Œuvres de Henri Heine (Bibliopolis)/Poèmes et chants/Germania
GERMANIA
(1844)
Le poème suivant a été écrit au mois de janvier de cette année, à Paris, et l’air de liberté, qu’on respire ici, a pénétré certaines strophes plus profondément que je ne l’eusse désiré. Je ne manquai pas d’adoucir et de retrancher sur le champ même tout ce qui me parut incompatible avec le climat de l’Allemagne. Néanmoins lorsque, au mois de mars, j’en adressai le manuscrit à mon éditeur à Hambourg, j’eus encore à compter avec des scrupules de diverses sortes. Je dus donc me résoudre de nouveau à cette terrible besogne de remaniement, et de là vient peut-être que les passages sérieux ont été étouffés plus que de raison ou bien trop joyeusement couverts par les mille clochettes de l’humour. Dans mon impatience j’ai redéchiré ces feuilles de vigne qui cachaient la nudité de quelques pensées un peu trop décolletées, et sans doute j’ai blessé les oreilles prudes et précieuses. J’en suis fâché ; mais je m’en console en pensant que de plus grands auteurs ont commis le même péché. Pour le pallier je ne citerai pas Aristophane ; car c’était un aveugle païen, et son public d’Athènes avait bien reçu une éducation classique, mais se connaissait peu en morale chrétienne. J’aurais déjà meilleure grâce à invoquer l’exemple de Cervantes et de Molière. Le premier écrivit pour la haute noblesse des deux Castilles, le second pour le grand roi et la grande cour de Versailles. Mais j’oublie que nous vivons dans une époque très bourgeoise, et je prévois, hélas ! que maintes demoiselles des bords de la Sprée et même de l’Alster, à la lecture de mon poème, fronceront leurs sourcils. Ce que je prévois encore avec plus de peine, ce sont les clameurs de nos Pharisiens de la nationalité allemande, qui vont maintenant bras dessus bras dessous avec les gouvernements, et qui jouissent de l’amour et de la haute estime de la censure ; dans la presse ils ont la prédominance, aussitôt qu’il s’agit de combattre leurs adversaires, qui sont en même temps les adversaires de leurs très hauts et très puissants princes et principicules. Nous avons le cœur cuirassé contre la mauvaise humeur de ces héroïques laquais à la livrée noire, rouge et or. Je les entends déjà crier de leur grosse voix : Tu blasphèmes les couleurs de notre drapeau national, contempteur de la patrie, ami des Français à qui tu veux livrer le Rhin libre. Calmez-vous ; j’estimerai, j’honorerai votre drapeau, lorsqu’il le méritera, et qu’il ne sera plus le jouet des fous ou des fourbes. Plantez vos couleurs au sommet de la pensée allemande, faites-en l’étendard de la libre humanité, et je verserai pour elles la dernière goutte de mon sang. Soyez tranquilles, j’aime la patrie, tout autant que vous. C’est à cause de cet amour que j’ai vécu tant de longues années dans l’exil ; c’est à cause de cet amour que j’y passerai peut-être le reste de mes jours, sans pleurnicher, sans faire les grimaces d’un martyr. J’aime les Français, comme j’aime tous les hommes, quand ils sont bons et raisonnables, et parce que je ne suis pas assez sot et assez méchant moi-même pour désirer que les Allemands et les Français, ces deux peuples élus de la civilisation, se cassent la tête pour le plus grand bien de l’Angleterre et de la Russie, et pour la plus grande joie de tous les gentillâtres et les mauvais prêtres de ce globe. Soyez tranquilles, jamais je ne livrerai le Rhin aux Français, pour cette simple raison que le Rhin est à moi. Oui, il est à moi par un imprescriptible droit de naissance, je suis de ce soi-disant Rhin libre le fils encore plus libre et indépendant. C’est sur ses bords qu’est mon berceau, et je ne vois pas pourquoi le Rhin appartiendrait à d’autres qu’aux enfants du pays. Il faut avant tout le tirer des griffes des Prussiens ; après avoir fait cette besogne nous choisirons par le suffrage universel quelque honnête garçon qui a les loisirs nécessaires pour gouverner un peuple honnête et laborieux. Quant à l’Alsace et à la Lorraine, je ne puis pas les incorporer, aussi facilement que vous le faites, à l’empire allemand. Les gens de ce pays tiennent fortement à la France, à cause des droits civiques qu’ils ont gagnés à la Révolution française, à cause de ces lois d’égalité et de ces institutions libres qui flattent l’esprit de la bourgeoisie, bien qu’elles laissent encore beaucoup à désirer pour l’estomac des grandes masses. Les Lorrains et les Alsaciens se rattacheront à l’Allemagne quand nous finirons ce que les Français ont commencé, le grand œuvre de la Révolution : la Démocratie universelle ! Quand nous aurons poursuivi la pensée de la Révolution dans toutes ses conséquences, quand nous aurons détruit le servilisme jusque dans son dernier refuge — le ciel ! — quand nous aurons chassé la misère de la surface de la terre, quand nous aurons rendu sa dignité au peuple déshérité, au génie raillé, à la beauté profanée, comme nos grands maîtres, les penseurs et les poètes, l’ont dit et l’ont chanté, et comme nous, leurs disciples, le voulons : — alors ce n’est pas seulement l’Alsace et la Lorraine, mais la France tout entière, mais l’Europe et le monde sauvé tout entier, qui seront à nous ! Oui, le monde entier sera allemand ! J’ai souvent pensé à cette mission, à cette domination universelle de l’Allemagne, lorsque je me promenais avec mes rêves sous les sapins éternellement verts de ma patrie — Voilà mon patriotisme.
Ce fut dans le triste mois de novembre — quand les jours s’assombrissent, quand le vent effeuille les arbres, que je partis pour l’Allemagne.
Et lorsque j’arrivai à la frontière, je sentis dans ma poitrine s’accélérer le battement de mon cœur ; je crois même que mes yeux commençaient à s’humecter.
Et lorsque j’entendis parler la langue allemande, je ressentis une étrange émotion. C’était tout simplement comme si mon cœur s’était mis à saigner de charmante façon.
Une petite fille chantait sur une harpe ; elle chantait avec une voix fausse et un sentiment vrai ; mais cependant la musique m’émut.
Elle chantait l’amour et les peines d’amour, l’abnégation et le bonheur de se revoir là-haut dans un monde meilleur, où toute douleur s’évanouit.
Elle chantait cette terrestre vallée de larmes, nos joies qui s’écoulent dans le néant comme un torrent, et cette patrie posthume où l’âme nage transfigurée au milieu de délices éternelles.
Elle chantait la vieille chanson des renoncements, ce dodo des cieux avec lequel on endort, quand il pleure, le peuple, ce grand mioche.
Je connais l’air, je connais la chanson, et j’en connais aussi messieurs les auteurs. Je sais qu’ils boivent en secret le vin, et qu’en public ils prêchent l’eau.
Ô mes amis ! je veux vous composer une chanson nouvelle, une chanson meilleure ; nous voulons sur la terre établir le royaume des cieux.
Nous voulons être heureux ici-bas, et ne plus être des gueux ; le ventre paresseux ne doit plus dévorer ce qu’ont gagné les mains laborieuses.
Il croît ici-bas assez de pain pour tous les enfants des hommes ; les roses, les myrtes, la beauté et le plaisir, et les petits pois ne manquent pas non plus.
Oui, des petits pois pour tout le monde, aussitôt que les cosses se fendent ! Le ciel, nous le laissons aux anges et aux moineaux.
Et s’il nous pousse des ailes après la mort, nous irons visiter là-haut les bienheureux et nous mangerons avec eux les gâteaux célestes.
Une chanson nouvelle, une chanson meilleure ! Elle résonne comme flûtes et violons ! Le miserere est passé, le glas funèbre se tait.
La vierge Europe est fiancée au beau génie de la liberté ; ils enlacent leurs bras amoureux, ils savourent leur premier baiser.
Le prêtre manque à la cérémonie ; mais le mariage n’en sera pas moins valable. Vivent le fiancé et la fiancée, et leurs futurs enfants !
C’est un épithalame que ma chanson, ma chanson nouvelle, ma chanson meilleure. Je sens se lever dans mon cœur des astres inconnus, des étoiles étranges.
Elles brillent d’un feu sauvage, et leurs rayons deviennent des torrents de flammes ? Je sens grandir ma puissance d’une façon merveilleuse ; il me semble que je pourrais briser les chênes séculaires de la vieille Allemagne.
Depuis que j’ai mis le pied sur le sol natal, je ne sais quoi de magique circule dans tout mon être : le géant a touché sa mère, et de nouvelles forces lui reviennent.
Pendant que la petite pinçait sa harpe et chevrotait son bonheur des cieux, mes effets étaient ici-bas visités par les douaniers prussiens.
Ils flairaient tout, fouillaient les chemises, les habits, les mouchoirs ; ils cherchaient à découvrir les dentelles, les bijouteries et les livres défendus.
Ah ! maîtres fous ! qui cherchez dans ma malle ! Ce n’est pas là que vous trouverez quelque chose. La contrebande que je porte avec moi, c’est dans ma tête que je la cache.
Là j’ai des dentelles qui sont plus magnifiques que tous les points de Bruxelles et de Malines : si jamais je les déballe, gare à vous, elles piquent.
Dans ma tête, je porte aussi des bijouteries, les insignes royaux de l’avenir, les vases sacrés du temple du nouveau dieu, du grand inconnu !
Et j’ai plus d’un livre aussi dans ma tête ! Je puis vous assurer qu’elle est un nid où gazouille toute une couvée de livres à confisquer.
Croyez-moi, il n’y en a pas de pire dans la bibliothèque de Satan. — Ils sont plus dangereux que ceux de ce pauvre lapin Hoffmann de Fallersleben.
Un voyageur, qui se trouvait près de moi, me fit remarquer que j’avais devant les yeux maintenant le Zollverein prussien, la grande chaîne des douanes.
Le Zollverein, disait-il, fondera notre nationalité ; c’est lui qui fera un tout compact de notre patrie morcelée.
Il nous donne l’unité extérieure, l’unité matérielle ; la censure nous donne l’unité spirituelle, l’unité vraiment idéale.
Elle nous donne l’unité intime, l’unité de pensée et de conscience. Il nous faut une Allemagne une et unie, unie à l’extérieur et à l’intérieur.
À Aix-la-Chapelle, sous le vieux dôme est enseveli Charlemagne. (Il ne faut pas le confondre avec le poétereau Charles Mayer qui vit en Souabe).
J’aimerais peu être mort et enseveli, même avec le titre d’empereur, à Aix, sous la sainte chapelle. Combien je préférerais vivre tout petit poète à Stuttgard, sur le bord du Neckar.
À Aix-la-Chapelle, les chiens s’ennuient dans les rues, et ont l’air de vous faire cette humble prière : — Donne-moi donc un coup de pied, ô étranger ! peut-être cela nous distraira-t-il un peu.
J’ai flâné une petite heure dans ce trou ennuyeux. C’est là que je revis l’uniforme prussien ; il n’est pas beaucoup changé.
