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Œuvres de Descartes/Édition Adam et Tannery/Correspondance/Lettre CIII

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Texte établi par Charles Adam et Paul TanneryLéopold Cerf (Tome I : Correspondance, avril 1622 - février 1638p. 508-511).
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CIII.
Huygens a Descartes.
La Haye, 2 février 1638.
Copie MS., Amsterdam, Académie des Sciences.
Lettres françoises de Constantin Huygens, tome I, page 817.
Monſieur,

Il m’eſt arriué par la ſaueur de M. Alphonſe Polotti de veoir vne copie vicieuſe de ce qui s’eſt paſſé entre vous & le philoſophe de Louuain[1], maladuiſé lecteur de voſtre liure. Ie ne ſçay ſi ie vous pardonneray qu’il 5 m’ayt fallu mendier ce pain d’autre main que de la voſtre : mais pour a preſent ie ne ſuis pas reſolu d’en interrompre mon diſcours, qui tend a vous ſignifier que, ne trouuant pas la courtoiſie gratuite partout, force m’a eſté de vous acheter pour voftre argent & 10 de promettre en recompenſe vos Mechaniques audit ſieur Pollotti, qui me les demande, aueq reproche de perfidie, ſi i’y manque. La choſe donq, comme vous voyez, eſt en ſon entier ; & m’eſt loiſible encore de vous obeir, a la charge de paſſer pour fourbe. A cela 15 ne tienne. Mais en me teſmoignant, s’il vous plaiſt, ce qui eſt de voſtre inclination abſolue & ſans reſerue, ie vous ſupplie d’y adiouſter ſi vous trouuez hors de propos l’ouuerture que ie ſay, de voir ces Mechaniques acheuées de tout point, auant que leur ouurir 20 la carriere du monde, & ne laiſſer rien a dire aux ſçauans, ny a ſouhaitter aux apprentifs de celle iolie eſtude iournaliere, que vous aurez illuſtrée le premier, & ſortie de l’embarraſſante obſcurité des 5Italiens, qui faciunt non intelligendo[2], &c. Ie n’entens pas vous importuner : d’abord ie vous ay limité l’eſpace de trois fueillets ; icy vous aurez celuy de trois années, s’il en eſt beſoin ; mais qu’il nous ſoit permis d’eſperer qu’vn iour vous mettrez la derniere main 10 au traicté ; car a ne faire point de conſideration de mes intereſts, qui font ceux du publiq, d’auſtres plus importants, qui ſont les voſtres, me font iuger qu’il ne doit rien ſortir d’imparfait de chez vous. Mais i’attens voſtre loy & tiens mon preiugé en ſuſpens. 15 Pardonnez-moi, Monſieur, ſi le gouſt que vous m’auez donné d’encor quelques points de conſideration demeurés a vuider par faulte de place dans mes trois fueillets, m’ont eſmeu cette ſaliue & porté mon auarice a vous les demander a loiſir. Peut-eſtre que dans les 20 3 ans que ie determine, vous n’y perdrez que trois iours en ſomme, & vous voyez quelle minute c’eſt du ſiecle que vous auez reſolu de viure[3], outre que vous n’en auez pas refuſé dauantage a l’impertinence de Louuain, ainſi faut-il que ie baptize leur foibleſſe en 25 paſſant. Car, ſans flatterie, Monſieur, iamais la ſageſſe que vous auez eſtudiée n’a paru a plus viues enſeignes, que quand vous auez commandé a voſtre indignation très iuſte de confondre tant d’ignorance aueq tant de retenue. Ie ne ſçay ſi la philoſophie aueugle du ſieur Fromondus ne l’aura pas conduit au precipice d’vne replique, vbi amplius pænarum exigat ; mais quoi qu’il en ſoit, ie vous ſupplie que la communication ne me ſoit deſniée de ce dont vous me tiendrez pour iuge compétent & capable. Ie ſuis raui de voir 5 quels ſoufflets ie meriterois ſi ie m’emancipois a vous donner la queſtion ſi rude & mal fondée, & comme vous vous en reſſentiriez auec des longanimités incomparables ; mais le ſeray bien plus, ſi vn iour la patience vous eſchappe, & qu’éueillé a l’abboy de tant 10 de lourds maſtins, vous reſoudiez a les fouetter de voſtre philoſophie toute accomplie, pour gaigner enfin le repos qui, tant que cela n’arriue, ne vous demeurera iamais entier. Et en effet, Monſieur, a quel propos nous cachez-vous la chandelle ſub modio, qui 15 dans ces tenebres d’erreur ne ceſſons de nous choquer de contradictions infinies ? Ie dis, quand voudrez-vous auoir pitié du monde égaré ? Si cela vous peut toucher, on m’eſcraſe dans la preſſe des opinions ; les nouueaux phenomenes m’accablent de iour a 20 autre. Quelle iuſtice vous faict reſoudre de viure heureux tant d’années & de ne ſubuenir pas a l’indigence de voſtre prochain, pour ce peu d’aage qu’il peut eſperer ? Voulez-vous voir le pain noir dont il ſe nourrit ? Voyez comme il en va chercher iuſque chez 25 les moines ; & apprenez a regretter, s’il vous plaiſt, que ſi vous tenez touſiours la vérité en ſequeſtre, tantoſt nous ſerons auſſi heretiques que le Campanella dont ie vous enuoye le ſommaire en cholere[4], & pour peine de vos rigueurs, vous condamnant, s’il vous eſt nouueau, a y ietter la veue, pour me dire au moins ſi, en attente du flambeau de vos verités, il m’eſt permis de courir vn peu aprés ce feu follet, & ou c’eſt que ie 5 pourroy aboutir en ne ceſſant de le ſuiure. Enfin, pour acheuer de vous demander des ſolutions, il fault que ceſte lettre ſe conclue, car ie ſens qu’il m’en naiſt dans la plume. Ie me l’arrache donq par force, & quoique bien ayſe de vous auoir donné ſubiect de 10 parler, ie proteſte de veoir aueq honte & regret iuſqu’a ma quatrieſme page remplie, a vous deſtourner d’auec vous, qui eſt la meilleure compagnie du monde ; mais aprés Fromondus il n’y a pas d’offenſe conſiderable. Liſez-moi tous iours aprés luy, s’il vous plaiſt, & me 15 croyez deuant tout,

Monſieur…

A La Haye, ce 2e de febu. 1638.

  1. Libert Froidmont ou Fromondus. Voir Lettres LXXXVI et LXXXVIII, p. 402 et 412.
  2. Lettre LXXXIV du 8 sept. 1637, p. 396-397.
  3. Lettre CII du 25 janvier 1638, p. 507, l. 7-8.
  4. Campanella venait de publier : Disputationum in quatuor partes suæ philosophiæ realis libri quatuor, etc. (Paris, Houssaye, 1637). Mais les indications que donne Descartes dans sa réponse, Lettre CXIV ci-après (Clers., II, 377) font plutôt croire qu’il s’agit d’un autre ouvrage, qu’il aurait pu lire « il y a quinze ans », c’est-à-dire en 1623. Voir ci-après à l’endroit indiqué.