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Œuvres de François Fabié - Tome 3/Pour l’Arbre

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Œuvres de François Fabié
Alphonse Lemerre, éditeur (Poésies 1905-1918 : Ronces et Lierres. Les Paysans et la Guerrep. 59-64).
POUR L'ARBRE


                                  À Henri Pradalès.


Ils y reviennent tous à l’arbre tutélaire,
Ancêtre et protecteur de l’homme et des sillons,
Au toit battu des vents dont il rompt la colère,
Du sol qui penche au gouffre et de la source claire
         Qui chante en buvant des rayons.

Ils y reviennent tous : le savant et l’artiste,
Et le législateur, hier mauvais berger,
Et le snob, fou de sport, que le désert attriste,
Et le Poète… Non, le Poète persiste ;
          Lui seul n’avait pas à changer,

Car toujours, et depuis ses plus lointains ancêtres.
Le Poète aima l’Arbre et son âme et ses voix.
Virgile à Rome n’a regretté que ses hêtres ;
Et nous, depuis Ronsard, — les petits et les maîtres, —
          Maudissons les bourreaux des bois…

Écoutera-t-on mieux le savant que le barde,
Le Journal que la Muse ? Et verrons-nous, demain
Sur le sol écorché que le soleil lézarde,
Nos rustiques, pour leur lointaine sauvegarde,
          Planter des arbres de leur main ?

Je n’y crois pas. — Le bon vieillard de La Fontaine,
Qui plantait en songeant à ses petits-neveux,
Avait foi dans sa race et savait que le chêne
Couvrirait un arpent de colline ou de plaine
          Avant qu’ils disparussent, eux !

Pour qui nos paysans sèmeraient-ils encore
Les faînes et les glands des futures forêts ?
Pour leurs fils ? Paris les leur prend et les dévore ;
Et, s’il leur en reste un, par hasard, il n’adore
          Que la pipe et les cabarets.


Que leur fait l’avenir du champêtre héritage ?
Ils ont tout renié, même les ascendants
Qui le leur ont conquis et légué d’âge en âge ;
S’ils pouvaient le sucer, le tarir davantage,
         Le détruire, ils mourraient contents.

Un beau coin de forêt se monnaye en une heure,
On le vend ; et la scie à vapeur, un matin,
Grince sur les vieux troncs où la chouette pleure ;
Puis la dent du troupeau ronge ce qui demeure,
          Et le sol descend au ravin…

Mon grand-père disait fréquemment à mon père :
« Quand tu coupes un arbre, enfant, plantes-en deux ! »
Sagesse démodée à laquelle on préfère
Ce conseil : « Mets partout de la pomme de terre ;
          Engraisse des porcs et des bœufs. »








Et vous pensez, savant, orateur, publiciste,
Conférencier lâché sur ce thème nouveau,
Que de notre rustique âpre et positiviste,
Et pour qui — grâce à vous — nul au-delà n’existe,
         Vous retournerez le cerveau ?

Il fallait lui laisser l’idéal et le rêve,
Sa couronne de fils forts et respectueux,
Ne pas vider son cœur de croyance et de sève.
Puisque sur la foi morte aucun germe ne lève
         Et qu’aux bois même il faut les cieux…








Croyant, le paysan garderait sur les pentes
Du domaine les bois par ses aïeux plantés,
Ne leur prenant que ses timons et ses charpentes,
Et quelques croix pour remplacer les croix tombantes
          Dans les vieux carrefours hantés.

En voyant qu’à son pied tout arbre centenaire
A sa postérité de surgeons et de plants,
Fils soumis que son front protège du tonnerre
Et sur lesquels il fait son ombre débonnaire
          Par les étés lourds et brûlants,

Il mènerait ses fils à lui dans ces retraites,
Il leur ferait aimer ces géants doux et beaux,
Debout dans les bas-fonds ou courbés sur les crêtes,
Pleurant au vent d’hiver qui dépouille leurs têtes,
          Mais croyant aux printemps nouveaux ;

Il leur inspirerait un respect grave et tendre
Pour la Forêt, la grande aïeule dont les bras,
Sur l’homme faible et nu, daignent toujours se tendre
Pour l’abriter, pour le nourrir, pour le défendre.
          Et l’endormir quand il est las ;

Il les enchaînerait par mille intimes chaînes
À l’Arbre patriarche, à l’Arbre fraternel ;
Si bien qu’expatriés aux casernes lointaines
Ils songeraient, la nuit, aux cimes de leurs chênes
          Ondulant en signe d’appel,

Et, sitôt libérés, retourneraient vers elles
Et vers le toit qu’elles protègent des grands vents,
Retrouver leurs amours sous leurs ombres fidèles,
Puis sèmeraient des glands pour des forêts nouvelles
          Que verraient croître leurs enfants.