Ce sont toujours les manteaux gris avec le col haut et rouge. (Le rouge signifie le sang français, chantait autrefois Kœrner dans ses dithyrambes guerriers.)
C’est toujours le même peuple de pantins pédants, — c’est toujours le même angle droit à chaque mouvement, et sur le visage la même suffisance glacée et stéréotypée.
Ils se promènent toujours aussi raides, aussi guindés, aussi étriqués qu’autrefois, et droits comme un I ; on dirait qu’il ont avalé le bâton de caporal dont on les rossait jadis.
Oui, l’instrument de la schlague n’est pas entièrement disparu chez les Prussiens ; ils le portent maintenant à l’intérieur.
Leur longue moustache n’est tout bonnement qu’une nouvelle phase de l’empire des perruques : au lieu de pendre sur le dos, la queue vous pend maintenant sous le nez.
Je fus assez content du nouveau costume de cavalerie ; je dois en faire l’éloge : j’admire surtout l’armet à pique, le casque avec sa pointe d’acier sur le sommet.
Voilà qui est chevaleresque, voilà qui sent le romantisme du bon vieux temps, la châtelaine Jeanne de Montfaucon, les barons de Fouqué, Uhland et Tieck.
Cela rappelle si bien le moyen âge avec ses écuyers et ses pages, qui portaient la fidélité dans le cœur et un écu sur le bas du dos.
Cela rappelle les croisades, les tournois, les cours d’amour et le féal servage, et cette époque des croyants sans presse, où les journaux ne paraissaient pas encore.
Oui, oui, le casque me plaît ! il témoigne de l’esprit élevé de S. M. le spirituel roi de Prusse. C’est véritablement une saillie royale ; elle ne manque pas de pointe, grâce à la pique.
Seulement je crains, messires, quand l’orage s’élèvera, que cette pointe n’attire sur votre tête romantique les foudres plébéiennes les plus modernes.
À Aix-la-Chapelle, je revis, à l’hôtel de la poste, l’aigle de Prusse que je déteste tant ; il jetait sur moi des regards furieux.
Ah ! maudit oiseau ! si jamais tu me tombes entre les mains, je t’arracherai les plumes et je te rognerai les serres.
Puis je t’attacherai, dans les airs, au haut d’une perche, en point de mire d’un tir joyeux, et autour de toi j’appellerai les arquebusiers du Rhin.
Et le brave compagnon qui me l’abattra, je l’investirai du sceptre et de la couronne rhénane ; nous sonnerons des fanfares, et nous crierons : Vive le roi !
J’arrivai à Cologne le soir, assez tard ; j’entendis bruire la grande voix du Rhin ; je sentis l’air d’Allemagne glisser sur mon visage, et je ressentis son influence —
Sur mon appétit. Je mangeai une omelette au jambon, et comme elle était très salée, je dus l’arroser de vin du Rhin.
Le vin du Rhin brille toujours comme de l’or dans le vert Rœmer, et si tu bois quelques gorgées de trop, il te monte au cerveau.
Il te monte au cerveau un si doux chatouillement, que tu n’en peux plus de volupté. Ce fut lui qui me fit errer, dans la nuit, par les rues désertes et silencieuses.
Les maisons me regardaient comme si elles eussent voulu m’apprendre des légendes des temps d’autrefois, des légendes de la sainte ville de Cologne.
C’est ici que la prêtraille a mené sa pieuse vie. Ici ont régné les hommes noirs qu’Ulrich de Hutten a décrits.
Ici le cancan du moyen âge fut dansé par les moines et les nonnes ; ici Hochstrasen distilla ses dénonciations.
Ici la flamme du bûcher a dévoré des livres et des hommes ; et les cloches tintaient, et on chantait : Kyrie eleison !
Ici la stupidité s’accouplait à la méchanceté, comme des chiens sur la place publique. On reconnaît encore aujourd’hui les petits-fils à leur fanatisme stupide.
Mais regarde ! là, au clair de lune, ce colossal compagnon ! sombre et chagrin, il se dresse vers les nues, — c’est le dôme de Cologne.
Il devait être la bastille de l’esprit, et les rusés ultramontains pensaient : — C’est dans cette gigantesque prison que languira la raison allemande.
Alors vint Luther et il a crié de sa voix puissante : « Halte ! » Depuis ce jour, la construction du dôme fut interrompue.
Il resta inachevé ! — et c’est bien ; car c’est justement cet inachèvement qui en fait un monument de la puissance de l’Allemagne et de sa mission émancipatrice !
Ah ! pauvres diables de la société d’achèvement du dôme, vous voulez, avec vos pauvres mains débiles, continuer l’œuvre interrompue et finir la pieuse forteresse.
Ô folle illusion ! En vain fera-t-on sonner la bourse du quêteur, même aux oreilles des hérétiques et des juifs !
En vain le grand Franz Listz donnera des concerts au bénéfice du dôme ; en vain un roi plein de talent viendra-t-il déclamer les tirades les plus dramatiques.
Il ne sera point achevé ! Ce dôme ne sera pas achevé quoique les maîtres sots de la Souabe aient envoyé, pour les travaux, tout un bateau symbolique chargé de pierres.
Il ne sera pas achevé, malgré tous les cris des corbeaux et des hiboux qui dans leur amour pour les antiquités aiment tant à nicher au haut des cathédrales.
Oui, il viendra même un temps, où, bien loin de l’achever, on fera de sa grande nef une écurie de chevaux.
« Et si la cathédrale de Cologne devient une écurie, que ferons-nous des trois rois Mages qui reposent là, sous leur tabernacle ? »
Voilà ce qu’on me demandera. Mais à notre époque avons-nous besoin de nous gêner ? Les trois rois Mages de l’Orient pourront se loger autre part.
Croyez-moi, fourrez-les dans les trois cages de fer qui sont suspendues au haut de la tour de Munster, qui a nom Saint-Lambert.
Jadis le roi Jean de Leyde y fut suspendu avec ses deux conseillers. Maintenant, nous nous servirons de ces mêmes cages de fer pour y loger d’autres majestés.
À droite planera sire Balthazar, à gauche sire Melchior, au milieu sire Gaspard le More. Dieu sait quel ménage ils ont fait tous les trois, quand ils étaient en vie !
Cette sainte alliance de l’Orient, qui est maintenant canonisée, peut-être n’a-t-elle pas toujours fait preuve d’une conduite très canonique.
Le Balthazar et le Melchior étaient peut-être deux gaillards qui, à l’heure de la détresse, avaient promis une constitution libérale à leur peuple.
Et plus tard ils s’étaient bien gardés de tenir parole.
— Peut-être que messire Gaspard, le roi nègre, avait payé d’une noire ingratitude le dévouement de ceux qui lui ont reconquis son empire.
Et lorsque j’arrivai au pont du Rhin, tout près de la ligne du port, je vis couler, à la lueur de la lune, le grand fleuve.
Salut, vénérable Rhin ! Comment as-tu vécu depuis ? J’ai pensé plus d’une fois à toi avec désir et avec regret.
C’est ainsi que je parlai, et j’entendis dans les profondeurs du fleuve des sons étranges et gémissants : c’était comme la toux sèche d’un vieillard, comme une voix à la fois grognarde et plaintive.
« Sois le bien venu, mon enfant ! Cela me fait plaisir que tu ne m’aies pas oublié ! Voilà treize ans que je ne t’ai pas vu. Pour moi, depuis ce temps, j’ai eu bien des désagréments.
« À Biberich, j’ai avalé des pierres ; vraiment ce n’est pas trop friand. Mais pourtant les vers de Nicolas Becker me pèsent encore plus sur l’estomac.
« Il m’a chanté comme si j’étais encore une vierge pure, qui ne s’est pas laissé dérober la couronne virginale.
« Quand j’entends cette sotte chanson, je m’arracherais bien ma barbe blanche et, vraiment, je serais tenté de me noyer dans mes propres flots.
« Les Français le savent bien que je ne suis pas une pucelle. Ils ont si souvent mêlé à mes flots leurs eaux victorieuses.
« Quelle sotte chanson ! Et quel sot rimeur que ce Nicolas Becker, avec son Rhin libre ! Il m’a affiché de honteuse façon. Il m’a même d’une certaine manière compromis politiquement.
« Car quand un jour les Français reviendront, il me faudra rougir de honte devant eux, moi qui tant de fois, pour leur retour, ai prié le ciel avec des larmes.
« Je les ai toujours tant aimés, ces gentils petits Français. Chantent-ils, dansent-ils encore comme autrefois ? Portent-ils encore des pantalons blancs ?
« Je serais heureux de les revoir ! Mais j’ai peur de leur persiflage à cause de cette maudite chanson, j’ai peur de la raillerie et du blâme qu’ils m’infligeront.
« Alfred de Musset, ce méchant garnement, viendra peut-être à leur tête en tambour et me tambourinera aux oreilles toutes ses mauvaises plaisanteries. »
— Telle fut la plainte du vieux fleuve, du père Rhenus. Il ne pouvait en prendre son parti. Je lui dis mainte parole consolante, pour lui rendre le calme.
Va, ne crains pas, mon bon vieux, le sarcasme moqueur des Français ; ce ne sont plus les Français rieurs d’autrefois : ils portent aussi d’autres pantalons.
Les pantalons ne sont plus blancs, ils sont rouges. Les Français d’aujourd’hui sont aussi boutonnés avec d’autres boutons ; ils ne chantent plus ; ils ne dansent plus : ils penchent mélancoliquement la tête.
Ils philosophent maintenant et parlent de Kant, de Fichte et de Hégel. Ils fument et boivent de la bière, et plus d’un joue aux quilles.
Ils se font épiciers, épiciers tout comme nous, je crois même qu’ils nous ont dépassés dans la bonneterie. Ils ne sont plus voltairiens, ils deviennent hengstenbergiens.
Alfred de Musset, il est vrai, est encore un méchant garnement. Mais n’aie pas peur ; nous clouerons sa langue moqueuse.
Et s’il te tambourine une mauvaise charge, nous lui en sifflerons une plus méchante encore.
Calme-toi, vieux père Rhin ; ne te préoccupe pas de méchantes rimes. Tu en entendras bientôt de meilleures. Adieu, nous nous reverrons sous peu.
Paganini était toujours accompagné d’un esprit familier, sous la forme quelquefois d’un chien, quelquefois sous la figure de feu George Harris.
Napoléon voyait un petit homme rouge la veille de chaque événement important ; Socrate avait son démon.
Moi, qui vous parle, moi quand j’étais assis la nuit à ma table de travail, dans mon cabinet d’étude, j’ai vu passer un hôte mystérieux qui alors restait debout silencieusement derrière moi.
Sous son manteau il tenait quelque chose de caché qui étincelait d’une lueur sinistre, à la lumière de ma lampe, et il me sembla que c’était une hache, une hache de bourreau.
Il me parut d’une taille carrée, ses yeux brillaient comme deux étoiles. Il ne me troublait jamais dans mon travail, tranquille il se tenait à distance.
Depuis longues années je n’avais pas vu l’étrange compagnon, lorsque soudain, sous les rayons paisibles de la lune, je le retrouvai à Cologne.
Je marchais pensif le long des rues ; je le vis qui me suivait comme si c’était mon ombre. Quand je m’arrêtais, il s’arrêtait aussi.
