Œuvres de Du Marsais/Tomme III/Des Tropes/Article premier. Idées générales des figures.

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Œuvres de Du Marsais
Pougin (3p. 15-23).


DES TROPES


OU


DES DIFÉRENS SENS


Dans lesquels on peut prendre un même
mot dans une même langue.


PREMIÈRE PARTIE.


Des Tropes en général.




ARTICLE PREMIER.


Idées générales des figures.


Avant que de parler des Tropes en particulier, je dois dire un mot des figures en général ; puisque les Tropes ne sont qu’une espèce de figures.

On dit comunément que les figures sont des manières de parler éloignées de celles qui sont naturèles et ordinaires : que ce sont de certains tours et de certaines façons de s’exprimer, qui s’éloignent en quelque chose de la manière comune et simple de parler : ce qui ne veut dire autre chose, sinon que les figures sont des manières de parler éloignées de celles qui ne sont pas figurées, et qu’en un mot les figures sont des figures, et ne sont pas ce qui n’est pas figures.

D’ailleurs, bien loin que les figures soient des manières de parler éloignées de celles qui sont naturèles et ordinaires, il n’y a rien de si naturel, de si ordinaire et de si comun que les figures dans le langage des homes. M. de Bretteville après avoir dit que les figures ne sont autre chose que de certains tours d’expression et de pensée dont on ne se sert point comunément,

Eloq. de la Chaire et du Barreau. L. III. ch. i.


ajoute « qu’il n’y a rien de si aisé et de si naturel. J’ai pris souvent plaisir, dit-il, à entendre des paysans s’entretenir avec des figures de discours si variées, si vives, si éloignées du vulgaire, que j’avois honte d’avoir si long-tems étudié l’éloquence, voyant en eux une certaine rhétorique de nature beaucoup plus persuasive et plus éloquente que toutes nos rhétoriques artificièles ».

En éfet, je suis persuadé qu’il se fait plus de figures un jour de marché à la halle, qu’il ne s’en fait en plusieurs jours d’assemblées académiques. Ainsi, bien loin que les figures s’éloignent du langage ordinaire des homes, ce seroit, au contraire, les façons de parler sans figures qui s’en éloigneroient, s’il étoit possible de faire un discours où il n’y eût que des expressions non figurées. Ce sont encore les façons de parler recherchées, les figures déplacées et tirées de loin, qui s’écartent de la manière comune et simple de parler ; come les parures afectées s’éloignent de la manière de s’habiller, qui est en usage parmi les honètes gens.

Les apôtres étoient persécutés, et ils soufroient patienment les persécutions. Qu’y a-t-il de plus naturel et de moins éloigné du langage ordinaire, que la peinture que fait S. Paul de cette situation et de cette conduite des apôtres (i)[1] ? « On nous maudit, et nous bénissons : on nous persécute, et nous soufrons la persécution : on prononce des blasphèmes contre nous, et nous répondons par des prières ». Quoiqu’il y ait dans ces paroles de la simplicité, de la naïveté, et qu’elles ne s’éloignent en rien du langage ordinaire, cependant elles contiènent une fort belle figure qu’on apèle antithèse, c’est-à-dire, oposition : maudir est oposé à benir, persécuter à soufrir, blasphemes à prières.

Il n’y a rien de plus comun que d’adresser la parole à ceux à qui l’on parle, et de leur faire des reproches quand on n’est pas content de leur conduite (2)[2]. O nation incrédule et méchante ! s’écrie Jesus-Christ, jusques à quand serai-je avec vous ! juscques à quand aurai-je à vous soufrir ! C’est une figure très-simple

qu’on apèle apostrophe.


Orais. funeb. de Turene. Exorde.


M. Flêchier au comencement de son oraison funèbre de M. de Turène, voulant doner une idée générale des exploits de son héros, dit « conduites d’armées, sièges de places, prises de villes, passages de rivières, attaques hardies, retraites honorables, campemens bien ordonés, combats soutenus, batailles gagnées, énemis vaincus par la force, dissipés par l’adresse, lassés par une sage et noble patience : où peut-on trouver tant et de si puissans exemples, que dans les actions d’un home, etc. » ?

