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Œuvres de François Fabié - Tome 3/La Mort des Châtaigniers

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Œuvres de François Fabié
Alphonse Lemerre, éditeur (Poésies 1905-1918 : Ronces et Lierres. Les Paysans et la Guerrep. 65-69).
LA MORT DES CHATAIGNIERS


                                    À E. Viala.


ON abattit d’abord les chênes et les hêtres,
          Puis les frênes et les noyers ;
Et voici qu’à leur tour nos vastes châtaigniers,
          Qui ressemblaient à des ancêtres,
Sont proscrits, arrachés, emportés et broyés…

Ils s’accrochaient et s’arc-boutaient le long des pentes
          Où la vigne ne monte pas,
ouvraient les mamelons de hautaines charpentes
          Et de ramures retombantes,
Leur cime au ciel, leurs fruits sous notre main, en bas.

Arbres puissants et doux, sur nos plus humbles terres,
          Sur nos plus indigents plateaux,
Durant des siècles ils jetèrent leurs manteaux
          Par-dessus celui des fougères,
Et les firent un peu moins pauvres et plus beaux.

Et, même quand leurs fruits d’or, de miel et de sucre,
          Foulés aux pieds par les passants,
Semblèrent fades aux modernes paysans
          Brûlés d’alcool et fous de lucre,
Les vieillards bénissaient leur ombre et leurs présents.

Et voilà qu’on les coupe et qu’on les déracine.
          Que leurs troncs velus, enchaînés
Sur de lourds chariots par quatre bœufs traînés,
          S’en vont vers la ville et l’usine
Porter l’âme de nos sommets découronnés…








L’Usine ! — Ah ! je la hais, certes, la pieuvre immonde
          Tapie au creux de nos ruisseaux
Dont elle a dévasté les bords, souillé les eaux,
          Et qui vers nos bois à la ronde
Étend ses bras armés de haches et de faulx.

Mais que penser de vous, paysans ses complices,
           Mornes renégats des aïeux,
Vous dont l’or seulement allume encor les yeux.
          Et qui ne trouvez vos délices
Qu’à détruire tout ce qui tend ou parle aux cieux ;

Vous qui laissez crouler tours, clochers et calvaires,
          Tuer l’oiseau, couper les bois,
Et, pour trente deniers d’un Juif aux sales doigts,
          Donneriez l’âme de vos pères
— Si Dieu ne l’avait prise — et la vôtre à la fois ?…


Ah ! nos vieux châtaigniers, nos arbres patriarches
          Aux longues barbes de poils gris,
Au cœur desquels, enfants, nous cherchions des abris
          Qui plus tard de vos vertes arches
Faisiez un dais chantant sur nos amours fleuris ;

Vous qui, hier encor, me versiez l’ombre austère,
          L’ombre si douce aux cœurs blessés,
Avec le souvenir des êtres chers, laissés
          Sur la route, loin de la terre
Où tous comptaient dormir par vos rameaux bercés

Encore quelques jours de ce progrès vandale,
          De cette guerre à la beauté
Qu’un pouvoir abêti permet par lâcheté,
          Et sur la colline natale
On cherchera la place où vous avez chanté ;

Et nos rustiques croix dans l’étroit cimetière
          (Restera-t-il assez de bois
Quand elles tomberont, pour refaire nos croix ?)
          Seules de l’herbe ou de la pierre
Se dresseront, petite épave d’autrefois,


En un geste de mains vers le ciel bleu tendues,
          Redemandant l’ombre et le frais
Pour les morts de la tombe et les blés des guérets,
          Et les claires sources perdues :
La foi vive d’abord, et l’eau courante après.