux tuteur de Paméla ! toi le président des Feuillants ! qui as proposé les comités des douze, toi qui, le 2 juin, mettait en délibération dans le comité de salut public si l’on n’arrêterait pas Danton ! toi, dont je pourrais relever bien d’autres fautes, si je voulais fouiller le Vieux-sac, que tu deviennes tout à coup un passe-Robespierre, et que je sois par toi colaphisé si sec ! J’avoue que ce soufflet m’a fait voir trente-six chandelles, et que je me frotte encore les yeux. Quoi ! c’est toi qui m’accuse de modérantisme ! Quoi ! c’est toi, camarade montagnard du 3 juin, qui donne à Camille Desmoulins un brevet de civisme ! Sans ce certificat, j’allais passer pour un modéré. Que vois-je ? Je parle de moi, et déjà dans les groupes, c’est Robespierre même qu’on ose soupçonner de modérantisme. Oh ! la belle chose que ne n’avoir point de principes, que de savoir prendre le vent, et qu’on est heureux d’être une girouette !

Citoyens, remarquez bien tous ceux qui m’accusent de peccadilles, et je gage que, dans leur vie, vous trouverez de semblables erreurs, de ces erreurs lourdes que je ne leur ai pourtant jamais reprochées, par amour de la concorde et de l’union, moi qu’on accuse de noircir les patriotes. Je vous rends aussi justice, Barère ; j’aime votre talent, vos services, et je proclame aussi votre patriotisme ; quant à vos torts, Robespierre vous en a donné l’absolution, et je ne suis point appelant, comme M. Nicolas, du jugement de Robespierre. Mais quel est le reptile si rampant, qui, lorsqu’on lui marche dessus, ne se relève et ne morde ? Et la République ne peut pas exiger de moi de tendre l’autre joue.

Tout cela n’est qu’une querelle de ménage avec mes amis les patriotes Collot et Barère ; mais je vais être à mon tour b… en colère contre le Père Duchesne qui m’appelle « un misérable intrigailleur, un viédase à mener à la guillotine, un conspirateur qui veut qu’on ouvre toutes les prisons pour en faire une nouvelle Vendée ; un endormeur payé par Pitt, un bourriquet à longues oreilles. Attends-moi, Hébert ; je suis à toi dans un moment. » Ici ce n’est pas avec des injures grossières et des mots que je vais t’attaquer, c’est avec des faits. Je vais te démasquer comme j’ai démasqué Brissot, et faire la société juge entre toi et moi.

Le rayon d’espérance que j’ai fait luire au fond des prisons aux patriotes détenus, l’image du bonheur à venir de la République française, que j’ai présenté à l’avance et par anticipation à mes lecteurs, et le seul nom de comité de clémence que j’ai prononcé, à tort si l’on veut, pour le moment, ce mot seul a-t-il fait sur toi, Hébert, l’effet du fouet des Furies ? N’as-tu donc pu supporter l’idée que la nation fût un jour heureuse et un peuple de frères ? Puisqu’à ce mot de clémence, que j’avais pourtant si fort amendé, en ajoutant : Arrière la pensée d’une amnistie, arrière l’ouverture des prisons, te voilà à te manger le sang, à entrer dans une colère de bougre, à tomber en syncope, et à en perdre la raison, au point de me dénoncer si ridiculement aux jacobins, pour avoir épousé, dis-tu, une femme riche.

Je ne dirai qu’un mot de ma femme. J’avais toujours cru à l’immortalité de l’âme. Après tant de sacrifices d’intérêts personnels que j’avais faits à la liberté et au bonheur du peuple, je me disais, au fort de la persécution : « Il faut que les récompenses attendent la vertu ailleurs. » Mais mon mariage est si heureux, mon bonheur domestique si grand, que je crains d’avoir reçu ma récompense sur la terre, et j’avais perdu ma démonstration de l’immortalité. Maintenant tes persécutions, ton déchaînement contre moi, et tes lâches calomnies, me rendent toute mon espérance.

Quant à la fortune de ma femme, elle m’a apporté quatre mille livres de rentes, ce qui est tout ce que je possède. Dans cette révolution où, je puis le dire, j’ai joué un assez grand rôle, où j’ai été un écrivain polémique, recherché tour à tour par tous les partis qui m’ont trouvé incorruptible, où, quelque temps avant le 10 août, on a marchandé jusqu’à mon silence, et fort chèrement ; eh bien ! dans ; cette révolution où depuis j’ai été successivement secrétaire général du département de la justice, et représentant du peuple à la Convention, ma fortune ne s’est pas accrue d’un sou. Hébert pourrait-il en dire autant ?