Il me semble qu’il n’y a rien dans ces paroles qui s’éloigne du langageniilitairele pliissimple ; c’est là cependant une figure qu’on apèle con." geries y amas, assemblage. M. Fléchier la termine encetexemple, par une autre figure qu’on apèle interrogation^ qui estencoreune façon de parler fort triviale dans le langage ordinaire.


And act. V.Sc.z.v 3.


Dans l’Andriène de Térence, Simon se croyant trompé par son fils, lui dit : Quid ais omnium . . . Que dis-tu le plus… vous voyez que la proposition n’est point entière, mais le sens fait voir que ce père vouloit dire à son fils : Que dis-tu le plus méchant de tous les homes ? Ces façons de parler dans lesquelles il est évident qu’il faut supléer des mots, pour achever d’exprimer une pensée que la vivacité de la passion se contente de faire entendre, sont fort ordinaires dans le langage des homes. On apèle cette figure Ellipse, c’est-à-dire, omission,

Il y a, à la vérité, quelques figures qui ne sont usitées que dans le style sublime ; telle est la prosopopée, qui consiste à faire parler un

mort, une persone absente, ou même les


Oraison funèbre de M. de Montensier..


choses inanimées. « Ce tombeau s’ouvriroit, ces ossemens se rejoinuroient pour nie dire : Pourquoi viens-tu mentir pour moi, qui ne mentis jamais pour persone ? Laisse-moi reposer dans le sein de la vérité, et ne viens pas troubler ma paix, par la flaterie que j’ai haïe ». C’est ainsi que M. Flèchier prévient ses auditeurs, et les assure par cette prosopopée, que la flaterie n’aura point de part dans l’éloge qu’il va faire de M. le duc de Moutausier.

Hors un petit nombre de figures semblables, réservées pour le style élevé, les autres se trouvent tous les jours dans le style le plus simple, et dans le langage le plus comun.

Qu’est-ce donc que les figures ? Ce mot se prend ici lui-même dans un sens figuré. C’est une métaphore. Figure dans le sens propre, est la forme extérieure d’un corps. Tous les corps sont étendus ; mais outre cette propriété générale d’être étendus, ils ont encore chacun leur figure et leur forme particulière, qui fait que chaque corps paroît à nos yeux diférent d’un autre corps : il en est de même des expressions figurées ; elles font d’abord conoître ce qu’on pense ; elles ont d’abord cette propriété générale qui convient à toutes les phrases et à tous les assemblages de mots, et qui consiste à signifier quelque chose, en vertu de la construction grammaticale ; mais de plus les expressions figurées ont encore une modification particulière qui leur est propre, et c’est en vertu de cette modification particulière, que l’on fait une espèce à part de chaque sorte de figure.

L’anthithèse, par exemple, est distinguée des autres manières de parler, en ce que dans cet assemblage de mots qui forment l’antithèse, les mots sonL oposeoés les uns aux autres ; ainsi quand on rencontre des exemples de ces sortes d’oposilions de mots, on les rapporte à l’antithèse.

L’apostrophe est diférente des autres énonciations, parce que ce n’est que dans l’apostrophe qu’on adresse tout d’un coup la parole à quelque persone présente, ou absente, etc.

Ce n’est que dans la prosopopée que l’on fait parler les morts, les absens, ou les êtres inanimés : il en est de même des autres figures, elles ont chacune leur caractère particulier, qui les distingue des autres assemblages de mots, qui font un sens dans le langage ordinaire des homes.

Les grammairiens et les rhéteurs ayant fait des observations sur les diférentes manières de parler, ils ont fait des classes parliculières de ces diférentes manières, afin de mettre plus d’ordre et d’arangement dans leurs réflexions. Les manières de parler, dans lesquelles ils n’ont remarqué d’autre propriété que celle de faire conoître ce qu’on pense, sont apelées simplement phrases, expressions, périodes ; mais celles qui expriment non seulement des pensées, mais encore des pensées énoncées d’une manière particulière qui leur done un caractère propre, celles-là, dis-je, sont apelées figures, parce qu’elles paroissent, pour ainsi dire, sous une forme particulière, et avec ce caractère propre qui les distingue les unes des autres, et de tout ce qui n’est que phrase ou expression.


Caract. Des ouvrag. de l’esprit.