Il s’arrêtait comme s’il attendait quelque chose, et si je pressais le pas, il reprenait sa marche. Nous arrivâmes ainsi jusqu’au milieu de la place de la Cathédrale.
Cela me devenait insupportable ; je me retournai et je lui dis : Parle maintenant, pourquoi me suis-tu ainsi jusqu’au milieu de ce désert nocturne ?
Je te rencontre toujours à l’heure où les grandes idées grondent dans ma poitrine, et que les éclairs de la pensée jaillissent de mon esprit.
Tu me regardes si fixement ! — Parle, explique-toi ! Que caches-tu sous ton manteau ? Ça brille si terriblement ! Qui es-tu, et que veux-tu ?
Il répondit d’un ton sec et même un peu maussade : Je t’en prie, ne m’exorcise pas, et, pour l’amour de Dieu, ne deviens pas pathétique.
Je ne suis point un fantôme du passé, un spectre échappé de la tombe. Je n’aime pas la rhétorique, je ne suis pas non plus très dialecticien.
Je suis d’une nature pratique, toujours calme et taciturne. Sache-le donc : ce que ton esprit médite, c’est moi qui l’exécute.
Et les années ont beau s’écouler ; je n’ai point de cesse, jusqu’à ce que j’aie changé en réalités les billevesées de ta pensée. Toi, tu penses, et moi, j’agis.
Tu es le juge, je suis le bourreau, et avec l’obéissance d’un valet j’exécute le jugement que tu rends, — fût-il même injuste.
À Rome, dans les anciens jours, on portait une hache devant le consul. Toi aussi, tu as ton licteur, mais c’est derrière toi qu’il marche.
Je suis ton licteur et je te suis sans cesse avec la hache impitoyable ; je frappe, et ce que ton cerveau a enfanté, s’accomplit. Tu es la pensée ; moi, je suis le fait.
Je rentrai chez moi et dormis comme si les anges m’avaient bercé. On repose si moelleusement dans les lits d’Allemagne : car ce sont des lits de plume.
Combien de fois n’ai-je pas regretté la douceur du duvet natal, quand je me couchais sur de durs matelas, dans les nuits sans sommeil de l’exil !
On dort très bien et on rêve encore mieux dans nos lits de plume. C’est là que l’âme allemande se sent libre de toute chaîne terrestre.
Elle se sent libre et plane dans les espaces les plus reculés du ciel. Âme allemande, esprit émancipé, que ton essor est audacieux dans tes rêves nocturnes !
Les dieux pâlissent à ton approche, et sur ton chemin que d’étoiles n’as-tu pas époussetées du souffle de tes ailes !
La terre est aux Français et aux Russes ; la mer obéit aux Anglais ; mais nous autres Allemands, nous régnons sans rivaux dans l’empire éthéré des rêves.
Là nous avons l’hégémonie ; là, nous ne sommes pas morcelés. Les autres peuples ont grandi sur le vil sol de la terre ; mais le peuple allemand s’est développé dans l’espace infini de l’idée !…
Et quand je fus endormi, je rêvai que j’errais encore au clair de lune le long des rues sombres de l’antique Cologne.
Et derrière moi, marchait toujours mon acolyte, l’homme à la hache, sombre et silencieux. J’étais si fatigué que mes genoux pliaient ; cependant nous avancions toujours.
Nous avancions toujours ; mon cœur se déchirait dans ma poitrine, et de la blessure ouverte jaillissaient des gouttes sanglantes.
Parfois j’y plongeais le doigt, et parfois il arriva qu’en passant je marquai de mon sang les portes des maisons.
Et chaque fois que je marquais ainsi avec ma main sanglante la porte d’une maison, un glas funèbre résonnait dans le lointain, mélancolique et gémissant.
La lune pâlit au ciel, elle devint de plus en plus blême. Semblables à de noirs coursiers, d’obscures nuées la poursuivaient dans l’espace.
Et toujours s’avançait derrière moi cette sombre figure avec sa hache cachée. Nous marchâmes ainsi longtemps.
Nous allons, nous allons jusqu’à ce qu’enfin nous parvenions à la place de la Cathédrale. Les portes en étaient toutes ouvertes. Nous entrons.
Dans l’immense nef régnaient seuls la mort, le silence et la nuit. Çà et là brillaient quelques lampes, pour mieux montrer les ténèbres.
Longtemps je suivis le long des piliers ; j’entendais seulement le bruit des pas de mon compagnon ; là aussi il ne me quittait point d’un instant.
Nous arrivâmes enfin dans un endroit, étincelant de la lumière des cierges et tout rayonnant d’or et de pierreries : c’était la chapelle des rois Mages.
Les trois rois qui reposent d’ordinaire dans le silence et l’immobilité, ô miracle, ils étaient alors assis sur leurs sarcophages.
Comme des mannequins ils remuaient leurs os morts depuis longtemps, qui sentaient à la fois la putréfaction et l’encens.
L’un d’eux ouvrit même la bouche et me tint un très long discours. Il cherchait à me démontrer comment il méritait mon respect :
D’abord 1o en qualité de mort, puis 2o en qualité de roi, et enfin 3o en qualité de saint. Tout cela ne m’émut pas beaucoup.
Je lui répondis en riant : mort, roi, saint — Je vois qu’à tout titre tu appartiens au passé.
Allons, pauvres sires, sortez d’ici ; rentrez dans la tombe ! c’est la place qui vous convient. La vie réclame maintenant les trésors de votre chapelle.
La joyeuse Cavalerie de l’Avenir doit s’établir ici. Et si vous ne partez pas de bon gré, j’emploierai la force, et je vous rosserai d’importance.
Voilà ce que je dis aux trois rois Mages, et je leur tournai le dos. Alors je vis étinceler terriblement le fer terrible de mon sombre compagnon, et il comprit le signe que je lui fis.
Il s’approcha, et, de sa hache, il frappa les misérables squelettes de la superstition et les fracassa sans pitié.
L’écho de toutes les voûtes gémit lamentablement ; des torrents de sang jaillirent de ma poitrine, et je me réveillai soudain.
De Cologne à Hagen la poste coûte 5 thalers et 6 gros prussiens. La diligence était malheureusement retenue, et je fus obligé de prendre le coupé de supplément.
Il faisait une de ces matinées humides et nébuleuses de la fin de l’automne ; la voiture pataugeait dans la boue. Cependant en dépit du mauvais temps et du chemin, je me sentais inondé d’un sentiment de bien-être délicieux.
N’était-ce pas l’air de ma patrie qui frappait ma joue brûlante ! et cette boue de grand chemin, n’était-ce pas la crotte de ma patrie ?
Les chevaux remuaient la queue affectueusement comme de vieilles connaissances, et ce qu’ils laissaient tomber derrière eux me paraissait beau et odoriférant comme les pommes d’Attalante. La patrie sent toujours bon.
Nous traversâmes Muhlheim ; la ville est jolie, les hommes calmes et laborieux. La dernière fois que j’y vins, c’était au mois de mai 1831.
Alors tout était en fleurs, le soleil souriait ; les oiseaux chantaient avec amour, et les hommes espéraient et pensaient.
Ils pensaient : « Notre maigre noblesse prussienne va bientôt partir, et nous leur verserons le coup de l’étrier avec de longues bouteilles de fer.
« Et la liberté va venir avec les jeux et les danses et le drapeau tricolore. Peut-être réveillera-t-elle, dans la tombe, Napoléon. »
Ah ! Seigneur Dieu ! Les chevaliers prussiens sont toujours au bord du Rhin, et plus d’un de ces pauvres hères, arrivé dans le pays maigre comme une cigogne, a maintenant le ventre rondelet.
Ces pâles canailles, qui avaient l’air jadis des trois vertus théologales, ont tant bu, depuis, de notre vin du Rhin qu’ils ont fini par avoir des trognes rouges.
Et la liberté s’est foulé le pied, elle ne peut plus sauter et danser. Le drapeau tricolore, à Paris, regarde tristement du haut de ses tours.
L’empereur est ressuscité depuis ; mais les vers anglais en ont fait un homme tout pacifique, et il s’est laissé rensevelir sans mot dire.
J’ai vu moi-même ses funérailles ; j’ai vu le char doré et les Victoires dorées qui supportaient le cercueil doré.
Le long des Champs-Elysées, sous l’arc de triomphe, par le brouillard et sur la neige, le convoi défila lentement.
La musique raclait d’une effroyable façon, les nez des musiciens étaient bleus et leurs doigts raides de froid ; les aigles des étendards me saluaient d’un air piteux.
Les hommes regardaient avec des yeux hagards, à la fois réjouis et terrifiés, comme s’ils voyaient apparaître un fantôme chéri. Dans leur âme se rallumaient les vieux souvenirs du rêve impérial. Le conte de fée de l’empire, avec ses splendeurs héroïques, était évoqué devant eux.
J’ai pleuré ce jour-là. Les larmes me sont venues aux yeux, quand j’ai entendu retentir ce cri d’amour, oublié depuis longtemps : Vive l’Empereur !
J’étais parti de Cologne à huit heures moins un quart du matin. Nous arrivâmes à Hagen vers les trois heures. C’est là que l’on dîne.
La table était mise. Là je retrouvai tout à fait la vieille cuisine germanique. Je te salue, choucroute ! Tes parfums sont enivrants !
Des châtaignes grillées dans des choux verts, comme celles que je mangeais jadis chez ma mère ! Salut stockfische de la patrie ! comme vous nagez joyeusement dans le beurre ! que vous avez de l’esprit !
À tous les cœurs bien nés la patrie est chère ! J’aime aussi, d’un beau brun doré, les harengs saurs aux œufs !
Comme les saucissons babillent gentiment dans la graisse qui pétille ! Les grives, en bons petits anges rôtis, avec de la compote de pommes, me gazouillent la bienvenue.
Sois le bienvenu, compatriote, me gazouillent-elles tout bas ; tu t’es absenté longtemps. Tu t’es longtemps diverti à l’étranger avec d’autres oiseaux.
Il y avait aussi sur la table une oie, tranquille et bonne créature. Peut-être qu’elle m’a aimé autrefois, quand nous étions jeunes tous les deux.
Elle me regardait d’une façon si sentimentale, si intime, si dévouée, si mélancolique ! À coup sûr, elle possédait une belle âme ; mais la chair était bien coriace.
On servit aussi, sur un plat d’étain, une tête de porc. Chez nous, en Allemagne, on garnit toujours de feuilles de laurier le front des cochons.
Au sortir de Hagen, il faisait nuit, et je sentais le froid me pénétrer jusqu’à la moelle des os. Je ne pus me réchauffer qu’à Unna, dans une auberge.
Je trouvai là une jolie fille, qui me versa le punch d’un air amical. Ses cheveux bouclés étaient comme de la soie dorée, ses yeux doux comme les rayons de la lune.
Je retrouvai avec bonheur l’accent westphalien qui grasseye. Le punch rallumait mille doux souvenirs. Je pensai à ces bons frères de Westphalie.