Est-ce toi qui oses parler de ma fortune, toi que tout Paris a vu, il y a deux ans, receveur des contre-marques, à la porte des Variétés dont tu as été rayé, pour cause dont tu ne peux pas avoir perdu le souvenir ? Est-ce toi qui oses parler de mes quatre nulle livres de rentes, toi qui, sans-cuîotte, et sous une méchante perruque de crin, dans ta feuille hypocrite, dans ta maison loge aussi luxurieusement qu’un homme suspect, reçois cent vingt mille livres de traitement du ministre Bouchotte, pour soutenir les motions des Cloots, des Proly, de ton journal officiellement contre-révolutionnaire, comme je le prouverai.

Cent vingt mille livres à ce pauvre sans-culotte Hébert, pour calomnier Danton, Lindet, Cambon, Thuriot, Lacroix, Philippeaux, Bourdon de l’Oise, Barras, d’Églantine, Fréron, Legendre, Camille Desmoulins, et presque tous les commissaires de la Convention ! pour inonder la France de ses écrits, si propres à former l’esprit et le cœur ! cent vingt mille francs !… de Bouchotte !… S’étonnera-t-on, après cela, de cette exclamation filiale d’Hébert, à la séance des Jacobins : « Oser attaquer Bouchotte ! (oser l’appeler Georges !) Bouchotte à qui on ne peut reprocher la plus légère faute ! Bouchotte qui a mis à la tête des armées des généraux sans-culottes, Bouchotte le patriote le plus pur ! » Je suis surpris que dans le transport de sa reconnaissance, le Père Duchesne ne se soit pas écrié : Bouchotte qui m’a donné cent vingt mille livres depuis le mois de juin !

Quel sera le mépris des citoyens pour cet impudent Père Duchesne, quand, à la fin de ce numéro 5, ils apprendront par une note, levée sur les registres de la trésorerie, que le cafard qui me reproche de distribuer gratis un journal que tout Paris court acheter, a reçu, en un seul jour d’octobre dernier, soixante mille francs de Mécenas Bouchotte pour six cent mille numéros, et que, par une addition facile, le lecteur verra que le fripon d’Hébert a volé, ce jour-là seul, quarante mille francs à la nation.

Déjà quelle a dû être l’indignation de tout patriote qui a un peu de mémoire et qui réfléchit, quand parce que j’ai, dans mon journal, réclamé la liberté de la presse pour les écrivains, la liberté des opinions pour les députés, c’est-à-dire, les premiers principes de la Déclaration des droits, il a vu Hébert jeter les hauts cris contre moi, lui, cet effronté ambitieux, qui au moment où un enchaînement de victoires ne ralentissait pas le mouvement révolutionnaire, au moment où la nécessité des mesures révolutionnaires était sentie de tous les patriotes il y a deux mois, a osé, dans sa feuille, réclamer la Constitution, et demander qu’on organisât le conseil exécutif, aux termes de l’acte constitutionnel, parce qu’il lui semblait qu’il ne pouvait manquer que d’être un des vingt-quatre membres !

Que tu aies reçu de Bouchotte, en un seul jour, au mois d’octobre, soixante mille francs pour crier dans ta feuille aux quatre coins de la France : Psaphon est un Dieu, et pour calomnier Danton, c’est la moindre de tes infamies. Tes numéros, et tes contradictions à la main, je suis prêt à prouver que tu es un avilisseur du peuple français et de la Convention, et un scélérat, déjà aux yeux des patriotes et des clairvoyants, non moins démasqué que Brissot dont les agents de Pitt t’avaient fait le continuateur, et entrepreneur de contre-révolution par un autre extrême, lorsque Pitt, Calonné et Luchésini, voyant les girondins usés, ont voulu essayer s’ils ne pourraient pas faire, par la sottise et l’ignorance, cette contre-révolution qu’ils n’avaient pu faire avec tant de gens d’esprit, depuis Malouet jusqu’à Gensonné.

