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Œuvres de François Fabié - Tome 2/Le Seuil

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Œuvres de François Fabié
Alphonse Lemerre, éditeur (Poésies 1892-1904 : Vers la maison. Par les vieux cheminsp. 24-27).


LE SEUIL


                     À C. Vergniol.

POUR la première fois devant ma maison morte
         J’ai passé comme un étranger ;
Clos étaient les volets et close était la porte,
          Et désert le petit verger.

Le vent d’autan tordait les poiriers nus et maigres
          De mousse et de rouille couverts,
Et les vieux châtaigniers dont les hurlements aigres
          Disaient les douleurs des hivers.


L’étang, plein jusqu’au bord, avait la couleur grise
          Du ciel triste qui s’y mirait ;
Et sur les rocs aigus où son onde se brise,
          Lente, la cascade pleurait.

Et comme elle à pleurer j’aurais trouvé des charmes ;
          Mais l’angoisse qui m’étreignait
Ne pouvait de mes yeux faire jaillir les larmes ;
          Seul dans l’ombre mon cœur saignait.

Quoi ! nul n’apparaîtrait sur ce perron agreste !
          Nul ne viendrait m’y faire accueil !
Des traces de sabots, est-ce tout ce qui reste
          De ma maisonnée au cercueil ?…





Jadis, au moindre appel d’enfant, d’homme ou de bête,
          Le sourire ou les pleurs aux yeux.
Mère et sœurs accouraient, la main ouverte et prête
          À secourir au nom des cieux.

Ou, debout sur ce seuil aujourd’hui solitaire,
          Mon père, de sa forte voix,
Répondait, commandait, gourmandait, faisait taire
          Les vacarmes et les abois ;


Nous prédisait le vent au vol ras des abeilles,
          La pluie au rire du pivert,
La neige aux cris perçants des troupeaux de corneilles
          Tournant dans un ciel gris de fer ;

Ou tendrement couvait, sur les pentes prochaines
          Qui fermaient son simple horizon,
La forêt revêtant ou dépouillant ses chênes,
          Au caprice de la saison…

Et le soleil à flots entrait, comme la joie.
          Par la porte ouverte au midi,
Et tour à tour, avec le foyer qui flamboie,
          Caressait le seuil attiédi,

Y faisait longuement s’asseoir l’aïeule lasse,
          Son chapelet entre les doigts,
Et tomber à genoux tous les porte-besace,
          Fatigués de porter leur croix…

Tout cela disparu !… Quatre cercueils de hêtre
          Sortis, à bras de paysans,
Par où tant de rayons entrèrent, — et peut-être
          La pauvre âme qu’en moi je sens !


Ah ! seuils, vieux seuils sacrés, autels que l’on déserte,
          Où l’on revient souvent d’abord,
D’où l’on repart, laissant rieuse et large ouverte
          La porte que clora la mort !

Soyez hospitaliers aux souvenirs fidèles,
          Aux prières des cœurs blessés
Qui vers vous par essaims volent à tire-d’ailes,
          Comme l’âme des trépassés,

Comme le vent d’autan semant ses feuilles mortes
          Où se posèrent les genoux,
Pour que les vieux logis semblent avoir aux portes
          Leurs mânes disant : « Ouvrez-nous ! »