Ces chers Westphaliens, avec qui j’ai si souvent bu à Gœttingue, jusqu’à ce qu’une douce émotion gagnât notre cœur, et que nous nous embrassions tendrement, et que nous tombions tendrement sous la table.
Je les ai toujours aimés, ces chers, ces bons Westphaliens, ce peuple si fort, si sûr, si loyal, sans vanterie, sans jactance.
Comme ils étaient beaux sur le terrain d’un duel, avec leur cœur de lion ! Les quartes et les tierces de leur rapière, comme elles tombaient droites et franches !
Ils se battent bien, ils boivent bien, et quand ils vous tendent la main, en témoignage d’amitié, ils se mettent à pleurer ; — ce sont des chênes sentimentaux.
Que le ciel te conserve, brave peuple ; qu’il bénisse tes moissons, qu’il te préserve de la guerre et de la gloire, des héros et de leurs exploits héroïques ;
Qu’il accorde toujours à tes fils de faciles examens, et qu’il marie bien tes filles. — Amen !
Voici la forêt de Teutobourg, dont Tacite a fait la description. — C’est là le marais classique où Varus est resté.
C’est là que se battit le prince des Chérusques, Hermann, la noble épée ; la nationalité allemande a vaincu sur ce terrain boueux, dans cette crotte où s’enfoncèrent les légions de Rome.
Si Hermann n’eût pas gagné la bataille avec ses hordes blondes, il n’y aurait plus de liberté allemande ; nous serions devenus Romains.
Dans notre patrie régneraient maintenant la langue et les coutumes de Rome. Il y aurait des Vestales même à Munich ; les Souabes s’appelleraient Quirites.
Hengstenberg serait un aruspice et fouillerait dans les entrailles des taureaux ; Neander serait un augure et considérerait, son nez au vent, le vol des oiseaux de Berlin.
Mme Birch-Pfeiffer boirait de la térébenthine, comme jadis les dames romaines (vous savez que c’était pour parfumer — vous savez quoi).
Raumer ne serait pas un barbouilleur allemand ; ce serait un scribe romain. Freiligrath ferait des vers sans rime, comme jadis Flaccus Horatius.
Le grossier mendiant, père Jahn, porterait fièrement la toge puante. — Me hercule ! Massmann parlerait latin et s’appellerait Marcus Tullius Massmannus !
Les martyrs de la vérité se prendraient aux cheveux dans les arènes avec les lions, les hyènes et les chacals, au lieu d’avoir affaire avec des chiens dans les petits journaux.
Nous aurions un seul Néron à cette heure, au lieu de trois douzaines de pères de la patrie. Nous nous couperions les veines pour faire la nique aux valets du despotisme.
Schelling prendrait un bain comme un Sénèque et finirait au moins comme un philosophe. Nous dirions à notre illustre peintre Cornélius : Cacatum non est pictum.
Dieu soit loué ! Hermann a gagné la bataille ; les Romains furent défaits. Varus périt avec ses légions, et nous sommes restés Allemands.
Nous sommes restés Allemands ; et nous parlons Allemand. L’âne s’appelle âne et non asinus, les Souabes sont restés Souabes.
Raumer est resté un barbouilleur allemand. Freiligrath rime et n’est pas devenu un Horace.
Dieu soit loué ! Massmann ne parle pas latin. Mme Birch-Pfeiffer ne fait qu’écrire des drames et ne boit point de la térébenthine, comme les dames galantes de Rome.
Ô Hermann ! voilà ce que nous te devons ; c’est pourquoi, comme bien tu le mérites, on t’élève un monument à Detmoldt ; j’ai souscrit moi-même pour cinq centimes.
La nuit rend plus sombre et inhospitalière la forêt où roule, clopin-clopant, ma chaise de poste. Soudain un craquement retentit ; une roue se brise. Nous arrêtons. Voilà qui n’est pas très agréable.
Le postillon descend et court au village, je reste seul à minuit au milieu des bois. Tout autour, on entend des hurlements sauvages.
Ce sont les loups qui hurlent avec leur voix d’affamés ; leurs yeux brûlent dans les ténèbres comme des flambeaux.
Ces animaux, à coup sûr, ont eu vent de mon arrivée, et c’est en mon honneur qu’ils ont ainsi illuminé la forêt et qu’ils chantent leurs chœurs.
C’est une sérénade, j’y vois clair maintenant, ils veulent me fêter ! Aussitôt je me mets dans la posture obligée, et d’une voix émue je leur tiens ce discours :
« Frères loups ! je suis heureux d’être aujourd’hui au milieu de vous, où tant de nobles cœurs me hurlent avec amour la bienvenue.
« Ce que j’éprouve en ce doux et beau moment est inexprimable. Ah ! cette belle heure restera gravée éternellement dans mon souvenir.
« Frères loups ! jamais vous n’avez douté de moi, jamais vous n’avez laissé surprendre votre bonne foi par des renards qui vous ont dit que j’étais passé aux chiens.
« Que j’étais renégat et que bientôt je serais conseiller aulique dans le parc des moutons. Relever de pareilles calomnies était trop au-dessous de ma dignité.
« La peau de brebis que j’ai endossée quelquefois pour me réchauffer, croyez-moi, elle ne m’a jamais porté à m’extasier sur le bonheur des brebis.
« Je ne suis ni brebis, ni chien, ni conseiller aulique. Je suis resté loup. Mon cœur et mes dents sont ceux d’un loup.
« Je suis un loup et je hurlerai toujours avec les loups. Oui, comptez sur moi, et aidez-vous vous-mêmes, et le ciel vous aidera. »
Tel fut le discours que je fis sans la moindre préparation. Mon ami Kolb l’a un peu tronqué en l’imprimant dans la Gazette d’Augsbourg.
Le soleil se leva près de Paderborn avec une mine très rébarbative. Il fait là en effet un bien ennuyeux métier, d’éclairer cette sotte terre !
À peine a-t-il éclairé un de ses côtés, et se dépêche-t-il de porter sa lumière à l’autre, que le premier s’obscurcit aussitôt.
Sisyphe voit retomber son rocher, le tonneau des Danaïdes ne se remplit jamais, et le soleil éclaire en vain le globe.
Quand les vapeurs du matin se dissipèrent, je vis s’élever sur le bord du chemin l’image du crucifié, éclairée par l’aurore rouge comme du sang.
Ta vue me remplit chaque fois de mélancolie, je ne peux te regarder sans une profonde commisération, toi qui as voulu racheter le monde, sauver les hommes ! Folie divine !
Ils t’ont rudement traité, messieurs du grand conseil de Jérusalem. Qui t’avait conseillé aussi de parler si librement de l’État et de l’Église ?
Pour ton malheur, l’imprimerie n’était pas encore inventée. Tu aurais écrit un livre sur le royaume des cieux ;
Le censeur aurait biffé ce qui a rapport à la terre, et dans sa bienveillance la censure te sauvait de la croix.
Ah ! si seulement tu eusses choisi un autre texte pour ta prédication de la montagne ! Tu avais certes assez de talent et d’esprit pour pouvoir voiler ta pensée, et tu as pu ménager les dévots !
Mais tu as été trop passionné, tu as chassé du temple avec un fouet les changeurs et les banquiers : malheureux Dieu ! te voilà cloué à la croix pour servir d’avertissement et d’exemple.
Le vent est humide, le pays nu, la patache chancelle dans la boue. Pourtant je chante dans mon cœur : Soleil, flamme accusatrice !
C’est le refrain d’une vieille chanson que me chanta bien souvent ma nourrice : « Soleil, flamme accusatrice ! » C’est comme si j’avais entendu les sons du cor dans les bois.
Dans la chanson, il y a un meurtrier qui vit dans la joie et les plaisirs. À la fin, on le trouva dans la forêt, pendu aux branches d’un saule au pâle feuillage.
La condamnation à mort du meurtrier était clouée au tronc de l’arbre. C’était l’œuvre des vengeurs de la sainte Vehme. — Soleil, flamme accusatrice !
Le soleil l’avait dénoncé ; il avait tant fait que le meurtrier avait été découvert et condamné. Ottilie mourante s’était écriée : « Soleil, flamme accusatrice ! »
Et quand je me rappelle la chanson, je me rappelle aussi ma nourrice, la bonne vieille ; je revois son visage bruni, avec tous ses plis et toutes ses rides.
Elle était née dans le pays de Münster et savait une quantité d’effroyables histoires de revenants, et des contes et des ballades populaires.
Que mon cœur battait, quand la vieille femme me disait la fille du roi qui s’asseyait toute seulette sur la bruyère et peignait ses cheveux dorés !
Il lui fallait garder les oies comme une villageoise, et le soir, quand elle les ramenait des champs, elle restait toute triste, immobile, à la porte de la ville.
Car elle voyait une tête de cheval clouée au-dessus de la porte. C’était la tête du pauvre cheval sur lequel elle était venue dans la terre étrangère.
La fille de roi disait en soupirant : « Ô Falada ! dire que te voilà pendue ! » La tête de cheval répondait : « Ô malheur ! dire que tu mènes paître les oies ! »
La fille du roi disait en soupirant : « Ah ! si ma mère le savait ! » La tête de cheval répondait : « Son cœur se briserait de douleur. »
Pour mieux écouter, je suspendais mon haleine quand la vieille baissait la voix, et d’un ton plus grave commençait à parler de Barberousse, de notre mystérieux empereur.
Elle m’assurait qu’il n’était pas mort comme les savants le prétendent, qu’il restait caché dans une montagne avec ses compagnons d’armes.
La montagne s’appelle Kiffhauser, et dans ses flancs se trouve une caverne. Des lampes illuminent d’une clarté fantastique les salles aux voûtes profondes.
La première salle est une écurie, et là on peut apercevoir mille chevaux aux caparaçons étincelants devant leur crèche.
Ils sont sellés et bridés ; pourtant pas un seul ne hennit, pas un seul ne piétine. — Ils sont immobiles comme s’ils étaient coulés en fer.
Dans la seconde salle, on voit des soldats couchés sur la paille, mille soldats, gaillards à longue barbe, aux traits fiers et belliqueux.
Ils sont armés de pied en cap ; pourtant pas un de ces braves ne remue, pas un ne bouge, ils gisent immobiles et dorment.
Dans la troisième salle sont des piles d’épées, de haches, de piques, de casques d’argent et d’acier, de vieilles armes à feu.
Peu de canons, assez pourtant pour former un trophée. Au sommet flotte un drapeau aux couleurs noire, rouge et or.
L’empereur habite la quatrième salle. Depuis bien des siècles il est assis sur la chaise de pierre, devant sa table de pierre, la tête entre ses mains.
Sa barbe, qui descend jusqu’à terre, est rouge comme le feu. Par moment il remue la paupière, d’autres fois il fronce le sourcil.
Dort-il ou médite-t-il ? c’est ce que l’on ne peut savoir. Mais quand l’heure sonnera, il secouera fortement sa léthargie séculaire.
Il saisira le fidèle drapeau et criera : « À cheval, à cheval ! » Son peuple de cavaliers s’éveillera et se lèvera avec un bruit d’armures
Chacun s’élance sur son cheval qui hennit et bat du pied. Ils chevauchent à travers le monde, et les trompettes résonnent.