Je n’ai pas besoin de me jeter dans ces recherches. Toi qui me parles de mes sociétés, crois-tu que j’ignore que tes sociétés, c’est une femme Rochechouart, agente des émigrés, c’est le banquier Kocke, chez qui toi et ta Jacqueline, vous passez à la campagne les beaux jours de l’été ? Penses-tu que j’ignore que c’est avec l’intime de Dumouriez, le banquier hollandais Kocke, que le grand patriote Hébert, après avoir calomnié dans sa feuille les hommes les plus purs de la République, allait, dans sa grande joie, lui et sa Jacqueline, boire le vin de Pitt, et porter des toasts à la ruine des réputations des fondateurs de la liberté ? Crois-tu que je n’aie pas remarqué qu’en effet, tu n’as jamais sonné le mot de tel député, lorsque tu tombais à bras raccourcis sur Chabot et Basire ? Crois-tu que je n’aie pas deviné que tu n’as jeté les hauts cris contre ces deux députés que parce que, après avoir été attirés, sans s’en douter peut-être, dans la conspiration de tes ultra-révolutionnaires, bientôt, à la vue des maux qui allaient déchirer la patrie, ayant reculé d’horreur, ayant paru chanceler, ayant combattu même quelques projets de décret, qui n’étaient pourtant que les précurseurs éloignés des motions liberticides que tu préparais toi et tes complices, tu t’es empressé de prévenir Basire et Chabot, et de les perdre, avant que tu ne fusses perdu par eux ? Crois-tu qu’on ne m’a pas raconté qu’en 1790 et 1791, tu as persécuté Marat ? Tu as écrit pour les aristocrates ; tu ne le pourras nier, tu serais confondu par les témoins. Crois-tu enfin que je ne sache pas positivement que tu as trafiqué de la liberté des citoyens, et que je ne me souvienne pas de ce qu’un de mes collègues a dit à moi et à plus de vingt députés, que tu avais reçu une forte somme pour l’élargissement, je ne sais pas bien si c’était d’un émigré ou d’un prisonnier, et que depuis, une personne, témoin de ta vénalité, t’avait menacé de la révéler, si tu t’avisais de maltraiter encore Chabot dans tes feuilles, fait que le représentant du peuple Chaudron Rousseau nous a même assuré qu’il allait déposer au comité de surveillance ? Ce sont là des faits autrement graves que ceux que tu m’imputes.

Regarde ta vie, depuis le temps où tu étais un respectable frater à qui un médecin de notre connaissance faisait faire des saignées pour douze sous, jusqu’à ce moment où, devenu notre médecin politique, et le docteur Sangrado du peuple français, tu lui ordonnes des saignées si copieuses, moyennant cent vingt mille livres de traitement que te donne Bouchotte : regarde ta vie entière, et ose dire à quel titre tu te fais ainsi l’arbitre des réputations aux Jacobins ?

Est-ce à titre de tes anciens services ? Mais quand Danton, d’Églantine et Paré, nos trois anciens présidents permanents des Cordeliers (du district s’entend), soutenaient un siége pour Marat ; quand Thuriot assiégeait la Bastille ; quand Fréron faisait l’Orateur du Peuple ; quand moi, sans craindre les assassins de Loustalot et les sentences de Talon, j’osais, il y a trois ans, défendre, presque seul, l’ami du peuple, et le proclamer le divin Marat ; quand tous ces vétérans que tu calomnies aujourd’hui se signalaient pour la cause populaire, où étais-tu alors, Hébert ? Tu distribuais tes contre-marques, et on m’assure que les directeurs se plaignaient de la recette[1]. On m’assure que tu t’étais même opposé, aux Cordeliers, à l’insurrection du 10 août. On m’assure…, ce qui est certain, ce que tu ne pourras nier, car il y a des témoins, c’est qu’en 1790 et 1791, tu dénigrais, tu poursuivais Marat ; que tu as prétendu, après sa mort, qu’il t’avait laissé son manteau, dont tu t’es fait tout à coup le disciple Élisée, et le légataire universel. Ce qui est certain, c’est qu’avant de t’efforcer de voler ainsi la succession de popularité de Marat, tu avais dérobé une autre succession, celle du Père Duchesne, qui n’était pas Hébert ; car ce n’est pas toi qui faisais, il y a deux ans, le Père Duchesne ; je ne dis pas la Trompette du Père Duchesne, mais le véritable Père Duchesne, le mémento Maury. C’était un autre que toi, dont tu as pris les noms, armes et jurements, et dont tu t’es emparé de toute la gloire, selon ta coutume. Ce qui est certain, c’est que tu n’étais pas avec nous, en 1789, dans le cheval de bois ; c’est qu’on ne t’a point vu parmi les guerriers des premières campagnes de la Révolution ; c’est que, comme les goujats, tu ne t’es fait remarquer qu’après la victoire où tu t’es signalé en dénigrant les vainqueurs, comme Thersite, en emportant la plus forte part du butin, et en faisant chauffer ta cuisine et tes fourneaux de calomnies avec les cent vingt mille francs et la braise de Bouchotte[2].