M. de La Bruyere dit « qu’il y a de certaines choses dont la médiocrité est insuportable ; la poésie, la musique, la peinture, et le discours public ». Il n’y a point là de figure ; c’est-à-dire, que toute celle phrase ne fait autre chose qu’exprimer la pensée de M. de la Bruyère, sans avoir de plus un de ces tours qui ont un caractère particulier. Mais quand il ajoute, « Quel supplice que d’entendre déclamer pompeusement un froid discours, ou prononcer de médiocres vers avec emphase » ! c’est la même pensée ; mais de plus elle est exprimée sous la forme particulière de la surprise, de l’admiration, c’est une figure.

Imaginez-vous pour un moment une multitude de soldats, dont les uns n’ont que l’habit ordinaire qu’ils avoient avant leur engagement, et les autres ont l’habit uniforme de leur régiment : ceux-ci ont tous un habit qui les distingue, et qui fait conoître de quel régiment ils sont ; les uns sont habillés de rouge, les autres de bleu, de blanc, de jaune, etc. 11 en est de même des assemblages de mots qui composent le discours ; un lecteur instruit raporte un tel mot, une telle phrase à une telle espèce de figure, selon qu’il y reconoît la forme, le signe, le caractère de cette figure ; les phrases et les mots, qui n’ont la marque d’aucune figure particulière, sont corne les soldats qui n’ont l’habit d’aucun régiment : elles n’ont d’autres modifications que celles qui sont nécessaires pour faire conoître ce qu’on pense.

il ne faut point s’étoner si les figures, quand elles sont employées à propos, donent de la vivacité, de la force, ou de la grâce au discours ; car outre la propriété d’exprimer les pensées, come tous les autres assemblages de mots, elles ont encore, si j’ose parler ainsi, l’avanlnge de Iciirliuhit, je veux dire, de Irur modilKalion particulière, qui sert à réveiller ralenlion, à plaire, ou à toucher.

Mais , quoique les figures bien placées embéb’ssent le discours, et qu’elles soient , pour ainsi dire, le langage de l’imagination et des passions ; il ne faut pas croire que le discours ne lire ses beautés que des figures. Nous avons plusieurs exemples en tout genre d’écrire, où toute la ]a beauté consiste dans la pensée exprimée sans figure. Le père des trois Horaces ne sachant point encore le motif de la fuite de son fds, aprend avec douleur qu’il n’a pas résisté aux trois Curiaces.

Corneille. Horaces. Act. III. sc. 5.

Que vouliez-vous qu'il fit contre trois ? lui dit Julie , Quil mourut , répond le père.

id. Nicomède. Dans une autre tragédie de Corneille, Prusias dit qu’en une ocasion dont il s’agit, il veut se conduire en père, en mari. Ne soyez ni l’un ni l’autre, lui dit Nicomèdc : P R U s I A s. Et que dois-je être ? N I c O M È D E. rvoi. 11 n^y a point là de (igure, et il y a cependant beaucoup de sublime dans ce seul mot : voici un exemple plus simple. En vain pour satisfaire à nos lâches envies , a a cr c. jy^yg passons près des rois tout le tems de nos vies , hr ’ au ?l ^ souffrir des mépris, à plojer les genoux : ’JXLV. " Cequ’ilspeuventn’estrien pis sont cequc noussomcs. Véritablement homes, tt meurent corne nous» lomèd ictJV.sc.S Je pourois raporter un grand nombre d’exemples pareils , énoncés sans figure , et dont la pensée seule fait le prix. Ainsi, quand on dit que les figures enibélissent le discours , on veut dire seulement, que dans les ocasions où les figures ne seroient point déplacées^ le même fonds de pensée sera exprimé d’une manière ou plus vive , ou plus noble, ou plus agréable par le secours des figures , que si on l’exprimoit sans figure.

De tout ce que je viens de dire, on peut former celte définition des figures : Les Figures sont des manières de parler distinctement des autres par une modification particulière , qui fait qu’on les réduit chacune à une espèce à part , et qui les rend ou plus vives , ou plus nobles, ou plus agréables que les manières de parler, qui expriment le même fonds de pensée^ sans avoir d’autre modification particulière.



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  1. (i) Maledicimur, et benedicimus : persecutionem pâtimur, et sustinémus : blasphemâmur, el obsecramus. i. Cor. c. 4. v. 12.
  2. (2) O generâtio incrédula et pervérsà, quo usque ero vobiscum ! Quo usque pâtiar vos. Matt. c. 17. V. 16.