Ils chevauchent bien et se battent bien. Ils ont fini leur sommeil. L’empereur rend une justice sévère ; il tient à punir les assassins.
Les assassins qui ont mis à mort la belle Germanie, la princesse à la blonde chevelure. — Soleil, flamme accusatrice !
Plus d’un qui se croit à l’abri, et qui rit caché dans son château, n’échappera pas à la potence, à la colère de Barberousse.
Comme ils résonnent doucement à mon oreille les contes de la vieille nourrice ! Mon cœur superstitieux chante à tue-tête : « Soleil, flamme accusatrice ! »
Il tombe une petite pluie fine et froide, comme des pointes d’aiguille. Les chevaux remuent tristement la queue, et pataugent dans la boue et suent.
Le postillon donne du cor. Je connais ce vieil air : « Trois cavaliers sortent de la ville. » Tout devient si vaporeux, si confus dans mon âme.
J’eus sommeil et je m’endormis ; et voyez ! je rêvai à la fin que je me trouvais dans la montagne merveilleuse auprès de l’empereur Barberousse.
Il n’était plus assis sur sa chaise de pierre, auprès de la table de pierre, comme une statue de pierre. Il n’avait pas non plus la mine aussi respectable qu’on se le figure ordinairement.
Il parcourait les salles en causant familièrement avec moi. Il me montrait, avec le contentement d’un antiquaire, les curiosités et les trésors de son château.
Dans la salle des armes il m’expliqua comment on se servait des massues ; il frottait avec l’hermine de son manteau quelques épées pour en ôter la rouille.
Il prit un plumeau de paon et épousseta mainte armure, maint casque, maint armet à pointe, mainte hallebarde.
Il épousseta aussi le drapeau et me dit. « Ce qui me rend le plus fier, c’est que la teigne n’a pas encore mangé la soie, et que les vers n’ont pas encore piqué le bois. »
Et quand nous fûmes arrivés à la salle où plusieurs milliers de guerriers dormaient à plate terre, tout armés pour le combat, le bonhomme me dit en clignotant de l’œil, avec une certaine satisfaction puérile :
« Ici, il nous faut parler et marcher sans bruit, pour ne pas éveiller ces braves gens ; voilà cent années d’écoulées encore, et nous sommes aujourd’hui au jour de paie. »
Et voilà que l’empereur s’approche doucement des soldats endormis et leur met à chacun un ducat dans la poche.
Je le contemplai plein de surprise, alors il se mit à me dire en souriant : « Je leur donne à chacun un ducat pour solde tous les cent ans. »
Dans la salle où les chevaux se tenaient debout en longues et muettes rangées, l’empereur se frotta les mains ; il paraissait se réjouir singulièrement.
Il comptait les chevaux un à un et leur caressait les côtes. Il comptait et recomptait ; ses lèvres s’agitaient avec inquiétude et avec hâte.
« Ce n’est pas encore le nombre juste, disait-il enfin tout chagrin ; j’ai assez d’armes et de soldats, mais ce sont les chevaux qui manquent.
« J’ai envoyé de tous côtés des maquignons qui achètent pour moi les meilleurs chevaux ; j’en ai déjà un bon nombre.
« J’attends que le nombre soit complet, et alors je frapperai, et je délivrerai ma patrie, mon peuple allemand qui m’attend avec fidélité. »
Ainsi parla l’empereur, mais je m’écriai : « Frappe, vieux compagnon ! frappe tout de suite, et si tu n’as pas assez de chevaux, prends des ânes à leur place. »
Barberousse reprit en souriant : « Rien ne presse, il n’y a pas nécessité de se tant dépêcher. Rome n’a pas été bâtie en un jour. Une bonne œuvre demande du temps.
« Ce qui ne vient pas aujourd’hui viendra sûrement demain. Ce n’est que lentement que croît le chêne, et chi va piano va sano, dit un proverbe de l’empire romain. »
Un cahot de voiture m’éveilla ; bientôt pourtant je refermai les paupières, je me rendormis et je rêvai encore de Barberousse.
Je me promenais encore avec lui par les salles sonores ; il me faisait maintes et maintes questions, et avait mille choses à me faire raconter.
Depuis bien, bien des années, depuis la guerre de sept ans, il n’avait pas appris la moindre nouvelle de notre monde d’en haut.
Il s’enquit de Moïse Mendelssohn, de la Karschin, il s’informa avec intérêt de la comtesse Dubarry, la maîtresse de Louis XV.
« Ô empereur ! m’écriai-je ? comme tu es en retard ! Moïse Mendelssohn est mort depuis longtemps avec sa Rebecca ; Abraham, son fils aussi est mort et enterré.
« Abraham a mis au monde avec Léa un marmot ; il s’appelle Félix, qui a fait son chemin dans la chrétienté, il est déjà maître de chapelle.
« La vieille Karschin est morte ; la Klenke, sa fille, est morte aussi ; Helmine Chezy, sa petite-fille est encore en vie, à ce que je crois.
« La Dubarry a mené joyeuse vie tant que Louis régna, Louis XV bien entendu ; elle était déjà vieille quand on l’a guillotinée.
« Louis XV est mort bien tranquillement dans son lit. Pour Louis XVI, il a été guillotiné avec la reine Marie-Antoinette.
« La reine Marie-Antoinette, lorsqu’on la guillotina, montra un grand courage, comme cela devait être. Mais la Dubarry se mit à pleurer et à jeter les hauts cris quand on la guillotina. »
L’empereur arrêta tout à coup ses pas, me regarda fixement, et dit, tout effrayé : « Pour l’amour de Dieu, qu’est-ce donc que ça guillotiner ? »
« Guillotiner, lui expliquai-je, c’est une nouvelle méthode par laquelle on fait passer de vie à trépas les gens de toute condition.
« Dans cette nouvelle méthode on se sert aussi d’une nouvelle machine qu’inventa M. Guillotin, d’où lui vient le nom de guillotine.
« On t’attache sur une planche qui s’abaisse ; vite, on te glisse entre deux poteaux ; tout en haut est suspendu un couperet triangulaire.
« On tire une ficelle, le couperet glisse et tombe tout gentiment, tout gaiement. Dans cette occurrence, ta tête tombe dans un sac. »
L’empereur m’interrompit : « Tais-toi, je ne veux rien savoir de ta machine. Dieu me préserve des inventions de ton M. Guillotin !
« Le roi et la reine ! liés ! liés sur une planche ! mais c’est contre tout respect, contre toute étiquette !
« Et toi, qui es-tu, toi qui oses me parler si familièrement ? Attends, mon garçon, je vais te rabattre un peu le caquet !
« Ma bile s’échauffe à t’entendre parler de la sorte. Ton souffle est déjà une haute trahison, ton sourire est un crime de lèse-majesté. »
Quand je vis le vieillard s’échauffer ainsi et m’invectiver sans ménagement et sans retenue, alors j’éclatai à mon tour et je laissai parler mes plus intimes pensées :
« Seigneur Barberousse, lui dis-je à haute voix, tu n’es qu’un être fabuleux, un spectre du passé ; va-t’en, retourne dormir ; nous nous délivrerons bien sans toi.
« Les républicains nous riraient au nez en voyant à notre tête un pareil fantôme avec le sceptre et la couronne ; ils nous larderaient d’épigrammes.
« Ton drapeau ne me plaît pas non plus. Les fous teutomanes, quand j’étais encore dans la Burschenschaft, m’ont gâté à tout jamais le goût de ces couleurs rouge, noire et or.
« Ce que tu as de mieux à faire, vieille ganache impériale, c’est de rester chez toi dans ton vieux Kiffhauser. — Plus je réfléchis, plus je crois que le peuple allemand peut se passer d’empereur. »
Je me suis querellé avec l’empereur, en rêve, bien entendu. À l’état de veille nous ne parlons pas aux princes avec autant d’indépendance.
Ce n’est qu’en rêvant, ce n’est qu’en songe idéal que l’Allemand ose leur exprimer sa franche opinion allemande, qu’il porte si profondément dans son cœur allemand.
Quand je me réveillai, nous passions près d’une forêt ; la vue des arbres effeuillés, de cette réalité nue et triste, chassa tout à fait mes rêves.
Les chênes secouaient sévèrement la tête ; leurs branches, comme autant de verges, me faisaient des signes d’avertissement, et je m’écriai : « Pardonne-moi, mon empereur bien-aimé !
« Pardonne-moi, ô Barberousse, ces paroles trop promptes ! je sais que tu es plus sage que moi ; j’ai si peu de patience ! Sors bientôt, mon empereur, de ta montagne, — reviens ! reviens !
« Si la guillotine ne te plaît pas, tiens-t’en aux anciennes méthodes : l’épée pour les nobles, la corde pour les bourgeois et les vilains.
« Seulement change de temps en temps, fais pendre les nobles et décapiter un peu les bourgeois et les paysans ; car nous sommes tous des créatures du bon Dieu.
« Rétablis le Code pénal, la procédure impitoyable de Charles-Quint, et divise le peuple en états, en communautés et en corporations.
« Rétablis-nous le vieux Saint Empire Romain, rends-nous toutes ces guenilles resplendissantes avec toutes leurs gentillesses vermoulues.
« Le moyen âge, le vrai moyen âge tel qu’il a été, je veux bien l’accepter ; mais délivre-nous de ce régime bâtard.
« De cette chevalerie en uniforme prussien, hideux mélange de superstition gothique et de moderne mensonge, qui n’est ni chair ni poisson.
« Chasse-moi cet attirail de comédiens, chasse-les de ces tréteaux où l’on parodie le passé. Viens, viens, empereur Barberousse ! »
Minden est une forteresse qui a de beaux remparts. Pourtant j’aime peu avoir affaire avec les forteresses prussiennes.
Nous y arrivâmes vers le soir. Les planches du pont-levis gémissaient d’une façon si lamentable quand nous le traversâmes. Au bas, les sombres fossés étaient béants.
Les hauts bastions nous regardaient d’un air chagrin et menaçant. La grande porte s’ouvrit en grinçant et se ferma en grinçant aussi.
Ah ! mon âme fut contristée comme dut l’être celle d’Ulysse quand il entendit rouler le rocher dont Polyphème ferma sa caverne.
Il se présenta un caporal à la porte de la voiture et il nous demanda nos noms. « Je m’appelle Personne, je suis oculiste, et j’opère la cataracte sur les yeux des géants. »
À l’auberge, je fus encore plus mal à mon aise ; à table, je ne trouvai rien à mon goût. Je me mis au lit de suite, mais je ne pus dormir, les couvertures m’étouffaient.
C’était un large lit de plume, avec des rideaux d’un damas rouge ; le ciel en était d’or passé, avec une campane flétrie.
Maudite campane ! toute la nuit elle n’a fait que me priver de sommeil ; elle était suspendue sur ma tête, menaçante comme l’épée de Damoclès.
Parfois elle me faisait l’eflfet d’une tête de serpent, et je l’entendais me siffler mystérieusement à l’oreille : « Te voilà dans la forteresse, et tu y resteras ; tu ne peux plus m’échapper ! »
Oh ! que ne suis-je, soupirai-je, que ne suis-je chez moi, près de mon excellente femme, à Paris, dans le faubourg Poissonnière !