Serait-ce à titre d’écrivain et de bel esprit, que tu prétends, Hébert, peser dans ta balance nos réputations ? Est-ce à titre de journaliste que tu prétendrais être le dictateur de l’opinion aux Jacobins ? Mais y a-t-il rien de plus dégoûtant, de plus ordurier que la plupart de tes feuilles ? Ne sais-tu donc pas, Hébert, que quand les tyrans d’Europe veulent avilir la République ; quand ils veulent faire croire à leurs esclaves que la France est couverte des ténèbres de la barbarie, que Paris, cette ville si vantée par son atticisme et son goût, est peuplée de Vandales, ne sais-tu pas, malheureux, que ce sont des lambeaux de tes feuilles qu’ils insèrent dans leurs gazettes, comme si le peuple était aussi bête, aussi ignorant que tu voudrais le faire croire à M. Pitt ; comme si on ne pouvait lui parler qu’un langage aussi grossier ; comme si c’était là le langage de la Convention et du Comité de salut public ; comme si tes saletés étaient celles de la nation ; comme si un égoût de Paris était la Seine.

Enfin, serait-ce à titre de sage, de grand politique, d’homme à qui il est donné de gouverner les empires, que tu t’arroges de nous asservir à tes ultra-révolutionnaires, sans que même les représentants du peuple aient le droit d’énoncer leur opinion, à peine d’être chassés de la société ? Mais, pour ne citer qu’un seul exemple, ne sont-ce pas les trois ou quatre numéros qu’Hébert a publiés à la suite de la mascarade de la déprêtrisation de Gobel, qui sont, par leur impolitique stupide, la cause principale de tant de séditions religieuses, et de meurtres, à Amiens, à Coulommiers, dans le Morbihan, l’Aisne, l’Ille-et-Vilaine ? N’est-ce pas le Père Duchesne, ce politique profond qui, par ses derniers écrits, est la cause évidente que, dans la Vendée, où les notifications officielles du 21 septembre annonçaient qu’il n’y avait plus que huit à dix mille brigands à exterminer, il a déjà fallu tuer plus de cent mille imbéciles de nouvelles recrues qu’Hébert a faites à Charrette et aux royalistes.

Et c’est ce vil flagorneur, aux gages de 120,000 livres, qui me reprochera les 4,000 livres de rente de ma femme ! C’est cet ami intime des Kocke, des Rochechouart, et d’une multitude d’escrocs, qui me reproche mes sociétés ! Ce politique sans vue, et le plus insensé des patriotes, s’il n’est pas le plus rusé des aristocrates, me reprochera mes écrits aristocratiques, dit-il, lui dont je démontrerai que les feuilles sont les délices de Coblentz et le seul espoir de Pitt !

Ce patriote nouveau sera le diffamateur éternel des vétérans ! Cet homme, rayé de la liste des garçons de théâtre, pour vols, fera rayer de la liste des jacobins, pour leur opinion, des députés, fondateurs immortels de la République ! Cet écrivain des charniers sera le législateur de l’opinion, le mentor du peuple français ! Un représentant du peuple ne pourra être d’un autre sentiment que ce grand personnage, sans être traité de viédase et de conspirateur payé par Pitt ! Ô temps ! ô mœurs ! ô liberté de la presse, le dernier retranchement de la liberté des peuples, qu’êtes-vous devenue ? ô liberté des opinions, sans laquelle il n’existerait plus de Convention, plus de représentation nationale, qu’allez-vous devenir ?

La société est maintenant en état de juger entre moi et mes dénonciateurs. Mes amis savent que je suis toujours le même qu’en 1789 ; que je n’ai pas eu, depuis, une pensée qui ne fût pour raffermissement de la liberté, pour la prospérité, le bonheur du peuple français, le maintien de la République une et indivisible. Eh ! de quel autre intérêt pourrais-je être animé dans le journal que j’ai entrepris, que du zèle du bien public ? pourquoi aurais-je attiré contre moi tant de haines toutes-puissantes, et appelé sur ma tête des ressentiments implacables ? Que m’ont fait à moi Hébert et tous ceux contre qui j’ai écrit ? Ai-je reçu aussi 120,000 francs du trésor national pour calomnier ? ou, pense-t-on que je veuille ranimer les cendres de l’aristocratie ? « Les modérés, les aristocrates, dit Barère, ne se rencontrent plus sans se demander : « Avez-vous lu le Vieux Cordelier ? » Moi, le patron des aristocrates ! des modérés ! Que le vaisseau de la République, qui court entre les deux écueils dont j’ai parlé, s’approche trop de celui du modérantisme, on verra si j’aiderai la manœuvre ; on verra si je suis un modéré ! J’ai été révolutionnaire avant vous tous. J’ai été plus ; j’étais un brigand, et je m’en fais gloire, lorsque, dans la nuit du 12 au 13 juillet 1789, moi et le général Danican nous faisions ouvrir les boutiques d’arquebusiers, pour armer les premiers bataillons des sans-culottes. Alors, j’avais l’audace de la Révolution. Aujourd’hui, député à l’Assemblée nationale, l’audace qui me convient est celle de la raison, celle de dire mon opinion avec franchise. Je la conserverai jusqu’à la mort cette audace républicaine contre tous les despotes ; et, quoique je n’ignore pas la maxime de Machiavel, « qu’il n’y a point de tyrannie plus effrénée que celle des petits tyrans. »