Parfois aussi je sentais quelque chose passer sur mon front, on eût dit une froide main de censeur, et dans mon cerveau mes pensées furent paralysées.
Des gendarmes drapés dans des linceuls entouraient mon lit comme des spectres, et j’entendais aussi un bruit de chaînes peu récréatif.
Hélas ! les fantômes armés m’entraînaient, et à la fin je me trouvai attaché à un rocher à pic.
Cette atroce et sale campane qui surmontait mon ciel de lit, je la retrouvai là. Mais maintenant c’était un vautour au noir plumage, aux serres aiguës.
Ce vautour ressemblait, à s’y méprendre, à l’aigle de Prusse ; cramponné sur mon corps, il me dévorait le foie dans la poitrine. J’ai pleuré et gémi.
J’ai pleuré longtemps, jusqu’à ce que le coq vînt à chanter, qui chassa la fièvre avec ses rêves. Je me réveillai à Minden dans mon lit inondé de sueur. L’aigle de Prusse était redevenu une sotte campane.
Je pris la poste, et je ne pus respirer librement que lorsque je fus en dehors de la forteresse, au milieu de la libre nature, sur le sol de Bukkeburg.
Ô Danton ! tu t’es bien trompé, et tu as payé cher ton erreur ! On peut emporter la patrie à la semelle de ses souliers.
La demi-principauté de Bukkeburg, ne l’ai-je point emportée au talon de mes bottes ? Jamais je n’ai vu de ma vie des routes aussi fangeuses.
À Bukkeburg, je descendis de voiture pour aller voir le château où est né mon grand-père ; ma grand’mère était de Hambourg.
J’arrivai à Hanovre vers midi, et je me fis décrotter. Je sortis aussitôt pour parcourir la ville. J’aime à voyager avec fruit.
Seigneur Dieu ! voilà ce qui s’appelle de la propreté ! Ici la boue n’est pas dans les rues. On y voit maint édifice superbe, masses tout à fait imposantes.
Une grande place surtout, entourée de magnifiques maisons, frappa mon attention. C’est là que le roi réside, c’est là que s’élève son palais.
Il est d’assez belle apparence (le palais bien entendu). Devant le portail, de chaque côté est une guérite. La garde en collet rouge, l’arme au bras, y fait sentinelle d’un air sauvage et menaçant.
Mon cicerone me dit : « C’est là que demeure Ernest-Auguste, un vieux lord ultra-tory, un gentleman assez bien conservé.
« C’est là qu’il demeure au sein d’une sécurité champêtre ; car, mieux que par tous les trabans du monde, il est protégé par le manque de cœur de tous nos chers camarades.
« Je vais le voir de temps en temps, et il se plaint alors des ennuis de son métier, de ce métier de roi, qu’il est condamné à faire dans le royaume de Hanovre.
« Habitué à la vie de la Grande-Bretagne, il se dit trop à l’étroit ici, le spleen le tourmente, il craint presque de ne pouvoir à la longue résister à une idée patibulaire.
« Avant-hier je l’ai trouvé tout triste, accroupi devant la cheminée, — c’était le matin. — Sa Majesté faisait infuser elle-même un lavement pour ses chiens malades. »
De Harbourg, je fus dans une heure à Hambourg. C’était le soir ; les étoiles me saluaient ; l’air était doux et frais.
Et lorsque j’arrivai près de madame ma mère, sa joie fut presque de l’effroi : « Mon cher enfant ! » s’écria-t-elle, en frappant ses deux mains.
« Mon cher enfant, voilà bien treize ans que je ne t’ai vu. Tu dois avoir faim ; dis-moi, que vas-tu manger ?
«J’ai du poisson, de l’oie et des oranges de Portugal. » — « Alors donne-moi du poisson, de l’oie et des oranges de Portugal. »
Et pendant que je mangeais avec grand appétit, ma mère, toute gaie et heureuse, me demandait ceci, me demandait cela, et parfois me faisait des questions captieuses.
« Mon cher enfant, et te soigne-t-on bien, là-bas, dans le pays étranger ? Ta femme est-elle bonne ménagère, et te raccommode-t-elle tes bas et tes chemises ? »
« Le poisson est excellent, ma petite mère ; mais il faut le manger en silence ; on attrape si vite une arête dans le gosier. Ne me trouble pas maintenant. »
Et quand j’eus dévoré ce brave poisson, on me servit l’oie. Ma mère me demandait ceci, me demandait cela, et parfois me faisait des questions captieuses.
« Mon cher enfant, dans quel pays vit-on le mieux ? Est-ici ou en France ? À quel peuple donnes-tu la préférence ? »
— « L’oie allemande, chère petite mère, est bonne, cependant les Français garnissent mieux les oies que nous. Ils ont aussi de meilleures sauces. »
Et quand l’oie dut se retirer, les oranges firent leur entrée ; elles étaient parfaites, au delà de toute espérance.
Mais ma mère se remit toute joyeuse, à me faire maintes et maintes questions, même parfois sur des matières scabreuses.
« Mon chere enfant, que penses-tu maintenant ? Fais-tu toujours de la politique avec la même passion ? À quel parti se rattachent tes convictions ? »
« Les oranges, cher petite mère, sont excellentes, et c’est avec un vrai plaisir que j’en bois le doux jus, mais je laisse là l’écorce. »
La ville qui a été brûlée à moitié, se rebâtit petit à petit. Comme un caniche à moitié tondu, Hambourg fait une triste figure.
Combien de rues me manquent, et dont la perte m’est bien pénible ! Où est la maison où j’ai reçu et donné les premiers baisers de l’amour ?
Où est l’imprimerie où j’ai fait imprimer les Reisebilder ? Où est la taverne où j’ai avalé mes premières huîtres ?
Et le Dreckwall, où est donc le Dreckwall ? Je le cherche inutilement ! Où est le café nommé Pavillon, où j’ai tant mangé de gâteaux ?
Où est l’Hôtel de Ville où trônaient le sénat et la bourgeoisie ? Tout est devenu la proie des flammes ! La flamme n’a épargné aucun sanctuaire.
Les habitants y songent encore avec effroi, et d’un air mélancolique et en soupirant, ils me racontaient l’épouvantable catastrophe.
« L’incendie prit à la fois de tous côtés ; on ne voyait que feu et fumée. Les tours des églises flambaient et s’écroulaient avec un fracas terrible.
« La vieille Bourse est brûlée, là où se promenaient nos pères et où, pendant des siècles, ils ont fait de bonnes affaires en trafiquant aussi honnêtement que possible.
« La Banque, cette âme d’argent de la ville, et son grand livre où chacun est estimé à sa juste valeur, sont restés intacts, Dieu soit loué !
« Dieu soit loué ! on a fait des collectes pour nous, jusque chez les nations les plus lointaines. C’est une bonne affaire ; la collecte a bien rapporté huit millions !
« De tous les pays l’argent affluait dans nos mains ouvertes. Nous acceptâmes aussi des vivres ; nous ne dédaignions aucune aumône.
« On nous a expédié des vêtements et des lits en quantité, et du pain, de la viande, de la soupe ! Le roi de Prusse voulait même nous envoyer des troupes.
« Le dommage matériel a été réparé. On peut l’estimer à tant. Mais la peur, la peur, personne ne peut nous la payer. »
Pour les consoler, je leur dis : « Mes bonnes gens, il ne faut pas pleurer et vous désoler ainsi. Troie était une bien autre ville, et pourtant il lui fallut brûler !
« Rebâtissez vos maisons, desséchez vos cloaques, procurez-vous de meilleures lois et de meilleures pompes à feu.
« Ne mettez pas trop de piment de Cayenne dans vos potages à la tortue. Vos carpes aussi ne valent rien, vous les faites cuire avec les écailles.
« Des dindes truffées ne vous font pas grand mal ; mais défiez-vous de la malice de l’oiseau qui a pondu son œuf dans la perruque du bourgmestre.
« Quel est ce maudit oiseau ? je n’ai pas besoin de vous le dire. Quand je pense à ce crapaud ailé de Brandebourg, tout mon dîner tourne dans mon estomac. »
Les hommes me parurent encore plus changés que la ville ; ils errent çà et là, si tristes, si affaissés, qu’ils ont l’air de ruines ambulantes.
Ceux qui étaient maigres, sont encore plus minces ; ceux qui étaient gras, sont encore plus replets. Les enfants sont vieux, et les vieux pour la plupart sont tombés en enfance.
Plusieurs que j’ai quittés veaux, sont à l’état de bœuf à présent. Maintes petites dindes d’alors sont devenues de grandes dindes au fier plumage.
Je trouvai la vieille Gudule fardée et parée comme une sirène ; elle a fait l’acquisition de cheveux noirs et d’éblouissantes dents blanches.
L’homme qui s’est le mieux conservé, c’est mon ami le papetier. Ses cheveux sont devenus jaunes et flottent autour de sa tête ; il ressemble à saint Jean-Baptiste.
Je revis aussi mon vieux censeur. Je le rencontrai au milieu du brouillard, tout cassé, sur le marché aux oies. Il paraissait fort abattu.
Nous nous serrâmes les mains ; une larme nagea dans l’œil du bonhomme. Comme il se réjouit de me revoir ! Ce fut une scène touchante.
Je n’ai pas revu tout mon monde des anciens jours. Plus d’un avait quitté cette vallée de misère. Hélas ! mon cher Gumpelino même, je ne l’ai plus rencontré.
La noble créature venait de rendre sa grande âme. C’est maintenant un des séraphins qui planent au pied du trône de l’Éternel.
En vain je cherchai partout l’Adonis bancal qui vendait, par les rues de Hambourg, des tasses et des vases de nuit en porcelaine.
Sarras, le fidèle caniche de mon libraire, est mort. Quelle perte ! Je parie que Campe eût perdu plus volontiers tout un tas d’écrivains !…
La population de l’État de Hambourg consiste, de mémoire d’hommes, en juifs et en chrétiens ; ces derniers n’ont pas non plus l’habitude de donner rien pour rien.
Les chrétiens sont tous des négociants assez solides ; ils aiment également à manger des plats solides, et ils paient exactement leurs lettres de change, même avant le dernier jour de grâce.
Les juifs se divisent pour leur part, en deux partis dissidents ; les anciens vont à la synagogue ; les néo-juifs donnent à l’église où ils vont le nom de temple.
Les néo-juifs sont très éclairés et mangent du porc ; les anciens sont superstitieux, ils ne croient pas au Saint Esprit et détestent le cochon.
J’aime les uns et les autres, — mais je jure par les dieux éternels de l’Olympe, que j’aime encore mieux certains délicieux petits poissons qu’on nomme crevettes fumées.
En tant que république, Hambourg n’a jamais été aussi puissante que Venise et Florence ; mais Hambourg a de meilleures huîtres. Les meilleures sont celles de la taverne de Lorence.
Ce fut un beau soir que celui où je m’y rendis avec Campe. Nous voulions nous mettre en goguette avec des huîtres et du vin du Rhin.
Nous y trouvâmes bonne société ; j’y revis avec joie maints vieux camarades, par exemple Chaussepié, et maints nouveaux frères.
Là était Wille, dont le visage balafré est un album où ses ennemis d’université se sont à tout jamais inscrits en caractères ineffaçables.
Là était Fucks, un païen, un ennemi intime du bon Dieu. Il ne croit qu’en Hegel, et peut-être encore à la Vénus de Canova.
Campe était l’amphitryon ; il souriait de joie, son œil rayonnait d’extase, comme une madone transfigurée.
Je mangeai et je bus avec grand appétit, et je disais en mon âme : Campe est vraiment un grand homme, c’est la fleur des éditeurs.
Un autre éditeur m’eût peut-être laissé mourir de faim, mais lui, il me donne même à boire ; je ne le quitterai jamais.
Je remercie Dieu dans le ciel qui a créé le jus de la treille, et qui pour éditeur m’a donné Julius Campe ici-bas.
Je remercie Dieu dans le ciel qui, par son fiat tout-puissant, a créé les huîtres dans la mer et le vin du Rhin sur la terre.
Lui qui fait croître les citrons pour arroser les huîtres. Laisse-moi seulement, ô Père ! bien digérer cette nuit.
Le vin du Rhin me rend tendre, et chasse de ma poitrine tous soucis, il y infuse l’amour de toute l’humanité.
Il me faut alors quitter la salle et flâner dans la rue. L’âme cherche une âme et épie les robes blanches et légères.
Dans de pareils moments, je déborde de tendresse et de désir. Les chats me semblent tous gris, les femmes me semblent toutes des Hélènes.
Et lorsque je fus à la rue Drehbahn, je vis à la lueur de la lune une femme de haute stature, une femme aux appas merveilleusement développés.
Son visage était rond et frais, ses yeux comme des turquoises, les joues comme des roses, sa bouche comme des cerises, et le nez aussi un peu rouge.
Sa tête était coiffée d’un bonnet de lin blanc et empesé, plissé en forme de couronne murale avec des tourelles et des créneaux dentelés.
Elle portait une tunique blanche qui lui descendait jusqu’aux mollets. Et quels mollets ! Ses jambes ressemblaient à deux colonnes doriques.
Ses traits avaient une expression banale et même des plus vulgaires, mais son derrière, d’une étendue démesurée, annonçait un être surhumain.
Elle s’avança vers moi, et me dit : « Sois le bienvenu aux bords de l’Elbe, après treize ans d’absence. Je le vois, tu es toujours le même.
« Tu cherches peut-être ces âmes aimantes que tu as rencontrées si souvent dans ces aimables parages ?
« La vie les a dévorées, la vie, ce tourbillon vorace, cette hydre aux cent têtes. Tu ne retrouves plus le beau temps d’autrefois et tes belles contemporaines !
« Tu ne retrouves plus ces douces fleurs que ton jeune cœur divinisait. Elles ont fleuri ici ; maintenant elles sont flétries, et la tempête les a effeuillées.
« Se faner, s’effeuiller, être foulé aux pieds de l’impitoyable destinée, mon ami, tel est le sort de tout ce qui est beau et aimé sur la terre. »
— « Qui es-tu ? m’écriai-je, tu me considères comme un rêve des anciens jours. Où demeures-tu, femme majestueuse, ne puis-je pas t’accompagner ? »
La femme se prit à sourire et dit : — « Tu te trompes, je suis une personne morale, décente et bien élevée ; tu te trompes, je ne suis pas ce que tu penses.
« Je ne suis pas une de ces petites demoiselles, une de ces lorettes parisiennes ; car, apprends-le, je suis Hammonia, la déesse protectrice de Hambourg.
« Tu t’étonnes et tu t’effrayes à la fois, poète si courageux d’ordinaire ; — veux-tu m’accompagner maintenant ? Eh bien, ne tarde pas davantage ! »
Je partis d’un éclat de rire, et m’écriai : — « Je te suis sur-le-champ ; marche en avant, je te suis, dusses-tu me mener en enfer ! »
Comment je fis pour arriver au haut de l’étroit escalier, c’est ce que je ne saurais dire. Peut-être des esprits invisibles m’y ont-ils transporté.
Là, dans la chambrette d’Hammonia, les heures s’écoulèrent rapidement. La déesse m’avoua les sentiments sympathiques qu’elle avait toujours eus pour moi.
« Vois-tu, me dit-elle, autrefois celui que j’aimai le plus, fut le poète qui chanta le Rédempteur sur sa pieuse lyre.
« Là, sur ma commode, est encore le buste de mon cher Klopstock ; mais, depuis longtemps, il ne me sert que pour accrocher mes bonnets.
« Tu es maintenant mon auteur favori, ton image est suspendue à la tête de mon lit. Regarde ! une fraîche couronne de lauriers entoure le cadre du portrait adoré.
« Seulement, tu as étrillé trop souvent mes enfants bien-aimés, les Hambourgeois, et je dois t’avouer que ces sarcasmes m’ont profondément blessée. Que cela n’arrive plus !
« Le temps, je l’espère, t’a guéri de cette mauvaise habitude, et t’a donné, même envers les sots, une plus grande tolérance.
« Mais parle ! D’où te vint la pensée de venir dans ces régions du nord en cette saison ? le temps est déjà à l’hiver. »
— « Oh ! ma déesse ! lui répliquai-je, il repose tout au fond du cœur humain bien des pensées qui s’éveillent souvent mal à propos.
« Extérieurement j’étais assez heureux, mais intérieurement je me sentis le cœur serré, et ce serrement de cœur croissait de jour en jour ; j’avais le mal du pays.
« Cet air de France, ordinairement si léger, commençait à me peser ; il me fallait respirer l’atmosphère de l’Allemagne pour ne pas étouffer.
« Je regrettais la senteur de la tourbe de nos poêles allemands, je désirais humer l’odeur du tabac de nos pipes allemandes ; mon pied tremblait d’impatience de fouler le sol natal.
« La nuit, je soupirais et j’éprouvais un ardent désir de revoir la pauvre vieille qui demeure non loin du Dammthor ; ma sœur Charlotte demeure tout près.
« Et j’ai soupiré plus d’une fois en pensant à ce noble vieillard qui m’a toujours si vertement tancé.
« Je voulais entendre encore de sa bouche ces mots de : grand imbécile ! qui m’ont toujours résonné dans le cœur comme une douce musique.
« J’avais besoin de revoir la blanche fumée qui s’élève des cheminées allemandes, de marcher sur les bruyères de la basse Saxe et dans ses bois de sapins ;
« J’avais besoin de revoir même ces stations de douleur où j’ai traîné, couronné d’épines, la croix de ma jeunesse.
« Je voulais pleurer encore où j’ai pleuré jadis, où jadis ont coulé mes larmes les plus amères. Je crois que l’on nomme amour de la patrie ce fou désir.
« Je n’aime pas à en parler ; ce n’est au fond qu’une maladie. Mon cœur pudique cache toujours sa blessure à la foule.
« Je hais ce tas de gueux qui, pour émouvoir les masses en leur faveur, étalent sur les places publiques toutes les plaies, tous les ulcères puants de leur patriotisme.
« Ce ne sont que d’éhontés mendiants ! La charité, messieurs et mesdames ! Ils veulent avoir l’aumône. — Un sou de popularité à Menzel et à ses Souabes !
« Ô ma déesse ! tu m’as trouvé aujourd’hui dans une disposition sentimentale ; j’ai le vin tendre. Je suis un peu malade, mais cette maladie ne durera guère longtemps, et je serai bientôt guéri.
« Oui, je suis malade, et tu pourrais me ranimer grandement le cœur avec une bonne tasse de thé ; tu y mettras du rhum. »
La déesse m’a fait du thé, en y mêlant du rhum. Pour elle, elle a bu le rhum sans le moindre thé.
Elle appuya sa tête sur mon épaule (sa couronne murale, son bonnet, en fut même un peu chiffonné), et elle me dit doucement :
— « J’ai pensé souvent avec terreur que tu vis seul, livré à toi-même, dans Paris, cette ville immorale et perverse, au milieu de tous ces frivoles Français.
« Tu flânes là, et tu n’as pas seulement à tes côtés un brave éditeur allemand pour te conduire et t’avertir en Mentor.
« Et la tentation est si grande dans ce pays, il y a là tant de sylphides aussi malsaines que légères ; on y perd vite la paix de l’âme.
« N’y retourne pas, reste avec nous ; ici il y a encore de la vertu et des mœurs ; cependant nous nous donnons en cachette de bien doux plaisirs.
« Reste au milieu de nous en Allemagne, tu t’y plairas mieux qu’autrefois. Nous progressons, et certainement le progrès évident t’a frappé toi-même.
« La censure aussi n’est plus si sévère ; Hoffmann se fait vieux et facile, il ne biffera plus les plus beaux passages de tes Reisebilder avec un emportement juvénile.
« Toi-même tu deviens vieux et facile maintenant, tu te feras à bien des choses ; même le passé, tu le verras sous un meilleur jour.
« On exagérait quand on parlait du malheureux sort de l’Allemagne ; on pouvait échapper à l’esclavage, comme jadis à Rome, par le suicide.
« Le peuple jouissait de la liberté de penser ; cette liberté existait pour les masses, et la répression par la censure ne frappait que le petit nombre de ceux qui faisaient imprimer leurs idées.
« Jamais l’arbitraire ne régna tout à fait, jamais on n’enleva sans jugement la cocarde nationale, même au plus dangereux démagogue.
« Jamais l’Allemagne n’en vint aux extrémités de la misère, malgré toute la rigueur des temps. Crois-moi, jamais personne n’est mort de faim dans une prison allemande.
« Le temps passé avait bien ses mérites et son charme ; on y voyait s’épanouir les douces fleurs de la foi et du dévouement ; maintenant c’est le règne du doute, de la négation.
« La liberté pratique finira par anéantir l’idéal que nous avons dans le cœur. C’est un rêve pur comme celui des lis, et qui se flétrit dans les clameurs démocratiques.
« Notre belle poésie aussi va s’éteindre, elle est même déjà un peu éteinte.
« Nos enfants auront de quoi boire et manger, mais ce ne sera pas dans le calme de la vie contemplative. J’entends gronder le drame terrible qui se prépare. L’idylle est finie.
« Oh ! si tu pouvais garder le silence, je t’ouvrirais le livre de la destinée, je te ferais voir l’avenir dans mon miroir magique.
« Ce que je n’ai jamais montré à aucun mortel, je te le montrerais, l’avenir de ta patrie. Mais hélas ! tu es bavard et ne peux garder le silence. »
— « Seigneur Dieu, ma déesse ! m’écriai-je plein d’enthousiasme, ce serait mon plus grand bonheur. Laisse-moi voir l’Allemagne de l’avenir, je suis un homme à garder le secret.
« Je veux bien te faire tous les serments que tu voudras pour t’assurer de ma discrétion. Parle ! comment et en quel nom dois-je jurer ? »
La déesse reprit : — « Jure-moi à la façon du père Abraham, comme il le fit faire à Éliézer, quand celui-ci se mit en voyage pour trouver une femme à Isaac, le fils de son maître.