Qu’on désespère de m’intimider par les terreurs et les bruits de mon arrestation qu’on sème autour de moi ! Nous savons que des scélérats méditent un 31 mai contre les hommes les plus énergiques de la Montagne. Déjà Robespierre en a témoigné ses pressentiments aux jacobins ; mais, comme il l’a observé, on verrait quelle différence il y a entre les brissotins et la Montagne. Les acclamations que la Convention a recueillies partout sur son passage, le jour de la fête des Victoires, montrent l’opinion du peuple, et qu’il ne s’en prend point à ses représentants des taches que des étrangers se sont efforcés d’imprimer à la nation. C’est dans la Convention, dans le comité de salut public, et non dans Georges et les géorgiens, que le peuple français espère. Mais toutes les fois que, dans une république, un citoyen aura, comme Bouchotte, 300 millions par mois, cinquante mille places à sa disposition, tous les intrigants, tous les oiseaux de proie s’assembleront nécessairement autour de lui. C’est là le siége du mal, et on sent bien que la peste elle-même, avec une liste civile si forte, se ferait mettre au Panthéon. C’est à la Convention à ne pas souffrir qu’on élève autel contre autel. Mais, ô mes collègues ! je vous dirai, comme Brutus à Cicéron : Nous craignons trop la mort et l’exil et la pauvreté. » Nimium timemus mortem et exilium et paupertatem. Cette vie mérite-t-elle donc qu’un représentant la prolonge aux dépens de l’honneur ? Il n’est aucun de nous qui ne soit parvenu au sommet de la montagne de la vie. Il ne nous reste plus qu’à la descendre à travers mille précipices, inévitables même pour l’homme le plus obscur. Cette descente ne nous offrira aucuns paysages, aucuns sites qui ne se soient offerts mille fois plus délicieux à ce Salomon qui disait, au milieu de ses sept cents femmes, et en foulant tout ce mobilier de bonheur : « J’ai trouvé que les morts sont plus heureux que les vivants, et que le plus heureux est celui qui n’est jamais né. »

Eh quoi ! lorsque tous les jours les douze cent mille soldats du peuple français affrontent les redoutes hérissées des batteries les plus meurtrières, et volent de victoires en victoires, nous, députés à la Convention ; nous, qui ne pouvons jamais tomber, comme le soldat, dans l’obscurité de la nuit, fusillé dans les ténèbres, et sans témoins de sa valeur ; nous, dont la mort soufferte pour la liberté, ne peut être que glorieuse, solennelle, et en présence de la nation entière, de l’Europe et de la postérité, serions-nous plus lâches que nos soldats ? Craindrons-nous de nous exposer, de regarder Bouchotte en face ? n’oserons-nous braver la grande colère du Père Duchesne, pour remporter aussi la victoire que le peuple français attend de nous ; la victoire sur les ultra-révolutionnaires comme sur les contre-révolutionnaires ; la victoire sur tous les intrigants, tous les fripons, tous les ambitieux, tous les ennemis du bien public ?

Malgré les diviseurs, que la Montagne reste une et indivisible comme la République ! ne laissons point avilir, dans sa troisième session, la représentation nationale. La liberté des opinions ou la mort ! Occupons-nous, mes collègues, non pas à défendre notre vie comme des malades, mais à défendre la liberté et les principes, comme des républicains ! Et quand même, ce qui est impossible, la calomnie et le crime pourraient avoir sur la vertu un moment de triomphe, croit-on que, même sur l’échafaud, soutenu de ce sentiment intime que j’ai aimé avec passion ma patrie et la République, soutenu de ce témoignage éternel des siècles, environné de l’estime et des regrets de tous les vrais républicains, je voulusse changer mon supplice contre la fortune de ce misérable Hébert qui, dans sa feuille pousse au désespoir vingt classes de citoyens et plus de trois millions de Français, auxquels il dit anathème, et qu’il enveloppe en masse dans une proscription commune ; qui, pour s’étourdir sur ses remords et ses calomnies, a besoin de se procurer une ivresse plus forte que celle du vin, et de lécher sans cesse le sang au pied de la guillotine ? Qu’est-ce donc que l’échafaud pour un patriote, sinon le piédestal des Sydney et des Jean de Witt ? Qu’est-ce, dans un moment de guerre, où j’ai eu mes deux frères mutilés et hachés pour la liberté, qu’est-ce que la guillotine, sinon un coup de sabre, et le plus glorieux de tous, pour un député victime de son courage et de son républicanisme ?