« Lève ma tunique, pose ta main sur mes hanches, et jure-moi d’être discret et de ne jamais, ni par tes paroles ni par tes écrits, divulguer ce que tu auras vu. »
Quel moment solennel ! Je me sentis transporté dans les temps primitifs, lorsque je fis ce serment d’après l’antique usage des patriarches.
Je levai la tunique de la déesse, et je mis la main sur ses hanches, en lui jurant d’être discret et de ne jamais, ni par mes paroles ni par mes écrits, divulguer ce que j’aurais vu.
Les joues de la déesse étaient enflammées. Je crois que le rhum lui montait à la tête et gagnait la couronne, et elle me dit d’un ton mélancolique :
— « Je commence à vieillir ; je suis née le jour de la fondation de Hambourg. Ma mère était la reine des harengs, ici, à l’embouchure de l’Elbe.
» Mon père tut un grand monarque ; on le nommait Charlemagne. Il était encore plus puissant et même plus habile que Frédéric le Grand, roi de Prusse.
» Le trône où il s’assit le jour de son couronnement est à Aix-la-Chapelle. Celui dont il se servait la nuit, ma mère, ma bonne mère en hérita.
» Ma mère me le donna en mourant. C’est un meuble de peu d’apparence, mais pourtant Rothschild m’offrirait tout son or, que je ne m’en déssaisirais point.
» Le vois-tu ? C’est dans ce coin qu’est le vieux siége. Le cuir du dos en est déchiré, et les coussins ont été rongés par les teignes.
» Mais va ! lève le coussin qui couvre le siége vénérable, tu verras une ouverture en forme de cercle, et au fond une sorte de chaudière.
» C’est une chaudière enchantée où s’amalgament les sucs magiques, et si tu fourres la tête dans l’ouverture, tu verras l’avenir.
» Tu verras l’avenir de l’Allemagne sous de flottantes figures ; mais ne t’effraie pas si parfois de ce chaos des miasmes fatals s’élèvent jusqu’à toi. »
C’est ainsi que parla Hammonia, et elle sourit d’un étrange sourire. Mais je ne me laissai pas intimider. Plein de curiosité, je me dépêchai de fourrer la tête dans cette terrible ouverture.
Ce que j’ai vu, je ne le révélerai pas. J’ai juré de me taire. À peine m’est-il permis de dire, ô Dieu ! ce que j’ai senti.
Je pense encore avec dégoût aux nausées que me donnaient les maudites odeurs de ce maudit avenir ; c’était comme un mélange de vieille choucroûte et de cuir de Russie.
Quelle horreur, ô mon Dieu, que les parfums qui s’élevèrent ! C’était comme si l’on eût vidé à la fois, les trente-six fosses qui forment la Confédération Germanique.
Je sais bien ce que dit jadis Saint-Just, au Comité de Salut public. Ce n’est pas avec du musc et de l’eau de rose que l’on peut guérir la grande maladie sociale.
Mais cependant, ce parfum d’avenir allemand était plus fort que tout ce que mon nez avait jamais pressenti ; je ne pus le supporter plus longtemps.
Je perdis connaissance, et lorsque je rouvris les yeux, j’étais encore auprès de la déesse qui appuyait ma tête sur sa large poitrine.
Son œil étincelait, sa bouche était en feu, ses narines se gonflaient. Comme une bacchante, elle prit le poète dans ses bras, et se mit à chanter avec une extase sauvage :
« Reste avec moi à Hambourg, je t’aime, nous boirons le vin, nous mangerons les huîtres du présent, et nous oublierons le sombre avenir.
« Remets le couvercle ! Que nulle odeur fétide ne vienne troubler notre joie ! Je t’aime comme jamais femme n’aima un poète allemand.
« Je t’embrasse, et je sens ton génie me verser la coupe de l’enthousiasme. Un étrange enivrement s’est emparé de mon âme.
« Qu’est-ce que j’entends chanter ? Ce sont les veilleurs de la cité ; il nous chantent notre épithalame, c’est la musique de la nuit nuptiale, ô doux compagnon de mon ivresse ! »
« Les gens de la noce arrivent déjà. Maintenant vont défiler les prévôts de la ville, armés de cierges allumés. Ils dansent gravement la danse des flambeaux. Ils sautent, ils bondissent, ils chancellent.
« Voici le haut et puissant sénat, voici le conseil des anciens ; le bourgmestre tousse, crache, et veut prononcer un discours.
« Voici, en brillant uniforme, le corps diplomatique. Il vient nous féliciter avec réserve au nom des États limitrophes.
« Voici la députation ecclésiastique, les rabbins et les pasteurs. Mais hélas ! voici Hoffmann aussi avec ses ciseaux de censeur !
« Les ciseaux bruissent dans sa main ; furieux, il se jette sur toi. Il taille dans le vif. — Hélas ! c’était le meilleur morceau ! »
Ce qui se passa encore dans cette nuit d’enchantements, je vous le raconterai une autre fois à une meilleure époque, aux beaux jours de l’été.
Heureusement la vieille race de l’hypocrisie s’en va de plus en plus. Dieu soit loué ! elle descend lentement au tombeau, elle meurt empoisonnée du venin de ses propres mensonges.
L’été sera beau. Une nouvelle génération s’élève, toute sans fard et sans péché, aux pensées libres, aux plaisirs libres. C’est à elle que je dirai tout.
Déjà bourgeonne la jeunesse qui comprend la fierté et les bienfaits du poète, et qui s’échauffe au soleil de son âme.
Mon cœur est aimant comme la lumière ; il est pur et chaste comme le feu. Les grâces les plus nobles ont accordé ma lyre.
C’est la même lyre que fit autrefois résonner mon père, Aristophane, le favori des Muses.
C’est la même lyre sur laquelle il chanta jadis Paisteteros qui aima Basileia, et s’éleva avec elle dans les airs.
J’ai cherché dans le dernier chapitre de mon poème à imiter un peu la fin des Oiseaux, qui sont certainement la meilleure de toutes les pièces de feu mon père.
Les Grenouilles sont aussi parfaites ; on les joue maintenant en allemand sur le théâtre de Berlin, au grand amusement du roi.
Le roi aime la pièce ; cela prouve son bon goût antique. Le vieux roi défunt s’amusait bien plus aux coassements des grenouilles modernes.
Le roi aime la pièce. Cependant si l’auteur était encore en vie, je ne lui conseillerais pas de se rendre en personne à Berlin, pour assister à la représentation de sa comédie.
L’Aristophane en chair et en os passerait un mauvais quart d’heure, le pauvre ami ! Nous le verrions bientôt accompagné de chœurs de gendarmes.
La populace aurait bientôt la permission de l’insulter au lieu de l’applaudir. Sa Majesté le roi ferait empoigner, par ses argousins, le pauvre Aristophane.
Ô roi, je ne te veux pas de mal, je veux te donner seulement un bon conseil. Vénère les poètes morts ; mais aie quelques égards pour ceux qui vivent.
N’offense pas les poètes vivants. Ils ont des flammes et des traits qui sont plus redoutables que la foudre de ce Jupiter qui a été créé lui-même par les poètes.
Offense les dieux anciens et nouveaux, toute la clique de l’Olympe, et le tout puissant Dieu de la Bible par dessus le marché ; mais n’offense pas les poètes.
Les Dieux punissent certes bien durement les méfaits des humains ; le feu de l’enfer est pas mal brûlant, on y droit frire et rôtir.
Pourtant il y a des saints dont les prières délivrent le pécheur. Par des dons aux églises, par des messes, on peut acquérir une puissante intercession.
Et à la fin des jours, le Christ descendra et brisera les portes de l’enfer, et bien qu’il rende un jugement sévère, plus d’un gaillard en réchappera.
Mais il y a des enfers d’où la délivrance est impossible ; là nulle prière ne vient en aide, là est impuissante la miséricorde du Sauveur du monde.
Ne connais-tu pas l’enfer du Dante, ces terribles terzines ? Celui que le poète y a emprisonné, celui-là, nul Dieu ne peut le sauver.
Nul Dieu, nul rédempteur ne le délivrera de ces flammes rimées ! Prends garde, roi de Prusse, que nous ne te condamnions à un pareil enfer !
STROPHES SUPPLÉMENTAIRES
La grande tempête s’est calmée, et tout rentre dans la quiétude primitive du pays ; Germania, la grande enfant, se réjouit de nouveau de ses arbres de Noël.
Nous nous remettons à faire de la vie de famille, — ce qui dépasse cette félicité domestique, est un mal. L’hirondelle de la paix revient et se niche, comme auparavant, sous le toit de la maison.
La forêt et le fleuve reposent dans une tranquillité sentimentale, éclairés par la douce lumière de la lune ; de temps à autre seulement un coup part. — Est-ce un coup de feu ? C’est peut-être un de nos amis qu’on vient de fusiller.
Peut-être a-t-on rencontré cette tête exaltée les armes à la main — (tout le monde n’a pas autant d’esprit que notre confrère Horace, qui a pris si vaillamment la fuite).
Encore des coups. C’est peut-être une fête, un feu d’artifice pour l’anniversaire de Gœthe. Ou sont-ce des fusées qui saluent la résurrection de mademoiselle Sontag ? Elle sort de sa tombe de vingt ans, et avec elle revient toute la vieille musique.
Le piano résonne. — Voilà aussi Liszt qui revient, le chevalier Franz Liszt ; il vit, il n’est pas étendu sanglant sur un champ de bataille de la Hongrie ; ni un Russe, ni un Croate ne l’a tué.
Le dernier boulevard de la liberté vient de crouler, et la Hongrie verse sa dernière goutte de sang. — Mais le chevalier Franz est resté sain et sauf ; il se porte bien, lui et son sabre d’honneur ; le sabre est serré dans sa commode.
Franz vit, il vivra longtemps, et, vénérable vieillard, il racontera à ses petits-fils les grands faits et gestes de la guerre de Hongrie. — C’est ainsi, dira-t-il avec sir John Falstaff, c’est ainsi que je fis la passe et que je maniai mon sabre.
Quand ce nom de Hongrie frappe mon oreille, mon gilet de flanelle allemand me devient trop étroit ; c’est comme si une mer s’agitait au-dessous, et je crois entendre le son des clairons.
Dans mon cœur résonnent de nouveau les exploits légendaires oubliés depuis si longtemps, le chant bardé de fer des vieux chants, le chant de la ruine des Nibelungen.
C’est le même labeur héroïque, ce sont les mêmes histoires de héros ; les hommes sont les mêmes, seulement les noms sont changés.
Leur sort est le même aussi. Quelque fièrement que flottent les joyeux étendards, le héros, selon la vieille coutume, doit succomber sous les forces brutales des brutes.
Et cette fois, le taureau a même fait une alliance avec l’ours. — Vous tombez, Magyars, mais consolez-vous, nous autres Allemands, nous avons bu une honte plus amère.
Du moins, ce sont des animaux tant soit peu respectables qui vous ont surmontés honnêtement ; mais nous passons sous le joug de loups, de pourceaux et de chiens vulgaires.
Cela hurle, grogne et aboie ; le rouge me monte au front quand je pense quels animaux sont nos vainqueurs ! — Mais silence, ô poète, ces pensées t’excitent ; tu es malade, et te taire vaudrait mieux pour ta santé.