J’ai accepté, j’ai souhaité même la députation, parce que je me disais : Est-il une plus favorable occasion de gloire que la régénération d’un état prêt à périr par la corruption et les vices qui y règnent ? Quoi de plus glorieux que d’y introduire de sages institutions, d’y faire régner la vertu et la justice, de conserver l’honneur des magistrats, aussi bien que la liberté, la vie et la propriété des citoyens, et de rendre sa patrie florissante ? Quoi de plus heureux que de rendre tant d’hommes heureux ? Maintenant, je le demande aux vrais patriotes, aux patriotes éclairés : étions-nous aussi heureux que nous pouvons l’être, même en révolution ?

J’ai pu me tromper ; mais quand même je serais dans l’erreur, est-ce une raison pour qu’Hébert se permette d’appeler un représentant du peuple un conspirateur à guillotiner pour son opinion. J’ai vu Danton et les meilleurs esprits de la Convention, indignés de ce numéro d’Hébert, s’écrier : « Ce n’est pas toi qui es attaqué ici, c’est la représentation nationale, c’est la liberté d’opinion ! et je ne serais pas embarrassé de prouver que, sur ce seul numéro, Hébert a mérité la mort. Car, enfin, quand tu te serais trompé, tu n’as pas formé à toi seul une conspiration ; et les brissotins n’ont point péri pour une opinion ; ils ont été condamnés pour une conspiration. »

La passion ne me fera point dévier des principes, et je ne saurais être de cet avis qu’Hébert a mérité le décret d’accusation sur un numéro. Je persiste dans mon sentiment, que, non-seulement la liberté des opinions doit être indéfinie pour le député, mais même la liberté de la presse pour le journaliste. Permis à Hébert d’être le Zoïle de tous les vieux patriotes, et un calomniateur à gages ! Mais, au lieu de blasphémer contre la liberté de la presse, qu’il rende grâce à cette liberté indéfinie, à laquelle seule il doit de ne point aller au tribunal révolutionnaire, et de n’être mené qu’à la guillotine de l’opinion.

Pour moi, je ne puis friser cette guillotine-là même, au jugement des républicains éclairés. Sans doute j’ai pu me tromper :

Eh ! quel auteur, grand Dieu ! ne va jamais trop loin !

Il y a plus ; dès que le comité de salut public a improuvé mon numéro III, je ne serai point un ambitieux hérésiarque, et je me soumets à sa décision, comme Fénelon à celle de l’Église. Mais l’avouerai-je, mes chers collègues ? je relis le chapitre IX de Sénèque, les paroles mémorables d’Auguste, et cette réflexion du philosophe que je ne veux pas traduire, pour n’être pas encore une fois une pierre d’achoppement aux faibles ; et à ce fait sans réplique : « Post hæc nullis amplius insidiis ab ullo petitus ; » à ce fait, malgré le rapport de Barère, je sens m’échapper toute ma persuasion que mon idée d’un comité de clémence fût mauvaise. Car remarquez bien que je n’ai jamais parlé de la clémence du modérantisme, de la clémence pour les chefs, mais de cette clémence politique, de cette clémence révolutionnaire, qui distingue ceux qui n’ont été qu’égarés. À ce fait, disais-je, sans réplique, j’ai toutes les peines du monde à souscrire à la censure de Barère, et à ne pas m’écrier comme Galilée, condamné par le sacré collège : « Je sens pourtant qu’elle tourne ! »

Certes, le procureur général de la Lanterne, en 1789, est aussi révolutionnaire qu’Hébert qui, à cette époque, ouvrait des loges aux ci-devant, avec des salutations jusqu’à terre. Mais dès lors, quand j’ai vu l’assassinat ultra-révolutionnaire du boulanger François, fidèle à mon caractère, ne me suis-je pas écrié, que c’était la cour elle-même, Lafayette, et les Hébert de ce temps-là, les patriotiquement aristocrates, qui avaient fait ce meurtre, pour rendre la Lanterne odieuse ? Celui-là encore aujourd’hui est révolutionnaire qui a dit, avant Barère, qu’il fallait arrêter comme suspects tous ceux qui ne se réjouissaient pas de la prise de Toulon. Celui-là est un révolutionnaire qui a dit, comme Robespierre, et en termes non moins forts : « S’il fallait choisir entre l’exagération du patriotisme et le marasme du modérantisme, il n’y aurait pas à balancer. » Celui-là est un révolutionnaire qui a avancé comme une des premières maximes de la politique, que, « dans le maniement des grandes affaires, il était triste, mais inévitable de s’écarter des règles austères de la morale. » No 1. Celui-là est révolutionnaire qui est « allé aussi loin que Marat en révolution, mais qui a dit qu’au delà de ses motions, et des bornes qu’il a posées, il fallait écrire comme les géographes de l’antiquité, à l’extrémité de leurs cartes : au-delà, il n’y a plus de cités, plus d’habitations : il n’y a que des déserts ou des sauvages, des glaces ou des volcans. » No 2. Celui-là est révolutionnaire qui a dit que « le comité de salut public avait eu besoin de se servir, pour un moment, de la jurisprudence des despotes, et de jeter sur la Déclaration des droits un voile de gaze, il est vrai, et transparent. » Celui-là est révolutionnaire, enfin, qui a écrit les premières et les dernières pages du numéro III ; mais il est fâcheux que les journalistes, parmi lesquels j’ai reconnu pourtant de la bienveillance dans quelques-uns, n’aient cité aucun de ces passages. Quand la plupart auraient pris le mot d’ordre du Père Duchesne de n’extraire de mes numéros que ce qui prêtait aux commentaires, à la malignité et à la sottise, ils ne se seraient pas interdit plus scrupuleusement toute citation qui tendit à me justifier dans l’esprit des patriotes ; et c’est vraiment un miracle que, sur le rapport d’Hébert, et sur des citations si infidèles et si malignes de plusieurs de mes chers confrères en journaux, les jacobins restés à la société, à dix heures du soir, ne se soient pas écriés, comme le vice-président Brochet : « Quel besoin avons-nous d’autres témoins ; » et que le juré d’opinion n’ait pas déclaré qu’il était suffisamment instruit, et que, dans son âme et conscience, j’étais convaincu de modérantisme, de feuillantisme et de brissotisme ?

Et cependant quel tort avais-je, sinon d’être las d’en avoir eu, d’être las d’avoir été poltron, et n’avoir manqué du courage de dire mon opinion, fût-elle fausse. Je ne crains pas que la société me blâme d’avoir fait mon devoir. Mais si la cabale était plus forte, je le dis avec un sentiment de fierté qui me convient ; si j’étais rayé, ce serait tant pis pour les jacobins ! Quoi ! vous m’avez commandé de dire à la tribune ce que je crois de plus utile pour le salut de la République ! ce que je n’ai pas les moyens physiques de dire à la tribune, je l’ai dit dans mes numéros, et vous m’en feriez un crime ! Pourquoi m’avez-vous arraché à mes livres, à la nature, aux frontières où je serais allé me faire tuer comme mes deux frères qui sont morts pour la liberté ? pourquoi m’avez-vous nommé votre représentant ? pourquoi ne m’avez-vous pas donné des cahiers ? Y aurait-il une perfidie, une barbarie semblable à celle de m’envoyer à la Convention, de me demander ainsi ce que je pense de la République, de me forcer de le dire, et de me condamner ensuite, parce que je n’aurais pas pu vous dire des choses aussi agréables que je l’eusse souhaité ? Si l’on veut que je dise la vérité, c’est-à-dire, la vérité relative, et ce que je pense, quel reproche a-t-on pu me faire, quand même je serais dans l’erreur ? Est-ce ma faute si mes yeux sont malades, et si j’ai vu tout en noir à travers le crêpe que les feuilles du Père Duchesne avaient mis devant mon imagination ?

Suis-je si coupable de n’avoir pas cru que Tacite, qui avait passé jusqu’alors pour le plus patriote des écrivains, le plus sage et le plus grand politique des historiens fût un aristocrate et un radoteur ? Que dis-je, Tacite ? ce Brutus même dont vous avez l’image, il faut qu’Hébert le fasse chasser comme moi de la société ; car si j’ai été un songe-creux, un vieux rêveur, je l’ai été non-seulement avec Tacite et Machiavel, mais avec Loustalot et Marat ; avec Thrasybule et Brutus.

Est-ce ma faute s’il m’a semblé que, lorsque le département de Seine-et-Marne, si tranquille jusqu’à ce jour, était si dangereusement agité, depuis qu’on n’y messait plus, lorsque des pères et mères, dans la simplicité de l’ignorance, versaient des larmes, parce qu’il venait de leur naître un enfant qu’ils ne pouvaient pas faire baptiser ; bientôt les catholiques allaient, comme les calvinistes, du temps de Henri II, se renfermer pour dire des psaumes, et s’allumer le cerveau par la prière ; qu’on dirait la messe dans des caves, quand on ne pourrait plus la dire sur les toits ; de là des attroupements et des Saint-Barthélemy ; et que nous allions avoir l’obligation, principalement aux feuilles b… patriotiques du Père Duchesne, colportées par Georges Bouchotte, d’avoir jeté sur toute la France ces semences si fécondes de séditions et de meurtres ?

Est-ce ma faute, enfin, s’il m’a semblé que des pouvoirs subalternes sortaient de leurs limites, et se débordaient ; qu’une Commune, au lieu de se renfermer dans l’exécution des lois, usurpait la puissance législative, en rendant de véritables décrets sur la fermeture des églises, sur les certificats de civisme, etc. Les aristocrates, les feuillants, les modérés, les brissotins ont déshonoré un mot de la langue française, par l’usage contre-révolutionnaire qu’ils en ont fait. Il est malaisé aujourd’hui de se servir de ce mot. Cependant, frères et amis, croyez-vous avoir plus de bon sens que tous les historiens, et tous les politiques, être plus républicains que Caton et Brutus, qui tous se sont servis de ce mot ? Tous ont répété cette maxime : « L’anarchie, en rendant tous les hommes maîtres, les réduit bientôt à n’avoir qu’un seul maître. » C’est ce seul maître que j’ai craint ; c’est cet anéantissement de la République ou du moins ce démembrement. Le comité de salut public, ce comité sauveur, y a porté remède ; mais je n’ai pas moins le mérite d’avoir le premier appelé ses regards sur ceux de nos ennemis les plus dangereux, et assez habiles pour avoir pris la seule route possible de la contre-révolution. Ferez-vous un crime, frères et amis, à un écrivain, à un député de s’être effrayé de ce désordre, de cette confusion, de cette décomposition du corps politique, où nous allions avec la rapidité d’un torrent qui nous entraînait nous et les principes déracinés ; si, dans son dernier discours sur le gouvernement révolutionnaire, Robespierre, tout en me remettant au pas, n’eût jeté l’ancre lui-même aux maximes fondamentales de notre révolution, et sur lesquelles seules la liberté peut être affermie, et braver les efforts des tyrans et du temps ?

Extrait des registres de la Trésorerie nationale, du 2 juin.
Donné au Père Duchesne
135,000 liv.
Le 2 juin ! tandis que tout Paris avait la main à l’épée pour défendre la Convention nationale, à la même heure, Hébert va mettre la main dans le sac.
Plus, du mois d’août, au Père Duchesne
10,000 liv.
Plus, du 4 octobre, au Père Duchesne
60,000 liv.
Calculons ce dernier coup de filet.

Calcul de la valeur des 600,000 exemplaires de la feuille du Père Duchesne, payées par Bouchotte 60,000 livres :

Le premier mille
Composition
16 liv.
Tirage
8 liv.
Papier bien mauvais
20 liv.
Total. 44 liv.
Chacun des autres 599,000
Tirage
8 liv.
Papier
20 liv.
Total. 28 liv.
En conséquence,
Premier mille
44 liv.
599,000, à 28 liv. ci.
16,772 liv.
Total du vrai prix des 600,000 exemplaires
16,816 liv.
Qui de
60,000 liv.
comptées par Bouchotte à Hébert, le 4 octobre 1793, et que celui-ci avec une impudence cynique, dans son dernier numéro, appelle la braise nécessaire pour chauffer son fourneau, ôte
16,816 liv.
reste volé à la nation, le 4 octobre 1793
43,184 liv.
  1. On disait un jour à un des acteurs du théâtre de la République, que le Père Duchesne était près d’entrer en colère contre eux : « J’ai peine à le croire, répondit celui-ci : nous avons la preuve dans nos registres, qu’il nous a volés avant qu’il fut procureur de la commune. » Il faut faire supprimer ces registres, Père Duchesne ; il faut faire ta cour au théâtre de la République, et je ne m’étonne plus de ta grande colère contre la Montansier, dans un de tes derniers numéros, et que tu nous aies fait un éloge si pompeux, si exclusif du théâtre où tu as fait tes premières armes.
    (Note de Desmoulins.)
  2. « On me calomnie, » disait l’autre jour Bouchotte au comité de salut public. « Du moins, lui répondit Danton, ce n’est pas la République qui paie 120,000 francs, depuis le mois de juin, pour vous calomnier ; du moins ce n’est pas le ministère qui s’est fait le colporteur des calomnies contre Bouchotte. » La repartie était sans réplique. 120,000 francs à Hébert pour louer Bouchotte ! Pas si Georges, M. Bouchotte ! Il n’est, ma foi, pas si Georges !
    (Note de Desmoulins.)